Notes et impressions d’une parisienne/33

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Une Reine de Théâtre


26 juillet 1901.



Reine du jour, certes, elle l’est bien, cette jeune lauréate du Conservatoire à qui l’on pourrait appliquer les vers classiques :

Je suis jeune, il est vrai, mais… aux âmes bien nées
La valeur n’attend pas le nombre des années.

Toute blonde, blanche et rose, des yeux de ciel, une taille de roseau, telle est Mlle Piérat, qui vient de remporter son premier prix de comédie dans une scène du Mariage de Victorine.

Inconnue hier, son nom vole tout à coup de bouche en bouche, les journalistes se précipitent chez elle pour l’interviewer, les dessinateurs pour croquer sa silhouette ; demain les photographes réclameront comme une faveur la permission de la placer devant leur objectif.

C’est la notoriété… presque la gloire.

— Hélas ! C’est bien ce qui m’effraie, me dit la mère, qui rayonne de bonheur, mais qu’une nuance d’inquiétude oppresse.

— Cependant, ne puis-je m’empêcher d’observer, cette carrière n’a rien de si terrible, et les bravos…

Sont mêlés bien de douleurs, à bien de larmes, j’en sais quelque chose, et c’est pour cela que j’ai peur…

Mme Piérat est, en effet, une ancienne pensionnaire de l’Odéon ; elle aussi passa par le Conservatoire, elle connut ces joies du début que l’avenir parfois ne ratifie pas.

J’ai été reçue dans le salon de l’appartement habité par les dames Piérat, un coquet boudoir encombré de bibelots anciens, de biscuits de Sèvres et de bronzes d’art. Un souriant portrait de la mère à seize ans rappelle assez les traits de la jeune fille.

Nullement troublée, l’heureuse lauréate me dit son immense bonheur, mais sans en tirer nulle vanité. Il lui semble tout naturel d’avoir obtenu cette récompense, et elle songe que l’an prochain ce sera le tour d’une autre. Elle ne réfléchit point qu’elle fréquentait depuis un an seulement le Conservatoire, qu’elle n’a pas encore seize ans, et que déjà elle a décroché, il y a quatre mois, le prix Poncin, qui n’avait encore jamais été attribué à une élève de première année.

— Ah ! ce n’était pas ce que je rêvais pour ma fille, ajoute la mère avec un peu de mélancolie. Je ne l’ai jamais quittée, elle a été instruite chez moi, sous mes yeux, par une institutrice d’une grande érudition. Je vais lui faire apprendre toutes sortes d’arts d’agréments, me disais-je, avec cela elle ne s’ennuiera pas. Et voilà qu’un jour, au moment où j’y songeais le moins, elle m’a déclaré qu’elle voulait entrer au théâtre.

— Et vous avez refusé ?

— Non. Je ne me croyais pas ce droit, mais j’ai cherché à gagner du temps. « Soit, ai-je répondu, mais, avant de tenter l’épreuve du Conservatoire, je veux que tu passes ton brevet élémentaire. » Elle en a pour deux ans, me disais-je, et, d’ici-là, qui sait si cette fameuse vocation, ne sera pas envolée ? Ah ! j’avais compté sans ma fille. Elle s’est mise au travail avec acharnement, et, ayant appris qu’on pouvait obtenir une dispense d’âge, bravement elle est allée se faire inscrire, devançant de treize mois le terme réglementaire. Non seulement elle a été reçue, mais encore elle a brillamment subi cet examen.

— Vous étiez vaincue.

— Hélas ! Je mis cependant encore une condition, c’est qu’elle n’auditionnerait qu’une fois. À la première épreuve, elle ne réussit pas, mais à la seconde, dans une scène du Passant, elle obtint tous les suffrages, fut admise à l’unanimité et devint l’élève de M. Féraudy.

« Certes, j’étais loin d’espérer que, moins d’un an après, elle obtiendrait son premier prix. Pauvre chérie !… ajoute la mère avec un soupir.

« C’est beaucoup trop de bruit, voyez-vous, autour d’un début, reprend au bout d’un instant Mme Piérat. Ma fille est une “nature”, comme on dit en argot de coulisses, un tempérament, mais elle n’a pas encore de “métier”, Dieu merci, et qui sait si, dans le théâtre où elle sera engagée, elle pourra travailler, avoir des rôles à sa taille, des rôles qui ne la rebutent pas du premier coup ? Il en faut si peu pour briser ces riens fragiles qu’on nomme la chance et le succès… »

J’interroge Mme Piérat sur ses émotions de concours.

— J’y étais, certes, mais comme j’ai souffert ! Il faut être maman pour comprendre cela. Cependant, dès les premières minutes j’étais rassurée. C’est bien, me disais-je, elle aura sûrement quelque chose. Naturellement, je ne songeais guère au premier prix. Le public était enthousiaste, il applaudissait, et j’étais si heureuse qu’il me semblait que tous les bravos m’entraient dans le cœur et le gonflaient… gonflaient… à le faire éclater. Ah ! c’est bon… mais douloureux tout de même.

Je voudrais maintenant connaître les impressions de scène de la jeune lauréate. Mais elle ne sait pas, elle n’a rien vu, rien senti.

— Je suis entrée, et tout de suite j’ai été dans mon rôle, je n’étais plus moi, mais Victorine, et je m’emportais pour de bon, je pleurais de vraies larmes, vous savez. Si bien qu’un moment j’ai eu peur de ne pouvoir donner la réplique, j’étranglais, la gorge serrée par de vrais sanglots.

— Vous aimez beaucoup le théâtre ?

— Passionnément. J’étais toute petite que déjà j’y pensais, mais en silence, à cause de maman… Enfin, tout est bien maintenant, j’ai réalisé mon rêve, et je suis heureuse !… heureuse !… il ne doit pas être possible de l’être davantage.

— Espérons, ponctue la mère, que tous ces succès ne te laisseront pas trop vite désillusionnée…

La jeune fille a un mouvement plein d’insouciance ; pour le moment elle ne songe qu’à jouer, à incarner d’intéressants personnages dans de beaux rôles. Et la vision de cette jolie enfant, aux yeux brillants d’espérance, dans ce salon pimpant tout encombré de gerbes fleuries, est vraiment d’une grande fraîcheur…

C’est un exquis tableau ; passons vite, de peur d’effaroucher le succès.

C’est un rien fragile, comme me disait Mme Piérat, avec un peu d’effroi dans l’inquiétude de sa grande tendresse maternelle.