Notes et impressions d’une parisienne/32

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Une Matinée chez Ranavalo



IMPRESSIONS D’UNE « PREMIÈRE » FLEURISTE


Juin 1901.


Qqu’on me permette tout d’abord de faire en toute sincérité mon « mea-culpa » professionnel.

Une des lois que je me suis toujours imposée, c’est de ne jamais emprunter une fausse personnalité pour capter la confiance de ceux ou de celles que je désire entretenir ; pour la première fois, tout à fait exceptionnellement, j’ai transgressé cette règle. Depuis son arrivée en France je voulais voir la reine Ranavalo, parler librement avec elle, vivre quelques instants sa vie intime.

Ce n’était point certes pour surprendre des confidences politiques qui n’existent pas ; en pareille matière les secrets administratifs sont des secrets de polichinelle ; ce n’était pas davantage pour enregistrer des regrets qu’on devine aisément, mais que la reine déchue n’exprime jamais. J’avais seulement le grand désir de converser avec l’ex-souveraine, de recueillir ses impressions de femme sur Paris et sur les Parisiennes, qu’elle entrevoit entre deux courses rapides, conduite par des fonctionnaires zélés. Naturellement j’avais demandé au ministre des Colonies l’autorisation de voir sa prisonnière ; celui-ci, avec une courtoisie déférante à laquelle je m’empresse de rendre hommage, voulut bien. me faire connaître les raisons tout administratives qui s’opposaient à mon vœu.

Cette résistance polie, mais irréductible, ne fit qu’augmenter mon envie de parler à la reine Ranavalo sans témoins.

C’est alors que je me résignai à l’emploi d’un subterfuge, bien inoffensif en somme.

Pour une matinée, j’empruntai la personnalité de « première » d’une des principales maisons de fleurs artificielles de Paris, qui me confia quelques parures de soirée.

Accompagnée d’un trottin chargé de cartons blancs, je m’acheminai vers la rue Pauquet.

J’allais donc enfin voir si tout ce qu’on racontait depuis l’arrivée de la reine à Paris sur son installation était vrai. Je dois avouer que j’ai assisté à un spectacle peu ordinaire, qui m’a rappelé certains chapitres des Rois en exil, où Alphonse Daudet nous montre ses souverains déchus en butte aux tracasseries d’une misère à peine déguisée.

En fait de mystères je n’ai constaté que ceux de la ladrerie administrative.

Il est huit heures et demie lorsque j’arrive au no 28 de la rue Pauquet. Le concierge de l’immeuble, occupé à nettoyer, jette de grands seaux d’eau dans la cour, il n’accorde aucune attention à mon entrée, et je grimpe dignement l’escalier, suivie du jeune trottin.

La reine occupe un appartement au premier étage. L’aspect de l’escalier est assez bon, il y a même, je crois, un ascenseur. Je sonne. La porte s’ouvre, et une jeune femme de chambre à la physionomie ouverte et aimable se tient dans l’embrasure.

— C’est bien ici que demeure la reine Ranavalo ?

— Oui, madame.

— Je désirerais voir la gouvernante de la reine, Mme Delpeux.

J’ai donné le nom de la majordome, supposant qu’il serait plus facile de gagner tout d’abord sa confiance.

La petite bonne disparaît et revient bientôt. accompagnée par une femme d’une cinquantaine d’années, habillée très simplement d’un peignoir à grand carreaux en coton de Vichy, un peignoir à 4 fr. 95.

La pauvre reine ne fait pas de folies, et pour cause, comme vous le verrez tout à l’heure, pour vêtir la personne qui vit continuellement avec elle.

En voyant les cartons blancs, Mme Delpeux les repousse d’un geste un peu triste :

— Oh ! inutile de montrer ça à ces dames, ce serait leur donner du regret, ces dames n’achètent rien. Elles n’ont pas d’argent.

— Mais je ne viens pas pour proposer un achat, répliqué-je vivement. C’est un cadeau que j’apporte à Sa Majesté.

