Notes sur la Langue internationale/La délégation

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NOTE ANNEXE

RELATIVE

À LA DÉLÉGATION POUR L’ADOPTION

D’UNE

langue auxiliaire internationale


Au commencement de cette étude (p. 8), j’ai déjà dit quelques mots sur ce sujet.

J’ai rappelé que quelques savants français, cherchant, comme beaucoup d’autres la solution de la question de la langue international, n’avaient pas cru devoir répondre à l’apple du Congrès international des langues vivantes. Ce Congrès avait cependant inscrit cette question à son programme et comptait au nombre de ses membres la plupart des sommités linguistiques des principales nations civilisées, et notamment des délégués officiels de douze puissances.

C’est ce petit groupe de dissidents, composé de quelques Français sans adjonction d’étrangers, qui a conçu le projet de former une délégation pour l’adoption d’une langue auxilaire internationale.

Pour réaliser ce projet, ses promoteurs ont dressé un plan d’action, rédigé une déclaration déterminant les conditions que la future langue internationale devra remplir et fixé la marche à suivre pour réaliser ce plan.

Après avoir rédigé ce programme restrictif, ils ont porté la question devant d’autres congrès, fort importants d’ailleurs, mais dont la spécialité n’était pas celle de la langue internationale ; ils se sont fait nommer, par ces divers congrès, membres de la délégation ; puis ils ont cherché à recruter d’autres délégués auxquels ils ont préalablement imposé leur programme. Enfin, ils ont décidé, ce qui était très sage, de remettre la solution de la question à la réunion internationale des académies.

Toutefois ils ne semblent pas compter beaucoup sur ce concours ; et même le désirent-ils ? On serait tenté d’en douter.

En effet, après avoir rédigé ce programme restrictif, procédé qui peut paraître un peu présomptueux de la part de quelques savants représentant une seule langue, vis-à-vis de la grande réunion internationale des académies, et avant même d’avoir procédé à une étude d’ensemble avec leurs futurs collègues, les promoteurs de cette délégation donnent à ces académies, dès aujourd’hui, une sorte de congé conditionnel, car ils ajoutent : « Si l’association (des académies) refusait de se charger du choix désiré, c’est le comité élu par la délégation qui s’en chargerait. »

Deux des initiateurs de ce projet ont cependant daigné mentionner en quelques lignes les travaux du Congrès international des langues vivantes.

L’un d’eux, M. le Dr  Foveau de Courmelles, écrit : « Le Congrès des langues vivantes a proposé, comme on devait s’y attendre, une langue vivante à adopter par les nations. »

M. Couturat, le principal porte-parole de la délégation, l’auteur du programme-manifeste de cette délégation répandu à profusion par les délégués et les espérantistes et qui semble être leur catéchisme, M. Couturat, dans sa conférence du 30 avril dernier, dit : « Le Congrès des langues vivantes a proposé une coalition de deux langues, français et anglais, par exemple, qui s’imposeraient par là comme langue universelle. » J’ai le regret de constater que ces deux assertions sont inexactes.

La coalition des deux langues proposée par un des membres a, au contraire, été écartée par le Congrès. Quant à la proposition d’une seule langue vivante, elle n’a été faite par aucun des membres présents et n’a été ni examinée, ni adoptée par le Congrès. Si elle avait été mise au jour, elle aurait soulevé l’opposition unanime de tous les membres présents. Donc, je le répète, le Congrès, contrairement à ce qu’affirment plusieurs des dissidents, n’a proposé ou adopté ni une seule, ni deux langues vivantes. Ces comptes rendus inexacts sont très regrettables.

RÔLE ET UTILITÉ DE LA DÉLÉGATION

Le Congrès des langues vivantes n’ayant pris aucune décision au sujet de la langue internationale, on ne peut qu’encourager le groupe de quinze savants et représentants de sociétés qui veulent reprendre cette intéressante question en s’adjoignant un certain nombre de codélégués.

