Notes sur la Langue internationale/Mon projet

La bibliothèque libre.

MON PROJET


Plusieurs membres de la délégation ayant donné du congrès international pour l’enseignement des langues vivantes un compte rendu incomplet et inexact, et M. Couturat, l’un des membres les plus importants de la délégation, ayant, au cours de sa conférence à l’Association pour la paix, exécuté en quelques mots mon malheureux projet, je me trouve obligé de le présenter moi-même ou public.

Dans une petit brochure ayant pour titre : Une nouvelle solution de la question de la langue universelle[1], j’ai reproduit in extenso la communication faite à la troisième section de ce Congrès. En voici un résumé sommaire :


1o La langue internationale ne s’adresse réellement qu’à un nombre très restreint d’individus ;

2o Sur ce nombre restreint d’individus qui, suivant l’expression de M. Laisant, « on quelque intérête à entrer en relations avec l’étranger, ou qui ont l’espoir de le faire un jour », la moitié au moins connaît déjà une ou deux langues autres que son idiome national ;

3o Enfin le mouvement vers l’étude des langues étrangères s’accentue de jour en jour. Le nombre des personnes qui connaîtront plusieurs langues deviendra encore plus considérable dans un avenir prochain. Pourquoi dès lors s’ingénier à créer un nouvel organe d’intercommunication entre les nations ?

Sur les données qui précèdent, je base le projet suivant :

En vertu d’une convention entre la France, l’Angleterre et les États-Unis du nord de l’Amérique, l’anglais sera obligatoirement enseigné en France, et le français en Angleterre et aux États-Unis, dans tous les établissements publics d’instruction (même dans les écoles primaires, mais dans des conditions spéciales et très restreintes).

Si mon projet se réalisait, voici quel en serait le résultat immédiat : les deux langues française et anglaise deviendraient l’idiome commun des Français, des Anglais et des Américains du Nord, c’est-à-dire de 180 millions d’hommes faisant partie de l’élite de la civilisation et successivement et par la suite de 400 millions en voie de civilisation (sujets et protégés français, anglais et américains).

Je ne peu pas reproduire ici tous les arguments qui militent en faveur de mon projet. Le lecteur que cette question pourrait intéresser les trouverait dans ma brochure, mais je demand à dire quelques mots au sujet des objections qui m’ont été faites récemment et ensuite des approbations que j’ai reçues depuis que cette brochure a paru.

OBJECTIONS À MON PROJET

1o On m’a répété à satiété qu’il était absolument impossible d’adopter comme idiome international l’une des langues actuellement vivantes. Mais ce n’est pas une langue seule et unique que je propose, c’est l’association de deux de ces langues, ce qui est bien différent ; ce qui ne serait pas possible à une seule, deux peuvent le faire ; l’union fait la force ; cette objection passe par-dessus ma tête ;

2o On me dit : « Mais votre projet ne sera pas adopté par les autres nations. En supposant que l’entente proposée s’établisse, comment l’imposerez-vous aux autres nations ? »

Mais ce n’est pas à moi, c’est à eux-même que la délégation et les Espérantistes devraient adresser cette objection. En effet, ils annoncent que les académies, ou en cas de leur refus le comité nommé par la délégation aura toute l’autorité pour choisir la langue qui nous convient et pour en imposer l’usage à toutes les nations. Mon projet au contraire n’impose absolument rien aux autres nations ; on n’aura même pas à le leur notifier officiellement ou officieusement. On leur laissera toute leur liberté d’appréciation et d’action.

Je n’ai donc absolument rien à imposer aux peuples, ou à leurs gouvernements. Je ne m’adresse qu’aux particuliers, et seulement, pour me servir de l’expression de M. de Beaufront, « à la fraction du monde civilisé intéressée à se servir de la langue internationale ».

Ici se dresse devant moi la grosse objection suivante :

En dehors des Français, des Anglais et de Américains du Nord, qui n’auront qu’une langue à apprendre, l’immense majorité des individus composant l’ensemble des peuples civilisés devra connaître à fond vos deux langues et y consacrer cinq à six années d’études.