— En ce cas, c’est gentil, fait la gouvernante ; la pauvre petite reine va être bien contente.

Je m’empresse d’ouvrir les boîtes de fleurs pour que la vue des parures, qui sont fort belles, impressionne Mme Delpeux, afin que Ranavalo, qui est encore couchée, séduite par le récit que va lui faire tout à l’heure sa dame de confiance, consente à se lever bien vite pour me recevoir.

Mme Delpeux admire, lorgne même certain piquet de corsage qu’avec mon meilleur sourire je la prie d’accepter. On me laisse seule quelques instants, puis la gouvernante revient.

— La reine est terriblement fatiguée, elle est rentrée tard hier de sa promenade à Fontainebleau, mais elle va passer un peignoir, et si vous voulez attendre…

Si je veux ! mais je crois bien que je veux, j’attendrais une heure s’il le fallait.

La maison reprend sa vie accoutumée : on ne se gêne pas pour une employée de magasin. La femme de chambre balaye, époussette, fait le ménage, et dans la cuisine la cuisinière casse son bois pour allumer son fourneau. Mme Delpeux retourne dans la salle à manger, où son petit déjeuner est servi.

Je jette un coup d’œil sur le vestibule, où j’ai déposé mes cartons. C’est une pièce claire meublée d’un buffet vitré et d’un bureau de chêne, sur lequel on a mis comme ornement (!) un palmier artificiel, si fatigué, si déteint, que le trottin qui m’accompagne n’en voudrait même pas pour sa mansarde.

La voix de Mme Delpeux s’élève :

— Eugénie, dites à Françoise de venir me trouver.

Eugénie est la femme de chambre qui m’a ouvert tout à l’heure ; la reine l’a amenée d’Alger ; Françoise est la cuisinière prise à Paris.

La corpulente Françoise traverse dignement le couloir de dégagement qui va de sa cuisine à la salle à manger ; les deux femmes discutent le menu du déjeuner.

Oh ! ce menu, et surtout cette discussion portant toute sur la chèreté des denrées.

Le budget de la reine est bien maigre, à ce qu’il paraît.

— Françoise, commence Mme Delpeux, il va venir ce matin un monsieur, un ami de la reine. Sa Majesté fera tout son possible pour le retenir à déjeuner, et je pense qu’il acceptera. Qu’allez-vous faire ?

L’omnipotente Françoise réfléchit un instant :

— Des bouchées, déclare-t-elle. Puis des rognons sautés.

— On en mange bien souvent, puis les rognons ressembleraient trop à la garniture des bouchées. Si nous pouvions avoir un poisson, mais il faudrait un poisson pas trop cher.

— Je pourrais faire du colin, dit Françoise.

— Ce n’est guère distingué, objecte Mme Delpeux. Des soles ! Mais c’est cher sans doute ? Je n’en prendrai qu’une, et avec une sauce avantageuse…

— Oui, c’est cela. Après il faudrait un rôti, quelque chose au four.

— Un morceau de filet ?

— Du filet ! se récrie Mme Delpeux, qui pense à ce que le filet coûtera.

— Du faux filet, rectifie Françoise.

— Oui, un petit rôti. Et comme fruits ?

— Il y a beaucoup de cerises en ce moment, déclare la cuisinière.

— Va pour des cerises.

Finalement, après quelques hésitations, on se décide à ajouter une livre de fraises.

Voilà le menu, laborieusement établi et bien sagement composé en vue de grands principes d’économie, d’un déjeuner de la reine lorsqu’elle invite un de ses amis à sa table.

Vraiment la gêne dans laquelle l’ex-souveraine se débat est attristante.

Une porte s’ouvre, un pas menu glisse, c’est la reine. Elle n’est pas habillée ; en hâte elle a passé un peignoir, un pauvre modeste peignoir de flanelle rose, garni au col d’une dentelle écrue, une de ces confections cotées 19 fr. 95.

