Notice sur l’Album de Villard de Honnecourt architecte du XIIIe siècle/5

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V

DESSIN DE L’ARCHITECTURE



D’anciens dessins d’architecture ont été signalés dans ces derniers temps. Il y en a qui remontent au XIIIe siècle ; je ne crois pas toutefois qu’aucun soit aussi vieux que ceux dont je vais parler.

L’album contient à la fois des plans, des élévations, des coupes, des profils. Tout cela est très intelligible, quoique les moyens pour représenter la dépression des lignes et des surfaces ne soient pas aussi parfaits qu’ils l’ont été depuis. Ainsi, l’usage de la ligne pointée est inconnu à Villard de Honnecourt, et c’est par des traits pleins qu’il indique la projection des voûtes. Quant aux parties solides, clôtures et points d’appui, elles sont figurées simplement par des lignes de leur épaisseur, sans être chargées d’une teinte qui les fasse ressortir aux yeux. Dans les coupes, les massifs tranchés par le plan où est posé le point de vue, ont pour marque des traits ondés. Enfin, les élévations ne sont pas toujours réduites à un seul plan, comme cela se pratique aujourd’hui ; celles des constructions circulaires sont mises en perspective.

Comme exécution, ces dessins ne sont pas sans mérite ; on voit qu’ils sont dus à une main exercée, mais les outils paraissent avoir été bien imparfaits. On dirait que les courbes ont été tracées avec une plume attachée à l’une des branches d’un compas de tailleur de pierre. La gravure fera ressortir cela lorsque ces dessins auront été reproduits, si jamais ils le sont. La description que j’en vais faire n’a pour but que de mettre en relief les notions archéologiques ou historiques qu’ils renferment.

1° Salle dont la voûte repose sur un pilier central (fol. 21 r.). — Par chu met om on capitel d’uit colonbes à one sole ; s’en n’est mies si en conbres, s’est li machonerie bone ; « ainsi fait-on retomber les portées de huit colonnes sur une seule, disposition moins embarrassante, sans que la maçonnerie en soit moins solide. » Plan carré ; huit piliers appuyés sontre les murs (deux sur chacun) donnent naissance à seize nervures qui aboutissent à huit clefs, lesquelles en renvoient huit seulement sur une colonne centrale. Ce genre de construction, donné ici d’une manière théorique, a été exécuté nombre de fois au XIIIe siècle, nommément pour voûter les salles supérieures dans les grosses tours des églises ou des châteaux.

Plan d’une église en croix latine d’une forme absolument carrée (fol. 14 v.). — Le chevet est donc rectiligne comme celui de Notre-Dame de Laon, celui de Saint-Pierre de Poitiers, celui de plusieurs cathédrales anglaises ; mais au lieu que, dans ces églises, la sanctuaire est fermé tout uniment par le mur droit qui constitue la clôture du chevet :une double galerie règne au fond du monument tracé par Villard de Honnecourt. Au-dessous on lit :Vesci une glize d’esquarie kif u escardée à faire en l’ordene de Cistiaus ; « voici une église d’équerre, qui fut projetée pour l’ordre de Cîteaux. » Je ne saurais dire sir le projet a été mis à exécution ; mais je vois par des dessins de M. Viollet-Le-Duc, que la grande église de Cîteaux avait un chevet plat, et que celles de Vaux-Cernay et de Fontenay près Montbard, dépendantes de Cîteaux, étaient dans le même cas[1].

Plan du chevet et du chœur de Notre-Dame de Cambrai (fol. 14 v.). — Il en été dit assez sur ce dessin dans la première partie de cette notice[2].

Plan d’un chevet d’église à double collatéral avec abside rectangulaire (fol. 15 r.). — Il en a été parlé également comme du seul ouvrage auquel se trouve attaché le nom de Villard de Honnecourt. Outre la légende latine que nous avons citée, il y en a une autre en français, qui répète la même chose au bas de la page :Desceure est une glize à double charole k’Uilars de Honecort trova et Pieres de Corbie. Le mot charole est à remarquer ; il précise le sens de carola, que Du Cange ni ses continuateurs n’ont pu démêler, malgré les nombreux exemples rapportés dans le Glossaire Carole, en général, veut dire entourage circulaire :galerie autour d’un chœur d’église, monture autour d’une pierre précieuse, bordure au bas d’une robe ; par extension, il a été appliqué aux ronds à danser. Un exemple célèbre de carole pris dans l’acceptation que lui donne Villard de Honnecourt, a échappé aux glossateurs. Jusqu’au siècle dernier, l’usage se perpétua à Paris, d’appeler ainsi la galerie autour du sanctuaire de Saint-Martin des Champs[3].

