Notes sur la lettre à Hume

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NOTES
SUR LA
LETTRE DE M. DE VOLTAIRE À M. HUME
PAR M. L….

AVERTISSEMENT DE BEUCHOT.

Il parut, en novembre 1766, une brochure in-12 de 44 pages, intitulée le Docteur Pansophe, ou Lettres de M. de Voltaire, et contenant : 1o la lettre de Voltaire à M. Hume ; 2o Lettre de M. de Voltaire au docteur Jean-Jacques Pansophe, qui est attribuée à Coyer, à Voltaire, à Borde, et que je crois de ce dernier. Feu Decroix semble être d’un autre avis ; et je n’affirme pas qu’il ait tort.

Ce fut peu après qu’on publia des Notes sur la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, par M. L. Je crois ces Notes de Voltaire lui-même, et voici pourquoi : 1o le Mercure de 1767, janvier, t. II, p. 79-80, en les annonçant, dit : « Ces notes ne sont pas plus favorables à M. Rousseau que le texte même, et nous les croyons de la même main ; » 2o (page 76) on y trouve ces paroles : « Pour bien élever un jeune homme, il faudrait avoir été soi-même honnêtement élevé ; » paroles dont Voltaire s’est déjà servi presque textuellement dans le Sentiment des citoyens (voyez tome XXV, page 313) ; 3o on y retrouve aussi ces mots : « de bons bouillons avec des potions rafraîchissantes, » qui sont textuellement dans la lettre du 24 octobre ; 4o ces notes ne contredisent en rien la lettre. Elles en sont le complément, l’explication, le développement. L’initiale L, sous laquelle on les donne, pourrait les faire attribuer à Linguet ; mais Linguet a décrié Cicéron, dont l’auteur des Notes prend la défense ; 5o Wagnière n’a fait aucune remarque sur l’article des Mémoires secrets où il est fait mention des Notes ; « et son silence, dit feu Decroix (Mémoires sur Voltaire, I, 252), semble confirmer plutôt que détruire l’opinion que ces notes sont de Voltaire lui-même ».

Il paraîtra peut-être singulier, au premier coup d’œil, que j’imprime les Notes ailleurs qu’au bas de la lettre qu’elles concernent. Mais il m’a semblé que ce serait ôter à ces Notes leur importance que de les donner autrement disposées que dans l’origine. Ce n’est d’ailleurs qu’en les reproduisant en corps d’ouvrage que je pouvais placer convenablement les réflexions et pièces qui les suivent.

B.

Page 4. — Intimement persuadé qu’on doit lui élever une statue[1].

M. de Voltaire aurait dit citer le passage où Jean-Jacques dit qu’il lui faut une statue. C’est à la page 127 de sa lettre à monsieur l’archevêque de Paris, imprimée à Amsterdam chez Marc-Michel Rey, en 1763. Voici les propres paroles :

« Oui, je ne crains point de le dire, s’il existait en Europe un seul gouvernement vraiment éclairé, un gouvernement dont les vues fussent vraiment utiles et saines, il m’eût rendu des honneurs publics, il m’eût élevé des statues. »

Ainsi M. de Voltaire se trompe en disant que Jean-Jacques croit que la moitié de l’univers est occupée à lui dresser des statues. M. Jean-Jacques semble dire positivement le contraire, car il prétend qu’il n’y a qu’un gouvernement éclairé qui doive le faire sculpter en marbre ou en bronze ; et comme il dit du mal de tous les gouvernements à tort et à travers, on voit bien que, s’il est sculpté, ce doit être dans la posture où l’on ne voit que la tête et les mains d’un homme dans la machine de bois élevée au milieu du marché de Londres.

Page 5. — Aux protecteurs qu’il avait alors à Paris.