En agissant ainsi, ce petit groupe ne fait d’ailleurs que suivre l’exemple déjà donné à diverses reprises, notamment par la Société de linguistique, Jacob Grimm, la Philological Society de Londres, l’American philosophical Society…

M. Couturat, le principal interprète de cette délégation, a très bien posé le problème à résoudre dans les termes suivants :

« Il y a lieu de distinguer nettement deux questions : la question de principe et la question du choix ; nous ne posons à présent que la première. Il faut remettre la dernière (le choix) à une institution internationale qui ait la compétence et l’autorité nécessaires, afin que sa décision s’impose aux intéressés et el mette d’accord. Cette institution, c’est l’association international des académies. Nous n’avons donc qu’à élirie des délégués qui se joindront à nous pour émettre des vœux, les présenter à l’association des académies et l’inviter respectueusement à réaliser le projet de langue internationale. »

Malheureusement, ce groupe initial ne paraît guère disposé à se renfermer dans le rôle qu’il s’est très sagement tracé à lui-même.

Composé de quelques Français, et par suite son international, ce petit groupe a commencé, comme je l’ai dit plus haut, par rédiger un programme restrictif et éliminatoire, ce qui n’empêche pas M. Couturat, l’un des principaux rédacteurs de ce programme restrictif, d’écrire : « La délégation ne préconise aucun des projets existants, mais n’en exclut aucun. »

M. Couturat oublie que sur les cinq projets qui paraissent seuls en présence aujourd’hui, « le latin, le Volapuk, l’Espéranto, la langue bleue et le système des deux langues vivantes », la délégation, aidée sur ce point de la parole et de la plume de M. Couturat lui-même, a déjà condamné de parti pris les trois suivants sans même daigner les traduiree à la barre de son tribunal pour leur permettre de présenter leur défense, savoir :

1o Le latin, qui a cependant encore des partisans autorisés ;

2o Le volapuk, qui, s’il a échoué principalement dans les pays de langue romane, « ce qui était à prévoir », est encore en usage dans certaines contrées de langue slave, saxonne et germaine ;

3o Le système de la double langue vivante, qui a déjà obtenu, quoique né d’hier, des approbations nombreuses et autorisées ;

Quant au quant au quatrième rpojet, la langue bleue, on sait que les promoteurs de la délégation lui sont hostiles.

Reste donc uniquement l’espéranto.

Au lieu d’écrire qu’ils ne préconisent aucun projet, et n’en excluent aucun, ne feraient-ils pas mieux d’avouer franchement qu’ils ont arrêté d’avance leur choix sur l’un de ces projets à l’exclusion de tous les autres ?

Leur programme est nettement exclusif, et ils l’imposent à la grande réunion internationale des académies ainsi qu’aux futurs candidats à la délégation, car l’article 8 de ce programme dit : « Seront admis à faire partie de la délégation les représentants qui auront adhéré à la présente déclaration. »

Au lieu d’exiger des futurs candidats l’adhésion à ce programme restrictif, ne serait-il pas préférable de leur laisser leur liberté d’appréciation ?

Quant aux académies, ne sont-elles pas assez grandes personnes et assez éclairées pour procéder elles-mêmes à l’examen et à la solution de ces diverses questions ? Leur demander leur avis, en restreignant ainsi d’avance le champ de leurs appréciations, n’est-ce pas en fait leur présenter la carte forcée ?

Il est vrai, comme je l’ai déjà fait observer, que les promoteurs de la délégation ont prévu le cas, assez probable, où les académies refuseraient de se charger de cette mission, et que, même avant de leur avoir soumis leurs vœux, ils ont prévenu ces académies que si la besogne ainsi limitée et circonscrite ne leur convenait pas, le comité nommé par la délégation s’en chargerait.

Si, comme on le croit généralement, la réunion des académies refuse de se charger du choix désiré, c’est ce comité qui s’en chargera.