5° Plan de chevet de Saint-Étienne ou de Saint-Faron de Meaux (fol. 15 r.). — Le doute est permis, car dans l’intérieur du plan on lit :Istud est presbiterium sancti Pharaonis in Miaus ; et dessous :Vesci l’esligement de le glize de Miax de Saint-Estienne. Comment se fait-il que le français applique à Saint-Étienne, c’est-à-dire à la cathédrale de Meaux, le plan que la légende latine donne pour celui de Saint-Faron ?L’édifice de Saint-Faron est aujourd’hui totalement détruit ; quant à la cathédrale, elle existe encore, mais non pas telle que la vit notre architecte, car des titres certains prouvent qu’en 1268, « cette tant belle et noble construction ne présentait que « lézardes, et était à la veille d’une épouvantable ruine[4]. » Je ne vois donc pas jour à résoudre l’énigme de la double attribution du manuscrit, à moins qu’on ne suppose que le chœur de Saint-Faron et celui de Saint-Étienne étaient sur un même plan. Cela rentrerait dans la manière dont Villard de Honnecourt s’exprime à l’égard du chevet de Reims, auquel il renvoie comme si c’était celui de Cambrai, parce qu’il savait que ce dernier, non encore construit, devait être la copie de l’autre.

Mgr Allou, évêque de Meaux, a publié sur sa cathédrale une bonne notice historique et archéologique où se trouve un plan de cette église. En comparant ce plan avec celui de l’album, on voit qu’ils diffèrent par le nombre des chapelles du chevet, qui était de trois dans l’ancien édifice, tandis qu’aujourd’hui il est de cinq. En outre, les galeries latérales disposées à droite et à gauche du chœur avant la naissance des chapelles, ont une travée de plus sur le plan actuel que dans le manuscrit. Somme toute, ce ne sont pas là de bien grandes dissemblances ; c’est plutôt de la conformité ; or, en visitant la cathédrale de Meaux, on s’expliquera par l’inspection attentive de la maçonnerie, cette conformité qui ressort de la confrontation des deux plans ?Il est visible que l’édifice reconstruit après 1268 fut planté sur les fondations mêmes de celui qui l’avait précédé. On aperçoit encore en maint endroit la suture des nouvelles élévations sur le vieux soubassement.

Plan du chœur et du chevet de l’église de Vaucelles (fol. 17 r.). — Légende :Istud est presbiterium beate Marie Vacellensis ecclesie ordinis Cisterciensis. L’abside est composée d’une chapelle carrée en saillie sur deux rondes ; deux chapelles latérales offrent la même disposition à la hauteur du chancel. Le plan par la multitude des projections des voûtes, est bien celui d’une église gothique, et l’on ne peut douter qu’il ne représente l’état des lieux après la reconstruction dont l’archevêque de Reims, Henri de Dreux, vint faire la dédicace en 1235[5].

L’église de Vaucelles a été détruite. Une vue à vol d’oiseau de tous les bâtiments de l’abbaye, prise au commencement du siècle dernier et plusieurs fois reproduite dans celui-ci[6] ne permet pas de reconnaître la disposition si originale constatée par le dessin de Villard de Honnecourt.

7° Études sur la cathédrale de Laon (fol. 9 v., et 10 r.). — Deux dessins représentant le plan de la tour septentrionale du grand portail de cette église, pris au-dessus de la galerie supérieure dudit portail, avec l’élévation de la même tour depuis sa naissance du point où est pris le plan, jusqu’aux premières assises de son amortissement. L’explication est conçue en ces termes :

J’ai esté en mult de tieres, si com vus porés trover en cest livre. En aucun liu onques tel tor ne vi com est cele de Loon ; ves ent ci le premer esligement si con des premières fenestres. A cest esligement, est li tors tornée à viij. areste ; s’en sunt les iij. filloles quarées, seur colonbes de trois. Puis si vienent arket et entaulemens ; se resunt les filloles parties à viij. colonbes. Et entre ij. colonbes saut uns bues. Puis viennent arket et entaulmens. Par deseure sunt li conble à viij crestes. En cascune espase a une arkiere por avoir clarté. Esgardés devant vus, s’en vereis mult de le manière et tote le montée et si com les filloles se cangent. Et si penseiz ; car se vus volés bien ovrer de toz grans pilers forkies, vus covient avoir qui asés aient col ; prendés garde en vostre afaire ; si ferés que sages et que cortois.