Gentiment, elle s’excuse de sa tenue.

— Très fatiguée, fait-elle de sa voix zézayante, pas pu lever bonne heure.

L’ex-petite souveraine malgache dit vrai, ses traits sont tirés ; elle paraît avoir peine à se tenir sur les jambes.

Cependant, à la vue des cartons de fleurs que j’ai fait apporter dans le salon, ses yeux s’illuminent. Elle a un mouvement de joie bien féminin.

— Oh ! que c’est zoli ! s’écrie-t-elle joignant les mains.

— Majesté, ce sont des parures de bal. Tout ce qu’il y a de plus nouveau, à la dernière mode.

— La dernière mode ! répète-t-elle avec admiration.

Une à une, avec des gestes délicats, d’infinies précautions, la reine examine les guirlandes que je pose sur son peignoir. Entrant de mon mieux dans la peau de mon personnage, je lui explique comment on pose ces garnitures, j’épingle dans ses cheveux légèrement crépus le piquet de coiffure.

— Oh ! dit-elle, avec une petite moue coquette, mal peignée pour bien voir.

Les fleurs que j’ai apportées sont vraiment fort belles, la nature a été imitée avec une perfection incroyable.

Ces parures, de gros bouquets de corsage avec traînes retombant à mi-jupe, sont au nombre de trois.

L’une est en roses jaunes dites Maréchal Niel, avec feuillages à revers argentés ; l’autre est en roses de France, avec de longues tiges souples qui supportent des boutons et des cœurs de roses effeuillées. Enfin la troisième parure est une guirlande d’aristoloches, cette délicate plante grimpante qui s’épanouit en étoiles mauves dans un feuillage vert foncé ! Mes aristoloches sont superbes, de plusieurs tons, allant du violet au mauve rosé.

Cette parure est assurément la plus jolie et la plus nouvelle. Je le fais remarquer à la reine.

— Oui, dit-elle en examinant de près, fleurs belles, mais couleur bonne pour aller sur robe pareille nuance. Roses-là aller avec tout.

Elle désigne la guirlande de roses de France.

Je l’épingle sur son peignoir et je glisse dans sa chevelure le piquet assorti.

Une glace, un petit miroir appendu à l’un des murs et qui constitue toute la décoration du salon, réfléchit l’image de la reine.

Elle sourit et témoigne une joie d’enfant. Ses yeux brillent, sa physionomie, qui paraît vraiment bonne, est tout illuminée.

— Trop zoli ! trop zoli ! répète-t-elle charmée.

Soudain, une inquiétude passe sur son front, elle ne rit plus ; se tournant vers Mme Delpeux, elle prononce rapidement quelques mots en langue malgache.

Mais la gouvernante, qui paraît avoir pour Ranavalo une réelle affection, s’empresse de la rassurer.

— Non, Majesté, non, on vous le donne, c’est un cadeau.

Le petit visage brun se rassérène.

La reine me regarde avec reconnaissance.

— Voudrais dire merci, comme peux…

Les mots paraissent manquer à la reine, qui reprend avec Mme Delpeux une courte conversation. La gouvernante traduit aussitôt.

— La reine me prie d’être son interprète pour remercier en son nom la maison de fleurs qui a eu la bonté de lui envoyer cette belle parure.

— Oui, oui, ça, fait la reine, qui écoute et approuve de la tête les paroles de sa femme de confiance.

Pour prolonger un peu ma visite, je m’attarde à enfermer mes guirlandes, je lance quelques interrogations, je parle de Paris.

— La reine est-elle contente d’avoir vu notre ville ? comment la trouve-t-elle ?

— Paris ! répète Ranavalo, oh ! zoli ! tout… tout…

— Et les Parisiennes ?

— Les Parisiennes ! oh ! si belles toilettes !

Ce sont plus les robes que la beauté du visage qui ont frappé l’ex-souveraine de Madagascar.