Jean-Jacques Rousseau fut accueilli à Paris avec quelque bonté ; mais il se brouilla bientôt avec presque tous ceux auxquels il avait obligation. On sait comment il sortit de la maison qu’un fermier général et madame sa femme[2] lui avaient accordée au village de Montmorency, maison dans laquelle il était nourri, chauffé, éclairé à leurs dépens, et où l’on avait la délicatesse de lui laisser ignorer tant de bienfaits, ou du moins on lui fournissait le prétexte de feindre de l’ignorer.

Il s’attira tellement la haine de tous les honnêtes gens qu’il est obligé de l’avouer dans sa lettre à monsieur l’archevêque de Paris (page 3). « Je me suis vu, dit-il, dans la même année, recherché, fêté même à la cour, puis insulté, menacé, détesté, maudit. Les soirs, on m’attendait pour m’assassiner dans les rues ; les matins, on m’annonçait une lettre de cachet. »

On demande comment il se pourrait faire qu’il fût généralement maudit, détesté, sans avoir fait du moins quelque chose de détestable ?

Page 6. — Qui venait de donner à Paris un grave opéra et une comédie.

Cette comédie dont on parle est intitulée l’Amant de soi-même. Elle fut sifflée. Il eut le courage et la modestie de la faire imprimer. Voici comme il parle dans sa préface : « Il est vrai qu’on pourra dire un jour : Cet ennemi si déclaré des sciences et des arts fit pourtant et publia des pièces de théâtre ; et ce discours sera, je l’avoue, une satire très-amère, non de moi, mais de mon siècle. » L’opéra fut mieux reçu. On a dit à Lyon que le musicien Gautier était l’auteur de la musique qu’on avait trouvée dans ses papiers, et qui fut ajustée ensuite par Jean-Jacques aux paroles. Cet opéra était dans le goût des opéras-comiques. Au reste, c’est aux amis et aux parents du feu sieur Gautier à dire si cette musique est de lui, ce qui importe fort peu.

Page 9. — Le prédicant de Moutiers-Travers, homme d’un esprit fin et délicat.

On a très-mal instruit M. de Voltaire si on lui a dit que M. de Montmolin se piquait de finesse et de délicatesse ; c’est un homme très-simple et très-uni, à qui l’on n’a reproché que de s’être laissé séduire trop longtemps par Rousseau.

Non-seulement la déclaration de Jean-Jacques Rousseau contre le livre De l’Esprit[3], et contre ses amis, est entre les mains de M. de Montmolin, mais elle est imprimée dans un écrit de M. de Montmolin, intitulé Réfutation d’un Libelle, page 90. Ce trait de Jean-Jacques n’est pas seulement d’un hypocrite qui se moque de ce qu’il y a de plus sacré, ce n’est pas seulement le délire d’un extravagant qui a changé trois fois de secte, et qui avait fait abjuration de la religion catholique à Genève pour aller vivre en France ; c’est une basse ingratitude mêlée d’une envie secrète contre M. Helvétius, l’un de ses bienfaiteurs ; c’est une calomnie infâme : car jamais M. Helvétius n’enseigna le matérialisme ; il se déclara hautement contre cette opinion ; il désavoua comme le grand Fénelon, archevêque de Cambrai, tout ce qu’on avait trouvé de répréhensible dans son ouvrage. Il se rétracta avec la simplicité d’une âme respectable, il força ses persécuteurs à l’estimer. C’était une atrocité abominable au sieur Jean-Jacques de rouvrir des plaies qui saignaient encore, et de se rendre l’accusateur d’un homme qui avait eu pour lui les plus grandes bontés. Peut-il s’étonner après cela d’avoir été détesté et maudit ?

Page 10. — Les petits garçons et les petites filles lui jetèrent des pierres.

