Notre-Dame-d’Amour/X

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 100-112).


X

Zanette et Rosseline


Zanette fit, en Arles, ce qu’elle avait à faire. Elle acheta « le remède, » expédia quelques menues commissions, et moins d’une heure après elle reprit, à la remise d’une auberge, son cheval qui, réjoui par un double picotin, hennit de joie en retrouvant sa petite maîtresse. La jolie Zanette ignorait même l’existence de la belle Rosseline.

C’est dans une ruelle qui tombe sur le quai, tout près du pont qui relie Arles à l’île de la Camargue, que Rosseline s’était fait acheter, pour y trôner derrière un comptoir doré, un cabaret étroit, mais bien situé et repeint à neuf.

La maison de sa mère était juste à l’autre extrémité du pont, c’est-à-dire dans l’île de Camargue et dans le faubourg de Trinquetaille.

La belle Arlèse se trouvait ainsi pas trop loin de sa maison où elle allait coucher quelquefois et à l’abri de la curiosité de sa mère, qui d’ailleurs, ne pouvant les empêcher, avait fini par souffrir les libertés de sa fille.

En ce temps-là, la ville d’Arles ne possédait pas encore le très vilain, très solide et très utile pont de fer qu’elle doit à la science des ingénieurs. Arles était relié à l’île et au faubourg par un pont de bateaux, qui s’ouvrait de temps en temps pour laisser passer les chalands et les vapeurs. Et lorsqu’ils devaient attendre que la communication fût rétablie, charretiers, cavaliers et piétons arrêtés sur la rive gauche n’étaient point fâchés, quelques-uns du moins, de trouver à bonne portée un cabaret où s’arrêter un instant.

Or, tout ayant été prévu par le peintre (qui s’était débarrassé de Rosseline avant de partir pour Paris, moyennant un cadeau en juste rapport, selon lui, avec les services qu’elle lui avait rendus), on voyait, scellés au mur, à droite et à gauche du joli petit cabaret, des anneaux où les cavaliers pouvaient attacher leur monture. On lisait sur l’enseigne, en belles lettres jaune vif sur fond rouge : CAFÉ DES ARÈNES. Les arènes antiques sont pourtant fort éloignées de là, mais ce titre qui s’était présenté tout de suite à l’esprit du Parisien gouailleur pouvait arrêter au passage et retenir une clientèle de gardians et d’amateurs de courses de taureaux, venant de Camargue ou y allant.

La devanture et la porte vitrées du cabaret étaient à l’intérieur voilées de rideaux rouges, plissés, très opaques. Et là derrière, depuis deux soirs déjà, les voisins entendaient de vagues fredons d’harmonica et des murmures de chansons destinés à amorcer la curiosité que les rideaux étaient chargés d’irriter encore. Or, comme Zanette venait de passer devant le café des Arènes, près de tourner la ruelle et de s’engager sur le quai pour aller au pont, elle s’entendit appeler par une voix de femme :

— Eh ! la jolie fille, où vas-tu si matin ?

Elle se retourna et vit une inconnue qui lui souriait, debout sur le pas du cabaret, dans le cadre des rideaux rouges. Il lui sembla la reconnaître, sans parvenir à s’expliquer où elle l’avait vue…. C’est qu’aux vitrines des boutiques, ce matin même, elle avait aperçu les fameux portraits où on pouvait admirer Rosseline, assise, debout, souriante ou grave, ici l’air impérieux, là, l’air sentimental.

L’inconnue souriait aimablement. Elle ne semblait pas méchante. Zanette s’arrêta.

— Est-ce à moi, madame, que vous parlez ?

— Et à qui donc, ma toute belle ? Il n’y a pas un chat dans la rue. Regarde. Tout le monde est au marché ou sur la Place des Hommes… c’est samedi. Où vas-tu si vite ?

— Je retourne chez nous ; mon père m’attend. Mais… je ne vous reconnais pas.

— Et tu as, pour cela, mignonne, la meilleure des raisons. C’est que tu ne m’as jamais vue. Mais moi, je te connais bien, ou du moins je le crois !

— Vous me connaissez ?

Machinalement Zanette fit tourner bride à son cheval et se rapprocha de la dame.

— Eh ! oui… n’es-tu pas cette fille que nous avons saluée comme la reine des fêtes, il n’y a pas longtemps, aux dernières courses des plaines de Meyran ?

Zanette rougit et murmura quelques mots inintelligibles.

— Tu ne vas pas dire non, j’espère. Tiens,… je vois une chose que tu vas perdre, si tu n’y prends garde… une chose qui me parle, que pour sûr tu veux cacher et qui se montre entre le velours et la coiffe de ton bonnet…. N’est-ce pas là, dis-moi, ma belle, la cocarde que t’a donnée, au beau milieu de tant de monde, le gardian Jean Pastorel ?

Zanette avait eu un geste rapide, involontaire ; elle avait porté la main à sa coiffure, et si brusquement qu’au lieu de saisir la jolie cocarde, cher souvenir du jeune homme, elle la fit tomber.

— Oh ! mon Dieu ! murmura-t-elle.

Rosseline s’était élancée, et, entre les galets roulés de Crau, qui sont le pavage de la ville d’Arles, elle ramassa la cocarde bleue et blanche.

— Pardon, madame !… fit Zanette, pour la peine que je vous donne, bien pardon et « gramaci ! »

La belle Arlèse eut alors un mauvais sourire.

— Tu crois donc qu’on va te la rendre ? dit-elle.