« Immense majorité », « connaître à fond », « cinq à six années d’études », voilà bien des exagérations.

Pour ramener les choses à leurs justes proportions, je dois d’abord rappeler la considération suivante qui est l’une des bases de mon projet :

Ce n’est pas à l’immense majorite, mais au contraire à une très faible minorité que s’adresse la langue internationale. Sur mille individus pris au hasard, même dans le pays le plus civilisé, j’estime que vingt à peine ont besoin d’entretenir des relations avec l’étranger, et de ce vingt sur mille, je fais deux parts.

La première foitié connaît déjà soit mes deux langues, soit l’une d’entre elles. Elle se compose d’hommes à esprit cultivé, habitués à l’étude, de sorte que ceux d’entre eux qui ne connaîtraient que l’une de mes langues n’auraient pas de peine à s’approprier l’autre.

Cette première moitié se trouve donc dans le même cas que les Français, les Anglais et les Américains du Nord.

Dans la seconde moitié, nous trouvons d’abord ceux qui, en raison de leurs relations spéciales, se contenteront très bie d’une seule langue ; puis ceux en grand nombre qui n’éprouveront aucun besoin de connaître la langue à fond ; tels les voyageurs de commerce, les employés de magasins, des postes, des hôtels, tout ce qui touche aux voyages, etc. Pour cette dernière catégorie, la connaissance superficielle de la langue suffira, et n’exigera pas cinq à six années d’études.

L’un de ceux qui me font ces objections a écrit :

« Ce qu’il faut, c’est un outil grossier, d’un maniement pratique, et non les instruments de précision offerts par les idiomes nationaux. »

Mais, si l’arsenal de la langue français offre des instruments de précision qui ne conviennent qu’à des mains distinguées et bien exercées, il contient également d’autres instruments, je ne dis pas comme mon contradicteur « grossiers », mais plus communs, plus faciles à manier, en un mot plas à la portée d’hommes n’ayant reçu qu’une éducation au-dessous de la moyenne, et une connaissance superficielle leur suffira.

Ne dites donc pas que l’immense majorité des hommes devra connaîtree à fond mes deux langues, et y consacrer cinq à six années d’études.

En cherchant bien, on trouveraiti en dehors des catégories qui précèdent quelques autres individus ayant besoin de l’une ou de mes deux langues. Ceux-là se trouveront placés par mon projet entre leur intérêt d’une part, et de l’autre leur paresse ou leur amour-propre, et, s’ils ont un véritable besoin d’entretenir des relations avec l’étranger, c’est leur intérêt qui l’emportera.

Cette objection : « Obligation pour les étrangers d’apprendre deux langues », perdra d’ailleurs avec le temps beaucoup de la valeur qu’elle paraît avoir aujourd’hui.

M. Michel Bréal écrit : « Les difficultés qu’on éprouvera au début iront toujours en diminuant à mesure que la connaissance des deux langues deviendra plus générale. »

En effet, dès le lendemain du jour où l’entente que je propose serait réalisée, l’enseignement de l’une au moins de mes deux langues deviendrait obligatoire dans les écoles supérieurs, secondaires ou spéciales de presque tous les pays, et même, à l’état élémentaire dans beaucoup d’écoles primaires ; ceux des élèves ayant reçu cette éducation qui auraient besoin plus tard d’un langue internationale se trouveraient dans la même position où sont aujourd’hui les Français, les Anglais et les citoyens des États-Unis.

Voyons un peu plus loin, laissons passer une génération ; la très grande majorité des parents connaissant alors une de mes langues, la tâche de leurs enfants se trouverait singulièrement simplifiée.

Autres objections :

Les idiotismes embarrassent fort tous les traducteurs. Le Français dit : Comment vous portez-vous ? et l’Allemand Wie geht’s (comment va ce). Les défenseurs de la langue artificielle ne pouvant résoudre directement cette difficulté la tournent de la façon suivante : « Dans l’idiome neutre, on exprimera cette pensée avec la forme la plus concrète possible ; tous les peuples du monde devront donc dire en langage international : quel est l’état de votre santé ? »

Mais avec mon projet, la solution sera exactement la même et parfois plus simple encore. Je vais l’expliquer.

