Notre-Dame-d’Amour/XV

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Flammarion (p. 165-173).


XV

La belle et la bête


Le lendemain matin, à six heures, la carriole fut attelée.

La mère de Zanette avait laissé, — pauvre morte ! — une autre enfant qui, maintenant, prenait sa cinquième année. Le père Augias, depuis trois ans, avait confié cette enfant trop petite à sa sœur, mariée avec un pêcheur aux Saintes-Maries-de-la-Mer, pour qu’elle l’élevât parmi les siens.

— Si je partais avec vous, père, pour voir la petite ?

— J’allais, dit Augias, te le dire moi-même.

Ils partirent.

Le père Augias conduisit sa fille aux Saintes, chez sa sœur, puis revint sur ses pas, avec la carriole, à Silve-Réal, chez la mère de Pastorel pour savoir d’elle où il trouverait le gardian.

Il n’avait pas voulu, naturellement, mener Zanette, comme cela, dans la maison de Pastorel.

Chez la vieille Pastorel, il apprit que le gardian, dans l’après-midi, irait aux Saintes pour une affaire. En ce moment, Pastorel visitait une manade aux environs des Saintes. De grandes courses devaient avoir lieu bientôt aux arènes d’Arles et on l’avait chargé de se rendre compte par lui-même de la sauvagerie de certains taureaux, de choisir à son idée et de designer les plus sauvages, les meilleurs, qu’on « trierait » quelques jours plus tard.

Augias se remit en route pour aller prendre chez sa sœur, aux Saintes, le repas de midi.

Pendant ce temps, Zanette, après avoir joué avec sa petite sœur, n’avait pu résister au désir de courir un peu sur l’immense plage déserte des Saintes.

Elle aurait voulu emmener la petite. La tante s’y opposa.

— C’est trop petit, vois-tu, cette mignonne ! Et puis, — quoique, si l’on en croit le monde, les mauvaises fièvres n’existent plus guère, — j’ai toujours peur. J’en connais, des tout petits, qui n’ont pas la couleur qu’il faut ; ils sont jaunes comme des cierges. Va toute seule…. Tu n’as pas peur, au moins ?

— Oh ! dit Zanette, je n’ai peur de rien, jamais.

Elle venait rarement aux Saintes-maries qui étaient à cinq lieues de chez elle…. Il y avait tant de travail à la ferme de la Sirène ! De temps à autre, on leur amenait la petite, si bien que Zanette, qui aimait beaucoup la mer, ne la voyait pas souvent…. Oui, elle l’aimait beaucoup, cette mer bleue et vaste où le regard et le rêve s’en vont loin, à la poursuite des bateaux et des grandes mouettes blanches….

Tenez, ce matin même, lorsqu’elle avait vu, au bout de la plaine, là-bas, tout là-bas, au bout du désert plat, par-dessus la vigne, les sables et les salicornes, se découper la silhouette crénelée de l’église sur le bleu de la mer, — elle s’était levée tout debout, Zanette, sur le char à bancs, en poussant des cris, — en battant des mains : « La mar ! la grando mar ! » La mer ! la mer si grande ! Et le cœur de Zanette s’échappait, s’envolait hors d’elle-même ; il volait avec les oiseaux, au-dessus des vagues, bien haut, bien loin, puis redescendait, les effleurait parfois de l’aile et chantait… un chant de sirène.

Et comme on était au milieu de juin, qu’il faisait chaud et qu’elle aimait la mer, Zanette, pendant que son père allait à ses affaires, avait couru sur la plage.