Pour obtenir de la reine quelques autres impressions, je lui parle de nos grands magasins, où l’on trouve de si jolies fanfreluches, si tentantes occasions.

— Oui, fait-elle assez triste, beaucoup de choses qui plaisent.

— Sa Majesté a gros cœur de ne pouvoir rien acheter, explique Mme Delpeux ; elle et sa tante ne veulent plus aller dans les magasins, ça leur fait trop de peine de n’avoir que la vue de tant de bibelots et de colifichets…

La petite souveraine a un geste résigné.

— Heureusement, reprend la majordome, la reine a reçu quelques cadeaux.

— Robe blanche, interrompt Ranavalo.

— Oui, c’est l’ancien tailleur de Sa Majesté, qui, se souvenant des jours heureux où il expédiait au Palais d’argent des toilettes de deux et trois mille francs, a tenu à offrir un costume blanc à son ancienne cliente. D’autres fournisseurs ont agi comme lui.

La pauvre Ranavalo, qui est décidément bien fatiguée, se retire pour aller s’étendre sur son lit.

— Vous allez au Petit Palais cet après-midi, lui dis-je au moment où elle me quitte en me remerciant encore de sa voix chantante d’oiseau.

— Petit Palais, oh ! non, fait-elle avec ennui. Déjà vu deux fois, et si lasse…

Elle y a été cependant. On avait annoncé dans les journaux qu’elle s’y rendrait. Sans volonté, elle a obéi au programme dressé en dehors d’elle, avec son éternel sourire d’enfant bien sage.

Comme la reine s’éloigne, une des portes donnant sur le salon s’entre-bâille ; une tête crépue se montre timidement. C’est la tante, Ranamazindrana, qui vient de se lever.

Elle a la migraine et réclame de l’antipyrine. En apercevant les fleurs que j’achève de remettre dans les cartons, elle s’enhardit et s’avance hypnotisée par les parures.

— Cher ? fait-elle avec inquiétude.

Toujours le même mot comme un leitmotiv. Mme Delpeux doit recommencer ses explications.

— Ce n’est pas un achat, c’est cadeau.

La tante admire alors sans réserve ; ses yeux sont pleins de désirs. Elle s’accommoderait bien de la parure mauve, voire même des roses jaunes. Elle a un petit soupir de regret lorsqu’elle me voit refermer les boîtes de fleurs.

— Rien pouvoir acheter, murmure-t-elle. Mais bien avoir offert à Ranavalo. Remerciements, remerciements.

— Dire qu’elle avait des millions, celle-là, et qu’aujourd’hui elle ne peut même pas se payer une fantaisie, murmure rageusement la gouvernante.

Au moment de me retirer je jette un coup d’œil vers la chambre où vient de disparaître la reine. Par la porte entr’ouverte j’aperçois la table de toilette garnie de rideaux de mousseline, le broc et le seau hygiénique.

— Oui, gémit Mme Delpeux, nous n’avons même pas de cabinet de toilette, et, faute de portemanteaux, les robes de la reine restent dans les malles ou sont étalées sur les chaises. La reine ne se plaint jamais, c’est un vrai mouton, mais elle est bien triste et bien désappointée tout de même.

Mes cartons refermés, le trottin qui m’accompagne reprend son léger fardeau, et je quitte la gouvernante, qui tient encore à remercier.

— Avez-vous vu, madame, me dit la jeune ouvrière, qui a regardé de tous ses yeux, je vous assure, avez-vous vu la chambre près du vestibule ? Un petit domestique y dormait encore, couché dans un lit de sangle.

Je souris.

Le petit domestique dormant dans le lit de sangle, c’est Marie-Louise, la nièce de Ranavalo.

Aussi je n’ai plus aucune gêne en songeant au subterfuge que je viens d’employer, puisqu’il m’a permis, au moins pour une matinée, de donner un peu de bonheur à la pauvre petite souveraine déchue, qui doit bien souvent voir passer devant ses yeux la vision de son somptueux Palais d’argent