Lorsqu’un Allemand, faisant partie de cette catégorie qui n’a besoin de connaître une langue étrangère que superficiellement, n’aura reçu qu’une instruction au-dessous de la moyenne, son professeur, après lui avoir fait observer que les idiotismes sont intraduisibles en mot à mot, n’aura pas manqué de lui enseigner la formule même des partisans de la langue artificielle « Quand vous parlerez en français, vous exprimerez cette pensée (wie geht’s) avec la forme la plus concrète possible et vous direz : quel est l’état de votre santé ? »

Si au contraire cet Allemand a fait des études complètes, il connaîtra la plupart de idiotismes de notre langue et surtout les plus usités ; il n’aura pas besoin de chercher une périphrase équivalente, comme les espérantistes ; il dira tout simplement : Comment vous portez-vous ?

On me dit encore :

« Quand même votre projet serait accepté, vos deux langues, après s’être coalisées pour reléguer toutes les autres à un rang inférieur, ne feraient pas longtemps bon ménage ensemble. L’une d’elles, « l’anglais bien entendu », ne tarderait pas à dominer l’autre et resterait seul langue internationale. »

L’un de ceux qui me font cette objection a proclamé souvent l’axiome suivant, accepté d’ailleurs unanimenent et sans aucune exception — chose bien rare — par tous ceux qui se sont occupés de la question :

« Jamais une langue vivante unique n’arrivera à remplir le rôle de langue internationale. » Comment peut-il venir aujourd’hui agiter devant mon projet ce specter : l’anglais devenant seul la langue internationale ?

Enfin on me menace : de la création d’autres condominiums, italo-germanique, ou russo-espagnol, ou de la formation d’une langue composite : anglo-française. Ce serait, je crois, perdre le temps du lecteur que de discuter ces éventualités.

Quant à la jalousie des nations autres que celles de langue français et anglaise, j’y répondrai plus loin (p. 46).

Me sera-t-il permis de dire qu’à côté de ces critiques mon projet a reçu quelques approbations ?

APPROBATIONS À MON PROJET

Ma brochure en signale quelques-unes.

Postérieurement à sa publication, on m’a adressé des encouragements, soit de France, soit des État-Unis ou de l’Angleterre, et notamment du Congrès tenu à Reading.

Mais l’approbation la plus récente, et je crois pouvoir dire, sans froisser personne, la plus importante, est celle de M. Michel Bréal, de l’Institut, professeur au Collège de France, inspecteur général de l’enseignement supérieur.

Dans le numéro du 15 juillet 1901 de la Revue de Paris (p. 229-246), cet éminent linguiste a publié, sous le titre de : « Le choix d’une langue internationale », avec toute l’autorité qui lui appartient, ce qu’il appelle son voyage de circumnavigation linguistique.

Dans ce travail, M. Michel Bréal a consacré à mon projet les deux pages suivantes (239 à 241) que je reproduis textuellement.

« Je vais maintenant parler d’un projet aussi simple que judicieux, m’émanant pas d’un professeur ni d’un linguiste, mais d’un ancien commerçaint, et qui, s’il été adopté, serait la vraie solution, sans compter qu’il allégerait les programmes d’instruction qu’en tout pays subit la jeunesse.

« Il s’agirait d’obtenir, entre la France, l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique, la conclusion d’un traité, non pas politique ou commercial, mais linguistique. En vertu de ce traité, l’anglais et le français seraient désormais associés de façon officielle dans l’enseignement des trois pays. L’anglais serait obligatoirement enseigné en France, le français en Angleterre et dans l’Amérique du Nord : non pas seulement dans les universités et le collèges, mais dans certaines écoles primaires des grandes villes. L’effet d’une telle convention ne tarderait pas à se faire sentir. Les deux langues ainsi désignées pour être le moyen de communication entre cent quatre-ving millions d’hommes, acquerraient du coup une sorte de prépondérance. En ce qui concerne l’acquisition de l’anglais, les peuples de l’Europe septentrionale n’auraient pas un grand effort à faire, ni les peuples du Midi de l’Europe et les nations de l’Amérique méridionale à l’égard du français. On créerait ainsi un courant d’une force irrésistible, qui finirait par s’imposer à tous.