« J’ai été en beaucoup de pays, comme vous pourrez le reconnaître par ce livre. Jamais en aucun lieu je ne vis tour pareille à celle de Laon. Voici la disposition du premier étage avec ses fenêtres. A cet étage, la tour est à huit faces dont quatre sont des tourelles carrées (en manière d’avant-corps) portant sur des faisceaux de trois colonnes. Viennent ensuite les arceaux et les entablements. Après quoi les tourelles deviennent octogones et sont portées par huit colonnes avec un bœuf en saillie dans les entrecolonnements. Puis viennent encore des arceaux et d’autres entablements, et par-dessus, le comble qui est (en forme de pyramide) à huit arêtes garnies de crochets. Sur chaque face (de la pyramide) est une meurtrière pour avoir du jour (par dedans). Regardez devant vous, vous en verrez mieux la manière d’après l’élévation et comment les tourelles passent d’une disposition à l’autre, en montant. Méditez là-dessus ; car si vous voulez faire de bonnes constructions à puissants contreforts, il vous faut prendre pour modèle ceux qui ont le plus de saillie. Apportez-y toute la réflexion possible ; vous ferez comme doit faire un homme sage et entendu. »

Entre autres mots techniques dont ce texte abonde, on remarquera celui de filloles appliqué aux avant-corps de la tour. Il était d’un usage général, à en juger par le vocabulaire des habitants de Coutances qui, aujourd’hui encore, appellent fillettes les petites tours qui font saillie sur les grandes au portail de leur cathédrale. Col manque dans les glossaires et donnerait lieu à bien des hypothèses, s’il ne se trouvait parfaitement expliqué par un mémoire de construction de 1399 où sont mentionnés des contreforts portant trois piez de col et deux piez d’aspoisse[7] ; » de sorte que col est la saillie des pièces de renforcement.

Si on compare le monument dans son état actuel avec le dessin de Villard de Honnecourt, on verra qu’il a subi peu de modifications. La pyramide qui surmontait la tour a été démolie de fraîche date pour soulager sa base. Quant aux statues de bœufs placées entre les arcades du troisième ordre, elles existent encore[8] ; mais un détail singulier que présente le manuscrit a disparu depuis si longtemps qu’il n’en est mémoire nulle part. C’est une main colossale qui faisait saillie sous l’entablement du premier étage aux avant-corps. On sait la signification de la main employée comme symbole par les sculpteurs et peintres de l’époque romane. Celle-ci, comme de coutume, est dans le geste de la bénédiction ; mais conformément au rit de l’église grecque, elle a l’index élevé, et le doigt du milieu ramené sur le pouce. Ces deux doigts ne sont pas en contact immédiat. Ils pressent un petit objet en forme de quintefeuille, qui est peut-être une représentation de l’hostie.

Rose du grand portail de la cathédrale de Chartres (fol. 15 v.). — La légende est tracée dans la bordure extérieure de la rose :Ista est fenestra in templo Sancte Marie Carnoti. L’exactitude du dessin est parfaite.

La rose de chartres est des plus belles, quoiqu’elle appartienne au gothique primitif. Un texte que je n’ai pas vu cité dans les monographies, conduit à en placer l’exécution avant 1155, puisque l’évêque Gosselin, mort cette année-là, légua cent livres ad opus turris[9], ce qui prouve que le portail était alors élevé au moins jusqu’à la plate-forme.

Rose du portail méridional de Lausanne (fol. 16 r.). — Avec cette double légende écrite dans la bordure :Ista est fenestra in Losana ecclesia ; et, C’est une reonde veriere de le glize de Lozane.

10° Études sur la cathédrale de Reims (fol. 30 v.). — Élévation à l’intérieur de l’une des chapelles placées au chevet de cette église. Ce dessin a pour légende :Vesci le droite montée des capeles de le glize de Rains et toute le manière ensi com eles sunt par dedans droites en lor estage ; « Voici l’élévation des chapelles de l’Église de Reims et la manière dont est disposé tout l’étagement de leur architecture à l’intérieur. » A la hauteur de la corniche qui surmonte le soubassement, on lit :Vesci les voies dedens et les orbes arkes. Les voies dedens sont les couloirs pratiqués entre chaque fenêtre dans l’épaisseur de leurs pieds droits. Les orbes arkes sont les fausses arcades qui décorent le soubassement.