Zanette vit le haineux sourire, l’expression maligne qui, brusquement, rendaient laide la figure de la belle Arlèse. L’enfant jeta autour d’elle un regard de détresse. Elle n’avait pas peur, non, mais elle éprouvait un invincible sentiment d’angoisse. C’était le malaise que donne aux âmes bonnes la présence des êtres mauvais.

Elle eut mentalement un cri de prière, qui lui était familier :

— O Notre-Dame-d’Amour, dit-elle en elle-même.

Puis, tout haut :

— Certainement, madame, vous allez me la rendre. Pourquoi ne me la rendriez-vous pas ?

— Comment t’appelle-t-on ? interrogea brusquement l’impérieuse Rosseline.

— Zanette Augias, du mas de la Sirène en Camargue, où mon père est bayle.

La petite fille fit cette réponse avec fermeté et avec un certain air d’orgueil. Elle était fière de l’honnêteté de son nom. Son père, un brave travailleur, connu de tous, avait, depuis vingt ans, la confiance des maîtres du château. Dans la mignonnette, Rosseline vit une rivale capable de lui résister. Elle se sentit bravée, et répliqua :

— Je le savais, j’étais aux fêtes ; là j’ai questionné des gens sur ton compte…. Tu m’avais paru plus jolie…. Tu n’es pourtant pas mal, mais trop petite… ma foi, oui ! beaucoup trop petite !

— Pourquoi me dites-vous cela, à la fin ? répliqua Zanette pâlissante et suffoquée.

— Pardine ! Tu prends les amants des autres ! Elles ont bien le droit, les autres, de juger celle pour qui on les laisse !

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Rendez-moi ce qui est mien, mon père m’attend.

Le cheval, obéissant à Zanette, fit un pas vers Rosseline qui fit un pas vers lui, et qui saisit la bride.

— Lâchez mon cheval ! dit Zanette qui, à cet affront menaçant, sentit la colère gronder, plus grande que son pauvre cœur.

— Non pas ! car tu t’en irais, et je veux que tu m’entendes…. Il est à moi, ton beau gardian, entends-tu, petite gueuse, à moi, à moi, à moi ! S’il t’a fait, ce jour-là, une politesse, — tant pis pour toi, car elle n’aura eu qu’un jour, comprends-tu ?… Et je te souhaite pour ton bonheur d’avoir été assez sage pour qu’elle n’ait aucune suite ! Le mieux serait de me promettre de ne pas me le disputer, car si tu veux qu’il te vienne encore, tu n’as pas fini de rire !… Voyez-vous ces campagnardes qui veulent prendre leurs amoureux aux plus belles filles de la ville d’Arles ! Tu es fière de l’honnêteté de ton père, à ce que je vois, et il paraît que tu as raison, mais tu ferais aussi bien d’être un peu honnête toi-même ! Et pourquoi, dis, pourquoi m’as-tu volé mon galant ? voleuse ! voleuse ! voleuse !

Elle secoua la bride du cheval qui reculait, piétinant avec impatience les galets pointus où s’écaillait sa corne.

— Me lâcherez-vous à la fin ? cria Zanette toute indignée.

Ses lèvres tremblaient. Elle pressa son cheval qui secoua rageusement la tête et recula devant Rosseline.

Alors, la petite fille de Camargue sentit frémir et bondir son sang de Sarrasine. Sa fierté de fille libre des vastes plaines désertes s’émut tout entière au plus profond d’elle-même.

— La voleuse, c’est vous ! dit Zanette, et rendez-moi, je vous dis, ce qui est à moi…. Je ne vous dois point de compte. Je ne savais pas si vous existiez seulement. Adressez-vous à qui vous doit des comptes. Et surtout rendez-moi ce qui est à moi, je vous le répète ! rendez-le moi !

— Non ! tu ne l’auras plus !

Et dans un geste de rage, Rosseline jeta au ruisseau la pauvre petite cocarde qui, en un clin d’œil, comme une fleur morte, comme un papillon noyé, fut emportée au Rhône.

Alors, la fillette vit rouge. Son bras tout petit se leva et sa cravache était près de s’abattre sur les doigts de Rosseline, quand, au coin de la rue étroite, à vingt pas des deux femmes, un cavalier parut. C’était Martégas. Il ne connaissait encore ni le fameux café des Arènes ni la belle Arlèse dont il se souciait pour le moment comme du vieux fer d’un cheval des villes.

Après un marché passé sur la Place des Hommes où les travailleurs viennent s’offrir et se louer le samedi, il arrivait ici en reconnaissance. Ses amis devaient l’y rejoindre. Martégas avait surpris le mouvement de la petite Zanette, pour qui il avait au cœur une sorte d’amour mauvais et sauvage.

De gré ou de force, il voulait l’avoir. Essayer de lui complaire était le moyen le plus naturel, sinon le plus facile.

— Lâchez-moi ! lâchez-moi ! cria plus fort que jamais la pauvre fillette en reconnaissant Martégas, ce gardian chassé par son père, et pour qui elle n’avait que de la répugnance.

— Voleuse ! voleuse ! répétait Rosseline, tenant toujours le cheval par la bride.

Et de cette injure passant à d’autres, elle couvrit Zanette de toutes les immondes paroles familières aux filles des rues, et que, chose bizarre, elle prononçait si facilement et si abondamment pour la première fois !… Mais elle s’interrompit tout à coup avec un cri de douleur. La cravache de Martégas s’était abattue sur son bras qui lâcha la bride.

— Merci, Martégas ! fit Zanette délivrée et surprise, et au grand trot elle s’éloigna….

— Où vas-tu ? cria-t-il, où vas-tu, petite ?

— A ma maison !

— Bon ! songea Martégas, je la rattraperai toujours.

Rosseline et Martégas se regardaient.

…………………