« Un traité de ce genre n’a rien de chimérique. N’en avons-nous pas vu conclure de pareils pour l’Union postale, pour la Croix de Genève ?

«  Il est vrai que l’Allemagne se trouve en dehors de cette combinaison. « Évidemment, dit l’auteur du projet, M. Paul Chappellier, l’Allemagne, comme corps de nation, verra d’un mauvais œil cette convention franco-anglo-américaine. Mais sur le nombre des Allemands que la convention intéresse, la moitié environ connaît déjà ou le français ou l’anglais, ou les deux langues ; chez l’autre moitié, le froissement national s’effacera devant l’intérêt commercial, quand on saura qu’en apprenant soit le français, soit l’anglais, on pourra s’entendre, non seulement avec tous les Français, les Anglais et la Américains du Nord, mais encore avec tous ceux des étrangers qui, subissant l’influence de cette coalition, auront appris l’une de ces deux langues. »

« On peut croire, en effet, que les Allemands, réalistes comme ils le sont devenus, feront passer les avantages sérieux avant la satisfaction d’amour-propre. Nous avons, à ce sujet le témoignage d’un professeur de Leipzig, aussi instruit que patriote. « En ma qualité d’Allemand, écrit-il, j’aimerais bien voir ma langue maternelle admise à l’honneur de partager l’empire du monde… Mais en me plaçant à un point de vue objectif, et en tenant compte de la réalité des choses, je suis bien obligé d’avouer que les chances du français combiné avec l’anglais sont infiniment plus grandes… D’ailleurs, j’ai trop de confiancne en la vitalité du peuple allemand pour avoir peur d’une coalition linguistique entre la France et l’Angleterre. »

« Les difficultés qu’on éprouvera au début iront toujours diminuant, à mesure que la connaissance des deux langues deviendra chose plus générale.

« Cette solution, qui n’est point irréprochable, puisqu’elle ne fait point la part du monde au slave, ni des Grecs, ni des Orientaux, aurait cependant cet immense avantage, si elle est adoptée à temps, de prévenir le moment où de nouveaux concurrents viendront réclamer leur place. C’est aux nations les plus vieilles, s’appuyant sur les civilisations les plus anciennes, de prendre les devants et de prévenir l’heure de l’universelle compétition. »

En terminant son travail, M. Michel Bréal le résume dans les termes suivants :

« Parmi les projets que nous avons passés en revue, s’il fait dire celui qui nous paraît mériter l’attention des hommes d’État, c’est le projet (Chappellier) qui, en associant d’une façon générale et permanente le français et l’anglais, créerait un tel centre d’attraction, qu’aucun peuple civilisé du globe ne pourrait en décliner la bienfaisante influence. »

Dans un second article (Revue de Paris, 1er septembre 1901, p. 222), M. Michel Bréal renouvelle l’expression de son opinion favorable à mon projet. Je ne puis résister au plaisir de reproduire ci-dessous quelques passages de cette note.

L’inventeur de la langue Bleue, M. Bollack, lui avait adressé des objections à sa première note et une critique pour les langues artificielles. M. Bréal lui répond :

« … En réalité, c’est mettre en parallèle deux acquisitions qui n’ont rien de comparable. Au moyen d’une langue naturelle comme l’anglais, comme l’allemand, comme l’italien, vous entrez en contact avec un grand peuple : vous lisez ses journaux, vous êtes libre de faire connaissance avec ses hommes d’État, ses penseurs et ses poètes. C’est votre vie morale que vous enrichissez ; comme le disait cet Ancien, c’est une seconde âme que vous ajoutez à votre âme. Avec une langue artificielle, que ce soit l’Espéranto, la langue Bleue ou quelque autre, vous avez — toutes choses étant mises au mieux — un billet de circulation pour les hôtels. Vous pouvez, en outre, communiquer avec les initiés. Hors ce service limité et momentané, vous n’avez rien. La langue, il est vrai n’offre pas de difficultés ; mais le profit est en raison de la pein que vous vous êtse donnée.