Il est vrai qu’on jeta quelques pierres à Jean-Jacques Rousseau et à la nommée Levasseur, qu’il traîne partout avec lui, et qui était apparemment la confidente de Mme  de Volmar. Cela pouvait avoir causé du scandale à Moutiers-Travers, et avoir été l’occasion de cette grêle de pierres, qui n’a pourtant pas été considérable, et dont aucune n’atteignit le sieur Jean-Jacques ni la Levasseur. Il est naturel que l’extrême laideur de cette créature, et la figure grotesque de Jean-Jacques déguisé en Arménien, aient induit ces petits garçons à faire des huées et à jeter quelques cailloux ; mais il est faux que Jean-Jacques ait couru le moindre danger.

La requête que le sieur Jean-Jacques Rousseau présenta pour être enfermé ne fut point adressée précisément à Leurs Excellences du conseil de Berne, mais à monsieur le bailli, gouverneur de l’île Saint-Pierre, où Jean-Jacques était alors caché ; il prie ce magistrat d’obtenir pour lui cette grâce. Il aurait été en effet très à plaindre d’être réduit à cette extrémité, si ses fureurs orgueilleuses et extravagantes ne l’avaient pas rendu indigne de toute pitié.

La condamnation des Lettres de la montagne, qualifiées de calomnies atroces par les seigneurs plénipotentiaires, est du 25 juillet 1766.

Ces Lettres de la montagne sont un ouvrage encore plus insensé, s’il est possible, que la profession de foi qu’il signa entre les mains de M. de Montmolin. L’objet de ces lettres est d’animer une partie des citoyens de sa patrie contre l’autre. Mais, dans les cinq premières lettres, il ne parle que d’un roman qu’il a fait, intitulé Émile. Il n’est occupé qu’à justifier son roman ; il ne parle que de lui-même, et après avoir dit à l’archevêque de Paris qu’il est le seul auteur qui ait jamais dit la vérité, et qu’on lui doit des statues, il dit aux bourgeois de Genève, page 136, qu’il a fait des miracles tout comme notre Seigneur, qu’il n’a tenu qu’à lui d’être prophète.

Il appelle Cicéron un rhéteur, page 108. Ainsi le bonhomme, se croyant plus grand orateur que Cicéron, et plus puissant en œuvres que Jésus-Christ, il n’est pas étonnant qu’on lui ait proposé de bon bouillon et des herbes rafraîchissantes.

Ces Lettres de la montagne sont d’ailleurs d’un mortel ennui pour quiconque n’est pas au fait des discussions de Genève. Elles sont assez mal écrites.

Le petit nombre de gens qui se sont intéressés quelque temps à ces querelles passagères sait que le sieur Jean-Jacques Rousseau a fait un roman sur l’éducation. L’auteur de ce roman d’Émile a oublié que, pour bien élever un jeune homme, il faudrait avoir été soi-même honnêtement élevé.

Ce livre est une compilation indigeste de passages tirés de Plutarque, de Montaigne, de Saint-Évremond, du Dictionnaire encyclopédique, et de trente autres auteurs. Il s’est trouvé un pédant qui s’est donné la peine de faire un gros recueil, non-seulement de tous les passages que Rousseau a copiés, mais encore de ceux qui n’ont qu’une très-légère ressemblance avec les siens. Il a intitulé ce livre les Plagiats de Jean-Jacques Rousseau ; il est imprimé à Paris chez Durand[4]. On convient que ce livre est fait avec beaucoup de mauvaise foi et de grossièreté, comme la plupart des livres de pure critique. L’auteur s’acharne sans goût et sans esprit contre des choses très-innocentes, et on l’a comparé à un chien affamé qui aboie aux passants en rongeant les os de Rousseau : aussi cet ouvrage a-t-il eu le sort de tous ceux de son espèce, d’être anéanti à sa naissance. Il est d’un homme assez méprisé dans la littérature. Mais, quoique cette critique soit mauvaise, le livre de Rousseau n’en est pas meilleur.

