Notre-Dame-d’Amour/XIII
XIII
L’écurie de maître Augias
Quand Martégas approcha de la ferme de la Sirène, les deux grands chiens de garde, des chiens du pays semblables à des terre-neuve, se mirent à hurler à la mort. Zanette les fit taire et les fit coucher au chenil. Et Martégas à son arrivée devant la ferme, put apercevoir Zanette qui, l’ayant vu de son côté, vivement disparaissait dans la maison.
Dans les fontes de sa selle il portait toujours du pain et de l’eau-de-vie ; il avait mangé et bu. Et restauré, brossé, rafraîchi, ayant bouchonné son cheval avec une poignée d’herbe sèche, brûlée déjà au soleil de juin, il arrivait prêt à toutes les luttes.
Un valet d’écurie, nouveau apparemment, le reçut devant la ferme.
— Le bayle Augias ? demanda Martégas.
— Il vous attend, si vous êtes le gardian Martégas, répondit l’homme. Il vous attend, il est malade ; je conduirai à l’écurie votre cheval.
— Donne-lui de l’avoine, seulement de l’avoine, dit Martégas ; il n’a besoin que de cela…. Où est le bayle ?
Le valet de ferme désigna du doigt la porte de la ferme.
— En bas, dit-il ; entrez.
Et il emmena le cheval.
La porte de la ferme était ouverte. Martégas écarta la toile de protection qui arrête les mouches et tamise la lumière.
— Bonjour ! La bonne santé ! dit-il.
Assis dans la salle basse, sous la huche à pain en bois sculpté, entre l’horloge à gaine et la table, maître Augias, ayant résolu d’être aimable avec ce gardian qu’il avait chassé, mais qu’il jugeait utile de ménager comme dangereux, — répliqua :
— Bonjour…. C’est toi Martégas ? je t’espérais ; ma fille m’a dit que tu allais venir, t’ayant parlé sur la route. Aussi, tu vois, le pain et le vin t’attendent. Bois, si tu as soif ; mange, si tu as faim. Le pain n’est pas très tendre, mais le fromage est frais.
Martégas comprit tout de suite que Zanette avait tenu parole. Elle n’avait rien dit à son père.
— Merci, fit-il, je n’ai pas faim, mais je trinquerai avec vous…. Vous êtes malade ?
— Ce n’est rien. La fièvre. L’accès est passé.
— Et votre fille, elle va bien ? dit Martégas.
— Verse-toi du vin toi-même, fut la réponse d’Augias.
Le gardian fronça le sourcil.
— Quel vent t’amène ? demanda maître Augias brusquement.
— Votre fille ne vous l’a pas dit ?
— Elle m’a dit seulement qu’en passant près d’elle au galop, tu lui as crié : Je vais chez ton père.
— Eh bien donc, maître Augias, je viens pour le cheval.
— Quel cheval ?
— Sultan, donc !
— Qu’est-ce que tu lui veux ?
— N’a-t-on pas fait dire qu’à celui qui saura s’en rendre maître et le monter convenablement, il sera donné en cadeau ? N’est-ce pas l’intention des maîtres et la vôtre, bayle ?
— C’est l’intention et l’ordre formel des maîtres, et je le regrette, dit maître Augias. Ils ont reçu des plaintes de nos gardians, oui, des lettres de plainte ! Et ils m’ont ordonné de me défaire ainsi du cheval. Je dois obéir, mais, pour dire la vérité, cela m’ennuie. Le cheval est beau, magnifique. Les poulains qui viendraient de lui nous auraient fait une manade de princes. Je sais bien que l’animal est aussi difficile et dangereux qu’il est beau. Il attaque souvent les autres bêtes, de lui-même, comme sans motif, et parfois il semble en vouloir aux gardians, — mais le métier de gardian est un métier terrible, chacun le sait, un métier de soldat. Le métier veut qu’on souffre. Toujours à cheval, la lance au poing. Dormir en selle, combattre les taureaux, être sans cesse exposé aux coups de corne et aux ruades. Quand on se plaint de ces périls-là, on se fait vacher, ou berger de brebis, coquin de bon sort ! Ah ! de mon temps, un qui aurait grogné pour une chute de cheval ou pour un coup de pied de bête, même reçu en pleine figure, on ne l’aurait, ma foi de Dieu, plus regardé ! Les gardians se seraient détournés de lui et les filles auraient ri en le regardant. Enfin tout change, c’est le siècle !