« Telle est la vérité. Il est bon de ramener les choses à leurs justes propositions. Le Touring-Club, en prenant l’Espéranto sous sa protection, en a bien reconnu le caractère : c’est essentiellement la langue du vélocipède. Les cyclistes en peuvent emporter la grammaire dans leur bagage, avec leurs clés et leur burette. »

« … La question est donc celle-ci : Lequel vaut mieux, acquérir sans peine une langue d’une utilité strictement bornée quant au public et quant au fruit que vous en pouvez tirer, ou posséder, au prix d’une dépense convenable de temps et d’effort, un instrument de communication d’un valeur inappréciable et d’un emploi constant ? À chacun de nous de choisir, selon le but que nous nous proposons, et selon les avantages que nous avons en vue.

« Je n’insisteraii pas plus longuement. Mais puisque l’occasion m’est fournie de revenir sur ce desideratum d’une langue internationale, j’en profiterai pour apprendre à mes lecteurs que la solution recommandée dans cette Revue semble avoir trouvé bon accueil en Angleterre et aux États-Unis. Si cet assentiment pouvait se confirmer et se propager, non seulement nous aurions la vraie solution, mais il faudrait y voir une véritable avance pour la culture générale. Se figure-t-on ce que l’esprit public gagnerait chez nous en étendue et en maturiité, si ce qu’on appelle les « classe dirigeantes » étaient, dans leur généralité, en possession de la langue anglaise ? Combien d’opinions rectifiées, ou mises au point, car, il faut bien le dire, et nous nous en apercevons de temps à autre à notre détriment, l’idée que nous nous faisons des nations étrangères est ordinairement en retard sur la réalité de vingt ans ! Et d’autre part, bien des préventions seraient dissipées si les hommes instruits, en Angleterre et aux États-Unis, étaient tous en état de lire nos historiens et nos philosophes. Précisément, durant ces vacances, des cours de littérature, d’histoire, d’histoire de l’art, se font en français à l’Université de Chicago. Mais à quoi bon plaider une cause évidente par elle-même ?

« … On me demande si je suis bien sûr de la réciprocité chez les Anglo-Saxons ; — je l’espère, — mais, en tout cas, l’on se tromperait bien si l’on croyait que la partie lésée serait celle qui aurait exécuté le contrat. »

On remarquera la réserve suivante faite par M. Bréal, p. 241 : « Cette solution qui n’est pas irréprochable… »

J’avoue bien volontiers que ma solution n’est pas irréprochable. Quelle est l’œuvre humaine que est parfaite ? J’ai reconnu cette imperfection dès le début. En effet, ma communication au congrès se résumait par ces mots : Obtenir à peu de choses près les mêmes résultats et les mêmes services que ceux qu’on a demandés…

Sur ce point, mon projet diffère de celui de la délégation et des espérantistes. Ces Messieurs nous affirment que leur langue est parfaite, bonne à tout, qu’elle va devenir universelle et s’imposera à toutes les nations, et que si l’une d’elles se permettait de ne pas l’accepter le Comité la frapperait d’excommunication majeure.

Mon projet est plus modeste ; il promet seulement à peu de chose près les mêmes avantages que ceux qu’on demande à la langue internationale.

En même temps, qu’il constate que mon projet n’est pas irréprochable, M. Michel Bréal plaide en sa faveur les circonstances atténuantes lorsqu’il explique comment il sera reçu par les Allemands, les peuples de l’Europe septentrionale et aussi les nations de l’Amérique méridionale, et surtout lorsqu’il ajoute (p. 241) cette remarque des plus importantes : « Les difficultés qu’on éprouvera au début iront toujours diminuant à mesure que la connaissance des deux langues deviendra chose plus générale. »

JALOUSIES INTERNATIONALES

C’est cependant cette jalousie des nations restées en dehors de l’entente anglo-française qui est le grand cheval de bataille de mes adversaires. Cette objection, j’en accepte la réalité, mais je ne conteste absolument l’importance qu’on lui attache, et voici comment je résume ma réfutation.