La chose dont il est le moins parlé dans l’ouvrage de Rousseau sur l’éducation, c’est l’éducation même. Il y fait l’éloge des sauvages, il y fait la satire de tous ceux qui servent la société. Il suppose qu’il est chargé de former un jeune seigneur ; et, au lieu de s’y prendre comme on fait dans l’École militaire, qui est le plus beau monument du règne de Louis XV, il fait apprendre le métier de menuisier à son pupille, et voici comme il justifie cette belle institution :

« Que des coquins, dit-il, mènent les grandes affaires, peu vous importe ; vous entrez dans la première boutique du métier que vous avez appris : Maître, j’ai besoin d’ouvrage. — Compagnon, mettez-vous là, travaillez ; avant que l’heure du dîner soit venue, vous aurez gagné votre dîner. »

Ce n’est point ainsi, ce me semble, que s’exprimait le grand Fénelon, et ce n’est point ainsi que Mentor élevait son Télémaque. M. Jean-Jacques veut que son élève soit ignorant jusqu’à l’âge de quinze ans, et qu’il sache raboter au lieu d’apprendre la géométrie, l’histoire, la tactique et les belles-lettres.

Son élève demande à sa mère comment on fait les enfants ; la mère répond que c’est en pissant douloureusement ; et Jean-Jacques trouve cette réponse sublime.

L’auteur sentit dans le fond de son cœur que cet ouvrage pourrait ennuyer. Que fit-il pour le rendre un peu piquant ? Il feignit d’avoir un gentilhomme chrétien à élever ; il ajoute à son livre un volume entier contre le christianisme, volume rempli de contradictions selon l’usage de l’auteur. Il raconte à son jeune homme que lui, Jean-Jacques, s’enfuit autrefois de la boutique de ses parents, qu’il alla en Savoie se faire catholique pour avoir du pain ; qu’il eut le bonheur d’être reçu dans un hôpital ; qu’il contracta dès lors la noble habitude de se brouiller avec ses bienfaiteurs ; qu’il s’enfuit de cet hospice, qu’il alla demander l’aumône à un vicaire de village, et que ce vicaire lui apprit que le christianisme est ridicule. Voici comme il fait parler ce prêtre :

« L’idée de création confond. Qu’un être que je ne conçois pas donne l’existence à d’autres êtres, cela n’est qu’obscur et incompréhensible ; mais que l’être et le néant se convertissent l’un dans l’autre, c’est une claire absurdité. »

Après un tel galimatias il compile tout ce qu’on a dit contre notre religion. Il pille les Herbert, les Bolingbroke, les Shaftesbury, les Bayle, les Boulainvilliers, les d’Argens, les Fréret, les Boulanger, les Colins, les Wolston, les Maillet, les Meslier, les Tilladet, les La Métrie, les Dumarsais, et même Spinosa.

Voilà ce qui a donné quelque vogue à ce livre, et quelques protecteurs à l’auteur. Il s’est trouvé même des personnes assez simples pour croire que ce livre est bien écrit. Si cela est, le Télémaque l’est donc bien mal. Il n’y a guère de pages, dans le roman d’Émile, où l’on ne trouve des fautes contre la langue : le style est tantôt bas et tantôt violent. Les injures qu’il prodigue aux rois, aux ministres, aux riches, ont pu séduire des lecteurs cyniques qui ont pris de l’audace pour de l’éloquence, et une basse envie pour de l’esprit philosophique.

Il est vrai qu’il y a dans le discours du vicaire savoyard une douzaine de pages éloquentes ; mais en général, si ce style décousu, inégal, confus et sans harmonie, prenait le dessus, c’en serait fait de la littérature française.

M. de Voltaire se trompe sur la date des lettres de Rousseau, écrites de Venise à M. du Theil. Il y en a trois, du 8, du 15 août, et du 24 octobre 1744, et non pas 1743. Elles sont encore plus humiliantes que M. de Voltaire ne le dit, et la troisième finit par une délation ménagée artificieusement contre M. le comte de Montaigu son maître ; cela n’est pas philosophe.

M. du Theil n’honora point Rousseau d’une réponse ; plusieurs personnes parmi nous ont vu l’original de ces lettres écrites et signées de la main de Rousseau.

