Notice historique sur L’Abord-à-Plouffe/Les Cageux
CHAPITRE II
… LES CAGEUX … |
Il fut un temps, et ce temps n’est pas des plus reculé, où les voies ferrées étaient excessivement rares en notre pays. Les commerçants devaient alors se servir des routes fluviales pour le transport de leurs marchandises. C’est ainsi, qu’à partir de 1775 jusqu’en 1885 à peu près, la Rivière des Prairies qui tient son nom du Sieur des Prairies, contemporain de Champlain, était devenue populaire par le transport du bois des Grands Lacs ou d’Otawa, transport qu’on y faisait en passant par le Lac des Deux Montagnes. Avant de sauter les Rapides du Moulin du Crochet, vis-à-vis la Maison Ste-Damitilde des Sœurs du Bon Pasteur d’aujourd’hui, d’énormes radeaux de madriers, de bois équarri ou de billots venant du Missisipi, du Lac Chat ou de la Gatineau étaient divisés en radeaux plus petits. Avec un radeau on en faisait parfois quatre. Ces radeaux qui étaient solidifiés avec des branches qu’on pliait à la machine s’appelaient des cages et ceux qui les montaient des cageux. Parfois ces cages étaient si nombreuses qu’elles couvraient l’espace qui sépare le Pont actuel de l’Ile Paton et même davantage.
Les dits cageux ne menaient pas toujours une vie bien innocente. Ils s’amusaient, disaient-ils, mais leurs amusements n’étaient souvent pas très chrétiens. Solides gaillards, des forts à bras pour un grand nombre, ils avaient le mot vif parfois et fréquemment après leurs chansons sonores la chicane prenait et quelles chicanes !
Le rang devint si fameux qu’on l’appela partout « le Rang des Batailleurs ». Ajoutons à cela que la misère et le froid en portaient plusieurs à prendre un petit coup et deux aussi. C’était alors le moment de sacres, des jurons et même des blasphèmes. Les anciens en savent quelque chose. Les cageux n’étaient heureusement pas des impies et à la longue ils subirent l’influence de leurs pasteurs qui les transforma avantageusement.
Parmi les plus célèbres cageux nommons : Joe Montferrant, ce héros réel dont la légende parle si souvent comme ayant le bras solide et le pied agile ; un jour ce colosse entre à l’hôtel de l’Abord-à-Plouffe, on lui demande sa carte ; se reculant de quelques pas il fait un bond et imprime ses deux talons sur le plafond au grand étonnement de l’assistance : Martin Plouffe[1] ce guide fameux, dont l’œil était sûr pour connaître les endroits dangereux et qui savait « comme le creux de sa main » toutes les rivières du temps : Martin Pouffe sur une cage c’était l’assurance d’arriver à bon port et en peu de temps : Antoine Plouffe, père et fils, les ancêtres de notre concitoyen le Dr F. X. Plouffe qui possède chez lui de nombreux souvenirs des cageux, les deux Antoine Plouffe, dis-je, qui avaient le talent de la narration et qui donnaient aux confrères l’exemple de la plus franche gaieté. Le premier Antoine qui était marié à Rose Danis et qui établit une nombreuse famille (18) fut enterré à St-Martin le 6 Nov. 1881. Il était alors âgé de 80 ans et avait toujours vécu dans la région.
Le second époux de Angèle Meilleur qui eut 21 enfants, mourût à Hochelaga âgé de 66 ans et fut inhumé dans notre cimetière paroissial le 31 Mai 1888 ; Menuisier de son métier il avait travaillé à la construction de l’église ; Et Calixle Beauchamp qui devint plus tard cordonnier et qui aimait à aller voir à pieds ses bons amis de Ste-Thérèse lorsque les cages arrêtaient à Plouffe et qui vécut jusqu’à l’âge de 92 ans malgré les misères du temps « à coucher sur la paille, à la belle étoile et à manger de la soupe aux pois et des fèves au lard avec un salaire de famine, $10.00 ou $12.00 par mois ; » Félix Milaire, ce grand vieux si droit malgré ses 95 ans, qui avait le poignet bon pour rentrer la hache et la main sûre pour « rejoindre » le cœur d’un animal : on disait de lui qu’il était le roi des saigneurs ; Martin Clermont qui n’était pas le moins vigoureux du temps et qui la « donnaient » chaude aux « têtes de pioche d’Anglais » qui voulaient tout mener ; Auguste Lagacé surnommé Néro ; Hyppolite Jasmin qui ne voulait pas se noyer sans son argent ; Georges Jasmin et Adrien son fils ; Régis Taillefer, Xavier et Emmanuel Bélanger, Félix Meilleur, Joseph, Antoine et Benjamin Trudeau, Charli, Félix et François Clermont, jos. Gérard et son fils Thomas, Bte Bourdeau, Hyppolyte, Moïse, Martin, Jérémie et Mathias Leblanc tous appelés les « Cayen », Félix et Stanislas Vézeau, Louis Boucher, Thomas Jasmin le père de notre vicaire… et nombre d’autres qui n’avaient pas peur des grosses rames et qui les maniaient avec patience et habileté… J’en oublie : avec ces héros il y aurait de quoi faire un gros livre. Le métier de cageux était rude : mais ce métier restait le seul gagne-pain pour plusieurs. « Il fallait nourrir les petits et la femme » et nos braves d’alors ne reculaient pas devant le devoir et le danger.
Quelle belle épopée digne des plus beaux éloges ! « À travailler dur on acquiert de la volonté et on ne meurt pas plus jeune ». Ils disaient vrai.
Et ce fut ainsi pendant un siècle et plus que nos gens gagnèrent leur vie. Mais à mesure que le commerce du bois se fit par les voies ferrées les cages devinrent de moins en moins nombreuses. En 1892 elles étaient devenues si rares que leur passage était un événement extraordinaire auquel toute la population était fière d’accourir. La locomotive à vapeur avait ainsi supplanté l’humble radeau et il n’y eut plus de cageux. La dernière cage qui sillonna la Rivière des Prairies passa en 1908 pour se rendre au Tri-Centenaire de Québec.
- ↑ Martin Plouffe était le père de M. Esdras Plouffe père des Docteurs Daniel et de Martin Plouffe premier Maire de l’endroit et de William Plouffe entrepreneur général.