Des lieues de plage ; un sable, doux sous les pieds, où la nier envoyait sa vague calme, en grands festons mobiles, dentelles blanches, dont les dessins d’écume se formaient, fondaient, apparaissaient encore pour disparaître. Aux endroits mouillés, le sable, dans le moment où s’y posait le pied de Zanette, devenait tout pâle, parce que l’eau, sous le poids, en sortait comme d’une éponge. Quand elle retirait ce pied, très petit, le sable de nouveau s’imbibait, redevenait sombre très vite. Et cela amusait la jeune fille…. Puis, comme la mer essayait de mouiller ses jupes, elle les relevait en s’enfuyant…. Et, loin des bords, le sable, sec, très mobile, prenait son soulier, voulait le garder, il la déchaussait. Et elle riait toute seule. Et la grande plage désolée était maintenant toute couverte des petites traces désordonnées de Zanette. Ici, elle avait fait de grandes enjambées, là de tout petits pas ; ici, elle avait tourné en rond comme une folle…. Les courbes se rétrécissaient en une hélice, du centre de laquelle l’enfant s’était échappée brusquement, pour courir en ligne droite, longtemps, longtemps…. Et enfin, elle se vit loin des Saintes, à une lieue au moins, sur l’immense plage vide, déserte. Elle s’assit alors sur les petites dunes qui lui cachaient la plaine, par-dessus lesquelles, en se retournant, elle apercevait à peine le faîte de l’église crénelée, avec ses trois cloches découpées en plein ciel dans l’ajourement du clocher. Et Zanette, adossée aux monticules de sable, ne voyait plus que la mer qui court sans cesse au-devant d’elle-même, impuissante à saisir mieux la terre qu’elle semble désirer.

Alors, la petite sauvage éprouva une envie brusque de se plonger dans cette eau si claire, si bleue, si fraîche. « Dans une heure, il sera midi, songea-t-elle en regardant le soleil. J’ai le temps. »

Le Rhône lui avait appris à nager. Elle se déshabilla, sûre d’être bien seule. Debout, étendant les bras, elle s’étira au soleil et une joie physique la saisit, la joie des bêtes captives remises en liberté.

Un bain libre au bord de la mer, en pleine lumière, semble peut-être aux gens des villes un acte impudique et sans doute fort rare. Ce n’est ni l’un ni l’autre. La nature invite au naturel…. Et maintenant Zanette ressemblait aux petites déesses de la mer, aux ondines, aux sirènes de l’eau, sœurs légendaires des sirènes de l’air dont les plumes ont toutes les couleurs du ciel, et sont luisantes comme des écailles entrevues sous les vagues.

La peinture ne doit pas garder seule le privilège de montrer nue la beauté des déesses et de la femme. Zanette était nue et elle était chaste.

Quand elle se fut un peu étirée, la joie qu’elle éprouvait la força de s’agiter de nouveau. Un petit cheval de Camargue, qu’on rend à la liberté, qu’on renvoie au troupeau libre après l’avoir attelé plusieurs jours, s’étonne ainsi, immobile d’abord, puis hume l’air, et tout à coup bondit et galope. Ainsi fit-elle, Zanette. Elle gravit en deux bonds une des petites dunes voisines qui s’écroula sous elle ; elle regarda, du sommet, tout le désert verdoyant, où flottaient, vers l’est, des mirages, des arbres renversés au bord de marais irréels ; elle se retourna vers la mer, aspira la brise saline, puis se jetant à corps perdu sur la pente de sable, elle se laissa glisser jusqu’au bas, la poitrine dans ce sable chaud, ses deux petits pieds en l’air, les mains en avant, — avec des éclats de rire qui perçaient le bourdonnement de la mer paisible mais toujours murmurante.

Zanette se releva, se secoua, puis, courant à toute vitesse, s’élança vers la mer, y entra toujours courant, et quand elle eut de l’eau jusqu’à la ceinture, elle se jeta à la nage, toujours avec des cris perçants auxquels répondaient là-bas les mouettes.

Elle nageait ainsi depuis un moment, quand un jeune taureau, noir comme la nuit, bondit, non loin de là, par-dessus la dune, et entra aussi dans les vagues…. Un cavalier presque aussitôt franchit d’un bond la dune au même endroit et s’arrêta brusquement, au bord de la mer, regardant tour à tour, d’un air étonné, le sauvage taureau et la fillette sauvage.

C’était Jean Pastorel.

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