EXTRAITS
Des Lettres du sieur Jean-Jacques Rousseau, employé dans la maison de M. le comte de Montaigu, écrites, en l’an 1744, à M. du Theil, premier commis des affaires étrangères. Ces lettres ont été conservées par hasard chez les héritiers de M. du Theil.
première lettre, du 8 août, reçue le 23.

« J’ose porter jusqu’à vous mes justes et très-respectueuses plaintes contre un ambassadeur du roi et contre un maître dont j’ai mangé le pain…. Il y a quatorze mois que je suis entré chez M. le comte de Montaigu en qualité de secrétaire[5]… Monsieur l’ambassadeur... voulut avant-hier me faire mon compte... Son Excellence, ne pouvant m’obliger à consentir à passer ce compte comme elle le voulait, me proposa en termes très-nets d’y souscrire, ou de sauter par la fenêtre, etc…. Il m’ordonna, en me voyant sortir, de vider son palais, et de n’y jamais remettre les pieds… Pardonnez, monsieur, la liberté que je prends d’implorer votre protection contre les traitements que monsieur l’ambassadeur exerce sur le plus zélé et le plus fidèle domestique qu’il aura jamais…. Je sais, monsieur, combien de préjugés sont contre moi ; je sais que dans les démêlés entre le maître et le domestique, c’est toujours ce dernier qui a tort…. Votre générosité et mon bon droit sont mes seuls protecteurs….

« J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur. »

À Venise, le 8 août 1744.
autre lettre, du 15 août, reçue le 29.
« Monsieur,

« Depuis la lettre que j’eus l’honneur de vous écrire le 8 de ce mois, monsieur l’ambassadeur m’a menacé de me faire périr sous le bâton : il m’a envoyé sept ou huit fois son gentilhomme avec le solde du compte, m’intimant l’ordre de partir sur-le-champ de Venise, sous peine d’être assommé de coups de bâton matin et soir. »

La troisième lettre est du 11 octobre 1744, reçue au Vieux-Brisach le 16, et datée de Paris à l’hôtel d’Orléans, rue du Chantre, près le Palais-Royal.

Elle dit à peu près les mêmes choses ; il ajoute seulement : « J’implore votre protection et quelques marques de votre bonté, qui me réhabilitent aux yeux du public. »

Il s’imaginait dès lors que le public avait les yeux fixés sur lui. Toutes ces lettres sont signées Rousseau, avec paraphe[6]. Il ne paraît pas qu’on trouvât ses plaintes bien fondées ; et Jean-Jacques Rousseau, pour se réhabiliter, alla chercher ailleurs des maîtres qui lui donnassent des gages. Il faut avouer que voilà un plaisant secrétaire d’ambassade ; il a reçu de grands honneurs, et sa vanité est tout à fait bien placée !

La nouvelle Julie, ou la Nouvelle Héloïse, est un roman en six volumes, imprimé à Amsterdam chez Marc-Michel Rey, en 1761.

Ce roman[7] est un recueil de lettres que s’écrivent deux amants suisses, à l’imitation des romans anglais de Pamela et de Clarisse. Mais l’imitation est si mauvaise que ce roman est aujourd’hui entièrement oublié. Il n’y a ni exposition, ni nœud, ni dénoûment, ni aventures intéressantes, ni raison, ni esprit. C’est un précepteur lâche et insolent qui fait un enfant à sa pupille, et qui en reçoit de l’argent ; qui veut se battre contre un pair d’Angleterre, et qui en reçoit l’aumône. La pupille, grosse du précepteur, épouse un Russe dans un village de Suisse ; et, pour se tirer d’affaire, elle accouche d’un faux germe.

Comme les auteurs se peignent assez dans leurs ouvrages, le précepteur va fréquenter à Paris les mauvais lieux. C’est de ces honnêtes retraites qu’il insulte les dames de la cour, c’est de là qu’il écrit à sa Julie des invectives contre la musique de Rameau, et qu’il dit que ses airs ressemblent à la course d’une oie grasse, ou à une vache qui galope.