Maître Augias alluma sa pipe et répéta cette expression populaire des paysans de là-bas quand ils se plaignent des malheurs du temps : « C’est le siècle ! »
Les prétentions de son ancien valet déplaisaient à Augias ; il bavardait pour se donner le temps de chercher en sa tête un moyen sinon d’écarter, au moins d’ajourner la demande de ce Martégas.
— Je ne crains pas les coups de pied, moi, ni les coups de corne, dit Martégas. Et je prendrai bien le cheval !
— Tu le prendras ? dit le bayle souriant, tu le prendras… s’il veut se laisser prendre. C’est un oiseau ; il a des ailes. Et pour le glissement entre les mains, c’est une anguille. Pour tout le reste, un diable.
— Je le prendrai, moi ! dit Martégas. Quand peut-on ?
— Ah ! voilà, mon homme ! dit le bayle qui, ainsi pressé, répondit au hasard : — Ah ! voilà ! c’est que déjà un autre doit essayer ce que tu veux toi-même…. Il faudrait attendre.
— Et qui donc veut essayer ?
Mis au pied du mur, maître Augias prononça le premier nom qui vint à sa pensée :
— Jean Pastorel, dit-il.
Martégas se frappa la cuisse du poing.
— Il est encore là, celui-là ! dit-il.
— Comment, encore là ?
— Oui, dans toutes les affaires dont je m’occupe, je le retrouve toujours, depuis quelque temps, ce Pastorel ; ça m’ennuie. Enfin !… il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher…. Et quand vient-il pour essayer de prendre le cheval, ce Pastorel ?
— Après-demain, répliqua nettement le bayle, s’affirmant dans son mensonge. Si tu veux être ici après-demain, dès la pointe du jour, la manade sera proche ; nous irons tous.
— C’est dit, fit Martégas.
Maître Augias venait de prendre la résolution d’aller, dès le lendemain, chercher lui-même Pastorel. Il continuait à ménager Martégas mais il n’entendait pas qu’il eût le cheval ; il avait pour cela ses raisons.
Il y eut un long silence. Martégas buvait, se demandant où était Zanette et s’il ne pourrait pas, par quelque moyen bien imaginé, parvenir à lui parler un peu, seul à seule…. Le bayle, repassant en lui-même tous les motifs de colère et de mépris qu’il avait contre Martégas, se sentait repris d’une envie sourde de le mettre à la porte. Il s’en voulait de le recevoir si bien, de le faire asseoir à sa table, de lui donner de son pain, de son vin ; mais il se répétait en lui-même qu’avec celui qu’il appelait tout bas, quelquefois tout haut, une « canaille », un peu de politique était nécessaire.
Tous deux fumèrent assez longtemps en silence. Puis Martégas, d’un air dégagé, demanda des nouvelles de la ferme, des valets qui y étaient de son temps, de toutes les choses de la maison enfin, qu’il connaissait. Cette aisance, qui était une manière d’insolence, irritait le vieux, en dedans. Sa fièvre peut-être se mit à le travailler un peu ; il s’agita sur sa chaise, et n’y tenant plus :
— Quand pars-tu ? dit-il. Je t’ai assez vu ! je suis malade. Tu reviendras après-demain, puisque je dois obéir aux ordres des maîtres et donner le cheval à qui le prendra…. Seulement Pastorel a demandé avant toi. Voilà. Si avant toi il prend le cheval, je ne te cache pas que j’en serai content…. Je ne suis pas payé pour t’aimer.
— Vous avez la rancune longue !… fit Martégas. Allons, vieux, je m’en vais. Il faut avoir patience avec les vieilles gens…. On s’en va !… Mais je reviendrai. Je serai là après-demain matin. Et je crois bien que Pastorel manquera son coup… et je serai, moi, le soir même, mieux monté qu’un empereur !… Adieu, maître Augias…. Ne peut-on voir votre fille ? Elle se fait jolie, savez-vous ?
— Je te défends de me parler de ma fille ! cria Augias exaspéré tout à coup. En voilà assez, va-t’en ! Tu te moques de moi, je pense ! mais, coquin de sort ! je ne le souffrirai pas !