(Fol. 31 r.). Élévation à l’extérieur de la même chapelle avec la légende :En cele autre pagene poes vous veir les montées des capieles de le glize de Rains par dehors, tres le commencement descri en le fin, ensi comes eles sunt. D’autretel maniere doivent estre celes de Canbrai s’on lor fait droit. Li daerrains entaulemens doit faire crétiaus. «  En cette autre page vous pouvez voir les élévations des chapelles de l’église de Reims par dehors, comme elles sont depuis de haut jusqu’en bas. » Nous avons assez insisté sur l’avant-dernière phrase qui constate l’identité du plan des deux chevets de Reims et de cambrai. Quant au membre qui suit :« Le dernier entablement doit faire créneaux, » il prouve, concurremment avec le dessin, que la décoration de l’amortissement des chapelles absidiales a changé depuis le XIIIe siècle. L’entablement, qui n’était alors couronné que de créneaux, l’est aujourd’hui d’une haute galerie à jour.

(Fol. 31 v.). Élévations à l’extérieur et à l’intérieur d’une travée de la nef, avec la légende :Vesci les montées de le glize de Rains et del plain pen dedens et de hors. Li premiers estaulemens des acaintes doit faire crétiaus si qu’il puist avoir voie devant le covertic ; encontre ce covertic sunt les voies dedens, et quant ces voies sont volses et entauls, adont reviennent les voies dehors con puet aller devant les suels des verieres. En l’entaulement daerrain doit avoir crétiaus con puist aller devant covertic. Ves aluec les manières de totes les montées.

Il y a bien des mots là-dedans qui demandent commentaire.

Plain pen ou plain pan est le mur de clôture des bas côtés de la nef, qui n’avaient pas de chapelles dans les églises du commencement du XIIIe siècle. On sait que la cathédrale de Reims a conservé à cet égard sa disposition primitive. Plain pan, planus pannus, équivaut à pièce plate. Les continuateurs de Du Cange ont cité, sans pouvoir le définir, pannus primus, secundus, tertius, etc., employé dans l’ordinaire de l’église de Chalon et s’appliquant aux diverses travées des basses nefs ; cela revient à l’acceptation de notre manuscrit.

Li premiers estaulements des accaintes, est l’entablement qui surmonte extérieurement les bas côtés. Il était garni de crétiaus ou créneaux, comme celui du chevet, lesquels créneaux faisaient la balustrade d’une voie devant le covertic, c’est-à-dire d’une allée au bas du toit en appentis des mêmes bas côtés. Au covertic, c’est-à-dire à la hauteur du mur où s’appuie par dehors la toiture des bas côtés, répondent à l’intérieur les voies dedens, ou la galerie tenant lieu de triforium. A la hauteur de l’amortissement de ladite galerie, est établie par dehors une autre allée qui permet de circuler devant les suels (seuils) des verrières ou fenêtres de la grande nef. En l’entaulement daerrain, au dernier entablement, celui qui couronne le faîte de l’édifice, il y a encore une garniture de créneaux pour faire la balustrade des allées ménagées au bas du comble de la grande nef.

Finalement donc, la traduction est celle-ci :« Voici les élévations de l’église de Reims avec son mur de clôture, tant par dedans que par dehors. Le premier entablement, celui du bas-côté, doit faire balustrade crénelée pour qu’on puisse circuler au bas de la toiture. A cette toiture sont adossées les galeries intérieures ; puis au point où règne l’entablement posé par-dessus les arceaux de ces galeries, il y a encore une allée extérieure qui permet de circuler devant les appuis des fenêtres (de la grande nef, en traversant les contreforts). Le dernier entablement (celui de la grande nef) doit être crénelé pour qu’on puisse circuler aussi au bas de la toiture. Voyez là les façons de toutes les élévations. »

Comme si son explication n’était pas assez complète, Villard de Honnecourt l’a reprise en partie dans une note marginale qui est ainsi conçue :

Entendez bien à ces montées. Devant le covertiz des acaintes doit aver voie sur l’entaulement, et desur le combe des acaintes redoit aver voie devant les verreres ; et un bas créteus, si cume vos veez en le purtraiture devant vos ; et sur le mors de vos piliers dait aver angeles, et devant ars buteret. Par devant le grant comble en haut redoit aver voies et créteus desur l’entaulement, k’en i puit aller pur peril de fui, et en l’entaulement ait nokeres por l’eve getir. Pur les capeles le vos di.