Le héros de ce roman moral prononce devant sa chaste Suissesse de ces mots trop usités par la canaille ; et sa maîtresse lui dit qu’elle a entendu quelquefois ces paroles dans la bouche des portefaix. Il peint noblement des valets qui polissonnent dans une cour. Il dit que les âmes humaines veulent être accouplées ; qu’on mesure à Paris ses maximes à la toise, que les dîners de Paris ne diffèrent pas beaucoup des tables d’auberge. Ce n’était pas sur ce ton que Mme  de La Fayette écrivait la Princesse de Clèves et Zaïde.

Jean-Jacques conseille ailleurs au dauphin de France, au prince de Galles, et à l’archiduc, d’épouser la fille du bourreau si elle est belle et honnête, car c’est toujours l’honnêteté qui dirige Jean-Jacques.

Ce qu’on peut remarquer dans ce roman, c’est le commencement de la préface. « Il faut, dit l’auteur, des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces Lettres. »

Il est assez étrange qu’un homme qui s’avoue publiquement un corrupteur ait voulu faire ensuite le législateur ; mais il instruit les hommes comme il dirige les filles.

Ce maître fou quitta, en 1762, les lieux honnêtes où il allait penser à Julie avec des officiers suisses, pour enseigner à l’Europe les Principes du droit politique, ou Contrat social, qu’on a nommé le Contrat insocial. C’est un ouvrage obscur, mal digéré, plein de contradictions et d’erreurs. Les satires mêmes, dont il fourmille, n’ont pu lui donner de la vogue. Il a beau dire (page 163) que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents, qui font parvenir aux grandes places, ne servent qu’à montrer leur ineptie aussitôt qu’ils y sont parvenus….

On est si accoutumé à ces lieux communs d’impertinences qu’ils n’ont pas fait la plus légère sensation. Ce style insolent et violent qu’on a voulu mettre à la mode n’est plus de mode ; on commence à revenir à la raison ; on sent enfin que la sagesse et la décence doivent conduire la plume de tout écrivain qui veut mériter l’approbation des honnêtes gens. Sopere est et principium et fons[8].

Il est dit dans cet ouvrage qu’il n’y a qu’un pays dans l’Europe capable de législation, et que ce pays est l’île de Corse (page 110). C’est là qu’il est dit que les Tartares subjugueront bientôt infailliblement la Russie, l’Allemagne et la France (page 96). C’est là qu’il est dit que le peuple anglais pense être libre, mais qu’il est esclave, et qu’il le mérite bien (page 214).

Il n’a pas apparemment envie d’aller chercher un asile à Venise. Il dit (page 248) que la noblesse y est peuple, que c’est une multitude de Barnabotes ; que la bourgeoisie de Genève représente exactement le patriciat vénitien, et que les paysans de Genève représentent les sujets de terre ferme. Il ignore que parmi les sujets de terre ferme, à Padoue, à Vicence, à Vérone, à Brescia, à Bergame, à Crême, etc., il y a mille familles de la plus ancienne noblesse.

Ainsi, en insultant toutes les nations, toutes les conditions de la vie, tous les arts qu’il a voulu lui-même cultiver, et tous les hommes avec lesquels il a vécu, cet écrivain s’est flatté d’usurper, par une insolence cynique, une réputation qu’on n’acquiert jamais que par le génie. Il a calomnié les philosophes qui l’avaient reçu, protégé et instruit ; ingrat envers ses maîtres, envers ses amis, envers ses bienfaiteurs ; recevant l’aumône d’un bourgeois inconnu parce qu’il croit qu’on n’en saura rien, et la refusant de la main d’un prince parce qu’il croit qu’on le saura : il s’est imaginé que ses bizarreries lui feraient un nom !