Aux Allemands, je dis :

Je partage l’estime universelle dont jouit votre savant et bel idiome. La réalisation de mon projet n’empêcherait pas que votre langue reste nécessaire à connaître pour la plupart des hommes qui veulent prendre part au travail scientifique et littéraire de notre temps ; mais l’anglais étant beaucoup plus répandu, et bien plus facile à apprendre, mon choix, au point de vue d’une langue internationale, ne pouvait être douteux. Toutefois, il reste bien entendu qui si l’anglais n’acceptait pas ce rôle, c’est l’allemand qui serait le plus apte à le remplir.

Aux autres nations, je dis :

Vos langues se prêtaient encore moins que l’allemand à l’internationalité ; mon projet ne pouvait les admettre à concourir ; mais en compensation, il vous offre l’inestimable avantage d’un équivalent de la langue internationale.

Aux Français, je dis :

Notre langue avait déjà deux concurrentes redoutables : l’anglaise et l’allemande ; la délégation et les espérantistes voulaient en ajouter encore une troisième, l’Espéranto. Mon projet, au contraire, atténuera la concurrence allemande et annihilera celle de l’anglais puisque les deux langues française et anglaise, au lieu de continuer à être rivales, deviendront associées :

Enfin, aux Anglais et aux Américains, je dis :

Si vous acceptez mon projet, le français et l’anglais, en donnant à tous les peuples l’idiome international, deviendront les deux premières langues du monde.

MON PROJET SE RÉALISERA-T-IL
ET DANS QUEL DÉLAI ?

Sur ces deux points, je cherche à ne pas me faire trop d’illusions.

Conclure une entente entre trois des plus grandes nations du monde, dont les intérêts sont opposés sur bien des points, n’est pas une petite affaire.

Pour établir la paix armée, disons plutôt la peur armée, on a pu arriver à conclure une double et une triple alliance.

La paix armée ! Ce monstre dévore en Europe seulement 10 milliards par an, qui enlève aux travaux utiles des millions de bras et d’intelligences ; ces armements colossaux qui pourraient aboutir tôt ou tard à une guerre plus effroyable encore que celles du XIXe siècle qui ont coûté 300 milliards et enlevé à la France 1.750.000 de ses enfants !

Pour arriver à un aussi beau résultat, on a pu conclure une double et une triple alliance. Mais quand il ne s’agira plus d’immenses tueries, de gaspillage de milliards, de semer pour toujours des germes de haine internationale, quand on ne visera plus qu’un but pacifique, philanthropique, humanitaire, que d’améliorer le sort des hommes, de préparer leur confraternité, d’établir une langue universelle, trouvera-t-on une triple alliance pacifique ? On serait vraiment tenté d’en douter.

Mais alors, faut-il désespérer ? Gardons-nous en bien.

Si l’entente que je préconise ne peut se réaliser, voici ce qui est à prévoir : le remarquable courant qui s’est formé récemment dans tous les pays civilisés vers l’étude des langues étrangeères s’accentuera et s’accélélera de jour en jour. Il se dirigera d’abord spécialement vers trois langues : français, anglais et allemand. Puis, par l’effet d’une sélection naturelle, l’allemand, plus difficile, plus compliqué, moins répandu, passera au second rang et cédera la première place à l’anglais ; et par la seule force des choses, cette force latente peu bruyante, mais irrésistible, malgré l’indifférence et l’inaction des trois gouvernements et sans qu’il soit besoin ni de la délégation ni de son comité, le projet que j’ai conçu se réalisera.

En raison de mon âge avancé, je n’assisterai pas à son avènement. Il ne me sera pas donné d’entrer dans la terre promise. Mais, quand je partirai, ce qui ne peut tarder beaucoup, pour le grand voyage dont on ne revient pas, j’emporterai la certitude de cette réalisation dans un avenir plus ou moins éloigné, et la consolation d’avoir été l’un des ouvriers de la première heure de cette grande réforme qui simplifierait et faciliterait singulièrement les relations usuelles et commerciales et contribuerait puissamment aux progrès de la science et de la civilisation.

Paul Chappellier.
  1. Au secrétariat de la Société pour la propagation des langues étrangères en France, 28, rue Serpente, Paris.