C’est la même description recommencée en termes un peu différents. Elle contient cependant l’énoncé de quelques détails omis d’abord. Ainsi la phrase :Sur le mors de vos piliers dait aver angeles et devant ars buteret, explique une décoration représentée par le dessin, qui consiste en des statues d’anges couronnant les contreforts au-dessus des naissances des arcs-boutants. La galerie supérieure, destinée aux manœuvres en cas d’incendie, est garnie, dit l’auteur, de nokeres por l’eve getir, de chéneaux pour le déversement des eaux.

La traduction est donc :« Remarquez bien ces élévations. Au bas de la toiture des bas-côtés, il doit y avoir une allée ménagée sur l’entablement, et au dessus du comble de la même toiture une autre allée qui passe devant les fenêtres, avec une balustrade basse à créneaux, comme vous le voyez par le dessin qui est devant vous. A l’amortissement de vos contreforts il doit y avoir des anges et par devant les arcs-boutants au bas du grand comble supérieur doit être encore une allée crénelée ménagée sur l’entablement, pour circuler lorsqu’il y a danger de feu ; qu’il y ait aussi un chéneau sur le même entablement pour déverser l’eau. Ce que je vous dis, doit s’entendre également des chapelles. »

(Fol. 10 v.). Dessin de l’une des fenêtres des basses nefs, avec cette légende :Vesci une des formes de Rains des aspases de le nef teles com eles sunt entre ij. pilers. J’estoie mandés en le tierre de Hongrie qant jo le portrais, porc o l’amai jo miex. « Voici l’une des formes des travées de la nef de Reims, telles comme elles sont entre deux piliers. J’étais appelé en la terre de Hongrie quand je la dessinai ; c’est pourquoi je l’aime mieux. » Le mot forme signifie au propre l’encadrement d’une grande fenêtre gothique. Les termes relatifs au voyage de Hongrie nous ont déjà servi pour la biographie de Villard de Honnecourt ; quant à sa préférence pour le dessin de cette fenêtre qu’il dit aimer mieux que tout autre, le motif qu’il en donne implique trop de choses sous-entendues pour qu’on la devine.

(Fol. 32 v.). Dessin parfaitement exécuté de l’un des systèmes d’arcs-boutants qui pressent les contreforts de la cathédrale de Reims à son chevet. Pas de légende.

(Fol. 20 r.). Très petite esquisse faite on ne peut plus négligemment en cinq ou six traits de plume, d’un chevet d’église à cinq pans coupés avec six supports indiqués dans l’intérieur par des points. Légende :Par chu fait om cavece à xij. vesrires. « Ainsi fait-on un chevet à douze verrières. » Idée jetée plutôt qu’étudiée pour la solution d’un problème qui me paraît avoir été fort embarrassant pour les constructeurs gothiques. Je ne connais pas de chevet éclairé d’après cette donnée. La pensée de Villard était évidemment d’inscrire un sanctuaire à cinq pans dans une précinction heptagone, et d’obtenir par là sept fenêtres en haut et cinq en bas.

(Fol. 32 r.). Quatre plans de piliers expliqués comme il suit :Ci poés vous veir l’un des pilers toraus de le glize de Rains et j. de ceus d’entre ij. capieles ; et s’en i a j. del plain pen, et j. de ceus de le nef del moustier. Par tos ces pilers sunt les loizons teles com eles i doivent estre.

Ainsi Villard de Honnecourt nous donne là un pilier toral, un pilier d’entre deux chapelles derrières le chœur, un pilier des bas côtés et un de la grande nef. Il avertit qu’il a eu soin d’indiquer les liaisons des uns et des autres.

Pilier toral ne désigne pas seulement les piliers construits sous les tours, mais encore ceux qui soutiennent la croisée à l’intersection de la grande nef et des transepts. Cela est prouvé par un exemple du glossaire de Du Cange au mot Arcus (arcus toralis), et aussi par le dessin de Villard de Honnecourt qui, étant amorcé de dix-huit saillies, ne convient qu’à un pilier central.