Il appelle M. Tronchin jongleur, dans sa lettre à M. Hume, tandis que lui-même pousse le charlatanisme jusqu’à s’habiller à l’orientale à Paris et en Angleterre, pour attirer sur lui les regards de la populace, qui le dédaigne.

Il parle de mœurs et de décence, et de la sainte vertu. Cela s’accorde mal avec les suites des récréations philosophiques qu’il prenait dans ces lieux honnêtes où il oubliait la Suissesse russe, Mme  de Volmar. Celui qu’il traite de jongleur lui a fourni le chirurgien dont la main, tout habile qu’elle est, n’a pas plus guéri son corps par ses opérations gratuites que les remontrances de ses amis n’ont pu guérir son cœur.

Il a mis le trouble dans sa patrie avant d’en sortir, comme un incendiaire qui s’enfuit après avoir allumé la mèche. Celui-là, certes, a eu raison qui a dit que Jean-Jacques descendait en droite ligne du barbet de Diogène accouplé avec une des couleuvres de la Discorde.

On n’aurait pas reproché à d’autres sans doute ces opprobres ou connus ou secrets, dont on est forcé de montrer ici la turpitude. Il y a des faiblesses et des humiliations qu’on doit laisser dans les ténèbres, quand les affligés restent dans une obscurité modeste, quand ils ne lèvent point une tête audacieuse, quand ils ne distillent point le fiel et l’outrage. Mais c’est ici un procès personnel qui exclut tous les égards ; et puisqu’il est permis à un Diogène subalterne et manqué d’appeler jongleur le premier médecin de monseigneur le duc d’Orléans, un médecin qui a été son ami, qui l’a visité, traité, qui a été au rang de ses bienfaiteurs, il est permis à un ami de M. Tronchin de faire voir ce que c’est que le personnage qui ose l’insulter. On peut, sur le fumier où il est couché et où il grince les dents contre le genre humain, lui jeter du pain s’il en a besoin ; mais il a fallu le faire connaître, et mettre ceux qui peuvent le nourrir à l’abri de ses morsures.

Finissons par faire sentir qu’un charlatan qui a lassé la pitié de ses bienfaiteurs et l’indignation publique n’a pu déshonorer que lui-même, et non pas la littérature.


DÉCLARATION DE L’ÉDITEUR[9].
Ces Remarques sont d’un magistrat.
La Lettre au docteur Pansophe n’est point de M. de Voltaire.
Voici son désaveu :

Je n’ai jamais écrit la Lettre au docteur Pansophe. Je m’en ferais honneur si elle était de moi. J’ai dû écrire celle que j’ai adressée à M. Hume, comme M. Walpole et M. d’Alembert ont dû écrire de leur côté. Je méprise comme eux Rousseau. Les faits que j’ai cités sont vrais, et j’ai fait mon devoir en les citant. Je me suis trompé sur les dates. L’auteur des remarques a raison en tout. Il n’y a jamais que l’agresseur et que l’imposteur qui aient tort ; et dans des affaires qui intéressent la société, ceux qui confondent les offenseurs avec les offensés n’ont pas raison.

Fait au château de Ferney en Bourgogne, le 1er décembre 1766.

Voltaire.
FIN DES NOTES, ETC.
  1. Les pages citées sont celles de l’édition de 1766 du Docteur Pansophe. Il est facile de retrouver les passages dans toutes les éditions.
  2. Mme  d’Épinay.
  3. Par Helvétius.
  4. L’auteur des Plagiats de J.-J. Rousseau sur l’éducation, 1765, in-12, est le bénédictin Jean-Joseph Cajot, né à Verdun en 1726, mort en 1779. (B.)
  5. Il n’était que sous-secrétaire. (Note de Voltaire.)
  6. Du vivant de Beuchot, les originaux de ces lettres étaient en possession du marquis de Fortia d’Urban.
  7. Voyez tome XXIV, page 165.
  8. Horace, Art poét., 309.
  9. L’éditeur de 1766.