Ce comité va donc un beau jour annoncer à l’univers qu’il a enfin trouvé la langue réunissant toutes les qualités nécessaires pour remplir le rôle d’idiome international, qu’en conséquence cette langue (l’espéranto bien entendu) « devient universelle et que son enseignement est obligatoire dans toutes les écoles du monde, et, comme il remplacera la réunion des académies, sa décision souveraine aura, dit-il, toute l’autorité nécessaire pour s’imposer aux sociétés adhérentes et par elles à tous les pays ». Imposer sa décision souveraine à tous les pays ! Voilà une bien grande prétention.

La délégation est-elle bien sûre que toutes les nations vont se soumettre humblement à cet ultimatum ?

Mais, à la tête de ces nations, il y a certains personnages dont il faudra peut-être aussi obtenir la soumission. À la vérité, ils ne sont ni membres de l’Institut, ni docteurs, ni professeurs, mais ils auront peut-être cependant la prétention d’avoir voix au chapitre en raison de l’influence plus ou moins directe qu’ils exercent sur la plus grande partie du genre humain : le czar de toutes les Russies, Édouard, roi d’Angleterre, empereur des Indes, l’empereur d’Allemagne, même les Présidents des deux grandes républiques, quoi qu’ils ne soient pas souverains, et encore le Fils du Ciel, chef de 400 millions de Célestes, l’empereur du Japon, le grand chef des centaines de millions de croyants, etc. La délégation et son comité sont-ils bien rassurés sur ce point ?

Mais les prétentions de la délégation vont encore plus loin. Elle nous prévient que, le cas échéant, elle se chargerait de créer la future langue internationale. Voici, en effet, ce qu’écrit M. Couturat, son principal interprète :

« On ne songerait à en créer une que si aucun des projets existants ne paraissait satisfaisant »

La délé gation créant la langue internationale !! et, bien entendu, meilleure que toutes celles qui existent !!!

}

En somme, la délégation peut faire œuvre utile, mais à la condition expresse de rentre dans le véritable rôle qu’elle s’est tracé.

Si elle sort de ce rôle, comme l’ont déjà fait ses promoteurs, elle perdra sa raison d’être ; elle ne sera plus qu’une succursale de la Société pour la propagation de l’Espéranto et devra transférer son siège social à Épernay, ou à Dijon, le sanctuaire de l’Espéranto.

Il ne faut pas oublier, en effet que la plupart des promoteurs de la délégation, ou tout au moins les plus importants d’entre eux, sont des espérantistes ardents et militants ; c’est ce qui motive cette opinion, généralement répandue, que le seul but de la délégation, c’est le triomphee de l’Espéranto.

La délégation porte une tache originelle : elle a été conçue dans le sein de l’espérantisme. Pourra-t-elle rester impartiale ? Ce serait d’autant plus à désirer qu’un grand nombre de presonnalités lui ont déjà, parait-il, apporté leur adhésion ; « On cite des penseurs, des économistes, des membres des l’Institut, des professeurs, des directeurs de grandes sociétés, des grandes écoles… Puis des directeurs de l’Observatoire, du Muséum… des présidents de sociétés particulières, etc., en un mot, toutes les sommités intellectuelles de la France, toute l’activité militante et féconde de notre race !!! » Tout, c’est peut-être beaucoup dire.

J’aime à croire que toutes ces sommités ne recevront pas le baptême espérantiste si elles entrent dans la délégation, et qu’elles conserveront leur libre arbitre.

Mais, je ne saurais trop le répéter, si la délagation veut rentrer dans le rôle qu’elle s’est tracé, elle peut rendre un réel service à la grande cause de la langue internationale.

C’est pour l’aider dans la mesure de mes faibles moyens que je viens lui apporter mon dire dans l’enquête qu’elle va entreprendre, et que je lui ai exposé dans l’étude qui précede cette note mes objections contre cette langue artificielle que ses promoteurs, avant même d’avoir consulté leurs co-délégués, déclarent être la seule solution possible de la question de la langue internationale.

P. C.