Profils de divers membres d’architecture, avec des renvois à quelques parties correspondantes des élévations dessinées sur le feuillet précédent :Vesci les molldes des chapieles de cele pagne la devant, des formes et des verieres, des ogives et des doubliaus et des sorvols par deseure. « Voici les patrons pour les chapelles figurées sur la page précédente (ci-dessus, p. 276 et 277), tant ceux des formes et verrières, que ceux des ogives et des doubleaux et ceux….. »

Il est fâcheux que les dénominations contenues dans cette légende soient données à part des objets qu’elles concernent et avec un système de renvois trop incomplet pour faire le rapprochement. Cela est cause que le mot survol (survoûte) ne peut pas être expliqué d’une manière certaine ; car bien que la présence de profils de corniches appelle une dénomination, bien que le mot survol convienne assez à la corniche qui surmonte toujours des voussures d’arcade ou de fenêtre ; enfin bien que le mot corniche soit chez nous d’un usage peu ancien :toutefois avant d’arrêter que son équivalent au XIIIe siècle était survol, il est besoin d’avoir quelques autorités de plus.

Les autres termes de la légende sont connus, soit que leur acceptation ait été établie déjà dans cette notice, soit que l’usage nous les ait conservés. Forme, ainsi que nous l’avons dit, est l’encadrement des fenêtres ; verrières s’applique aux membres plus délicats placés dans l’intérieur de la forme pour contenir les vitraux :des profils de meneaux figurés d’une manière très reconnaissable se trouvent englobés sous cette vague dénomination. Les doubleaux sont les arcs de voûte disposés dans le sens du vaisseau. Quant aux ogives, nous en aurions ici l’indice si le fait n’était pas établi d’ailleurs, ce sont les nervures diagonales des voûtes.

Il serait temps que l’archéologie revînt à cette acceptation du mot ogive, la seule qu’il ait eue, et au moyen âge, et dans les temps modernes jusqu’à la génération qui a précédé la nôtre. On disait croisée d’ogives, parce que ces sortes d’arcs sont disposés en croix[10]. Au milieu du siècle dernier des écrivains absolument étrangers au vocabulaire de l’architecture, saisirent cette expression au vol, sans avoir soin de se la faire expliquer, de sorte qu’ayant pris « croisée d’ogives » pour la dénomination technique de la fenêtre à cintre brisé, ils usèrent du mot ogive tout seul comme s’il était un déterminatif du cintre brisé, tant pour les fenêtres que pour les autres baies ; de là les portes et arcades en ogive, puis l’architecture en ogive ou ogivale. Jamais contresens plus malheureux ne s’est introduit dans une langue scientifique. Outre qu’il ferme l’intelligence à tous les textes anciens où se rencontre le mot ogive, il a l’inconvénient de caractériser une forme qui est précisément l’opposée de la forme propre à l’objet d’où le nom est venu. Ogive, selon le préjugé actuel, serait l’arc brisé, et la courbure normale de l’arc décrit par les ogives est le plein-cintre ; l’architecture à ogives serait exclusivement l’architecture gothique, et il se trouve que le tiers au moins des églises romanes ont leurs grandes voûtes construites sur croisées d’ogives.

Quoique l’erreur compte déjà un certain nombre d’années, on en peut, on en doit revenir. Les langues scientifiques ne comportent pas de si flagrantes absurdités. L’archéologie du moyen âge essaie depuis quarante ans de créer la sienne. Bien des termes qu’elle avait acceptés en commençant, ont été proscrits par elle du jour où elle a trouvé qu’ils étaient inexacts. J’ai déjà prêché et je prêcherai encore pour qu’ogive subisse le même sort ou plutôt pour qu’on rende à ce mot son acceptation primitive[11].

  1. Dictionnaire raisonné de l’architecture française, t. I, p. 271 à 274.
  2. Voyez ci-dessus, p. 24 et suiv.
  3. Lebeuf, Hist. du diocèse de Paris, t. I, p. 307.
  4. Voir le mandement publié à ce sujet par l’évêque Jean de Poincy, dans les preuves à l’histoire de Meaux de D. Toussaint Du Plessis.
  5. Gallia christiana, t. III, col. 178.
  6. Voyez Une promenade en Cambrèsis, par M. Delacroix. – Notice sur l’ancienne ville de Crèvecœur et l’abbaye de Vaucellles, par M. Bruyelle.
  7. Bulletin des comités historiques, t. I, p. 48.
  8. Voir la notice de M. Jules Marion sur la cathédrale de Laon ; et l’interpretation de la présence des bœufs donnée par cet archéologue.
  9. Gallia christ., t. VIII, col. 1142.
  10. Augira, arcus decussates, dit Du Cange.
  11. Voir l’article intitulé de l'Ogive et de l’architecture dite ogivale dans la Revue archéologique. [ci-dessus, p. 74 à 85.]