— Et pourquoi dites-vous que je me moque de vous, bayle ? Pourquoi ? expliquez-vous un peu.
Il avait un ton si narquois, un air si insolent, qu’Augias partit tout de bon ; il se débonda :
— Pourquoi ? pourquoi ? criait-il. Il demande pourquoi !… Que la fièvre m’étouffe s’il ne le sait pas, le pourquoi ! Pourquoi je dis que tu te moques ? Parce que si tu avais quelque chose là (Augias se frappait le cœur) tu n’aurais plus mis les pieds dans une maison qui ne te veut plus !… En te voyant reçu comme je viens de le faire, tu aurais dû, après avoir eu le tort de venir, comprendre qu’il fallait t’en aller au plus tôt… ! Mon œil est vieux, mais il voit plus clair que tu ne penses, compère ! j’ai un nez de chien de chasse. Et je te flaire, vois-tu, je sais de tes manières, camarade ! j’en connais plus long que tu ne crois, mon homme ! Tu es de la mauvaise graine, et quand je ne te vois pas, je suis content…. Tu as du front, de venir ici, pour prendre ce cheval !… mais tu ne l’auras pas, j’espère. Oui, tu as du front ! tu devrais te souvenir du motif principal pour lequel je t’ai chassé…. Tu étais chargé de l’écurie du château et de la ferme. Vingt chevaux à panser, à dresser ; sur ce nombre, dix au moins changeaient toujours. Comment les traitais-tu ? dis, réponds ! Tu oubliais de les faire boire, — et quand ils se fâchaient, tu les battais comme un sauvage. Tu m’en as gâté plus d’un, car les chevaux sont ce qu’on les fait !… Et tu veux avoir, toi, ce cheval de prince ! Il mourrait de désespoir et de honte entre tes mains, avant de mourir de tes mauvais coups !… Ah ! tu veux le prendre ? Tu peux essayer, c’est entendu ; j’y suis consentant, parce que j’espère bien te voir, la première fois que tu essaieras, envoyé en l’air cul par-dessus de tête, comme un paquet de linge sale que tu es !
Et maître Augias conclut :
— En te chassant comme j’ai fait, bête brute, j’ai nettoyé mon écurie !
— Je vois, dit Martégas tranquillement, que vous avez la fièvre, bayle. Les visions vous tiennent…. Adieu, je m’en vais. Le bonjour à votre fille….
Augias, se levant, le saisit par le bras, et, d’une voix basse, pleine de colère contenue :
— Martégas ! dit-il, ne me parle jamais de ma fille, même pour lui faire dire simplement bonjour… Écoute. Tu as à ton compte plus d’un méfait dont on a cherché bien loin les auteurs…. Plus d’une manade a perdu des bêtes qui n’ont pas été perdues pour toi. Quand le gardian Peytral a été trouvé mort, au bord du Vaccarès, tu as été le seul à savoir, hein ? comment lui était arrivé le malheur…. Ce n’est pas tout ; il y a des filles qui se plaignent de toi ; me comprends-tu bien ? Ne parle jamais de la mienne à personne, pas même à moi !… Si je t’ai chassé d’ici, ça n’est pas seulement parce que tu salissais l’écurie ! — C’est clair comme la bonne clarté du jour, hein, ce que je dis ? — Si je t’ai chassé c’est aussi parce que la manière me déplaisait dont tu regardais les filles — même ma petite, entends-tu, qui était alors presque une enfant ! Garde donc bien ta langue et ta canaillerie là-dessus, — ou, vrai comme je suis Augias ! c’est moi, moi, qui te mettrai dans la tête une balle de mon fusil ! Et pas un père, en Camargue, et pas un gendarme en Arles ne me donnera tort, tu entends ?
Augias parlait bas, et Martégas se contint.
— A après-demain matin, maître Augias ! dit-il avec une insolence sourde et menaçante.
Il dit encore :
— Je l’aurai, votre cheval !
Et mentalement il ajoutait :
— Et aussi ta fille !
Maître Augias lui montrait la porte…. Le brave homme avait perdu le fruit de sa politique. Après avoir bien reçu le gardian, il lui avait, n’y tenant plus, dit son fait en termes tels que, dans cette brute de Martégas, les pires levains de rancune et de haine étaient maintenant soulevés.