Notre-Dame-d’Amour/XXI

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Flammarion (p. 232-241).


XXI

Le plat de lentilles


Il revenait souvent à la ferme de la Sirène, Jean. Il arrivait, fier, monté sur le Sultan. Il ne l’enfermait jamais ; il l’attachait à un arbre, fortement, avec le séden. Le tronc de l’arbre, un vieux tamaris, à un mètre du sol se divisait en trois maîtresses branches. Dans l’enfourchure, Jean, un moment avant de repartir, plaçait un peu d’avoine. Il détachait Sultan avant que l’animal eût fini de manger, se mettait en selle par surprise et disparaissait bientôt, suivi du regard de Zanette.

Jean, de taille moyenne, mais plutôt grand que petit, sec, nerveux et très vigoureux, se plaisait à voir cette jeune fille, mignonne comme une véritable enfant. L’idée de la soulever entre ses mains, pour élever le joli visage jusqu’à sa bouche, lui était venue vingt fois. Et puis, il ne pouvait la regarder, ses yeux ne tombaient pas sur les yeux de Zanette, sur l’entre-bâillement des fichus, où un peu de la poitrine se laissait voir, doucement remuée par le souffle égal, sans qu’il se rappelât le jour où il l’avait surprise habillée seulement d’eau et de blanche écume, puis, au sortir des vagues, courant sur le sable, toute blanche et toute emperlée de gouttelettes d’eau qui étincelaient au soleil…. Il revoyait toujours cela et jamais, non jamais encore, il ne lui en avait parlé.

— C’est vous, monsieur Jean ?

— Oui, demoiselle ; où est votre père ?

— Au travail, là-bas.

— Je venais lui montrer le cheval. Il est sage comme une image.

— Il faut vous méfier, toujours.

— Toujours je me méfie, demoiselle… des chevaux comme des femmes…. C’est un peu traître, des fois.

— Vous êtes méchant !

— Que non ! vous le savez bien. Coup de pied de cheval — fait moins mal peut-être que blessure d’amour….

— Vous voulez rire, Jean !

— Je ne ris pas, pas du tout, Zanette !

— Alors, il obéit, le Sultan, comme vous voulez ?

— A peu près, j’ai mes moyens.

— Et qu’est-ce que vous lui faites ?

— Je lui fais désirer l’avoine, et moi seul je la lui donne…. Il me sera reconnaissant.

— Qui sait ? Peut-être il vous en veut plutôt d’avoir à l’attendre, qu’il ne vous a reconnaissance de la recevoir.

— Je le crains ! C’est ainsi encore, mais ça changera….

— Ah ! c’est ainsi encore ? Comment le savez-vous ?

— Regardez, Zanette.

— Non ! non ! ne l’approchez pas par derrière !…

Pastorel alla vers le cheval, assez loin, assez près, et il tendit le bras comme pour caresser la croupe. Le Sultan tourna à peine la tête comme s’il voulait que ce mouvement ne fût pas vu. Il jeta en arrière un coup d’œil oblique, jugea la position du gardian et, portant brusquement sa croupe un peu de côté, il détacha vers l’homme un maître coup de pied. Jean, sur ses gardes, l’esquiva.

— Voilà, dit-il, comment nous sommes amis !

Zanette, assise sur le banc de pierre, au seuil de la ferme, au soleil, un plat sur ses genoux, triait des lentilles. Elle en prenait quelques-unes dans le plat, les mettait sur sa main où elle les éparpillait du doigt, enlevait les pierrettes, puis soufflait pour faire partir les grains de sable. Celles qui étaient triées, elles les mettait au creux de son tablier.

Jean vint s’asseoir près d’elle. Ils se turent longtemps. Elle se sentait aimée. Elle était bien là, près de lui, et lui tout content près d’elle. Il regardait le profil de sa joue penchée ; et, sur le contour de cette joue, la lumière irisait un duvet pareil au duvet des pêches. Il songeait que ce visage avait, des pêches sur l’arbre, la fermeté, la couleur, rose, blanche, même verte un tout petit peu,… et que sans doute aussi il en avait la bonne odeur….

— Zanette ?

— Monsieur Jean ?

— Est-ce que, derrière moi, en croupe, vous le monteriez, Sultan, — comme vous avez monté, un jour, mon cheval ?… N’auriez-vous pas peur ?

— Avec vous, non, monsieur Jean, je n’aurais pas peur, peur de rien — jamais, il me semble.

Elle avait répondu comme en rêve, malgré elle, sans réflexion, parce que, pour trier ses lentilles, elle avait la tête baissée, et qu’elle ne voyait pas le regard du jeune homme.

Il se sentit secoué d’un frisson, et, la voix toute troublée, il dit avec une oppression :

— Vous n’auriez peur de rien, avec moi ? C’est vrai ? C’est bien vrai, ça ?

— C’est vrai, dit-elle.

Elle leva les yeux. Elle le vit debout. Il la saisit par la taille, brusquement l’éleva vers lui, comme une enfant… et il couvrait de baisers le joli visage, partout ; ses lèvres allaient du front au cou ;… la rude moustache se prenait aux cheveux follets…. Et que dit-elle à la fin ? Seulement trois mots, trois mots seulement :

— Oh ! mes lentilles !

Les lentilles étaient à terre, sur les dalles du seuil, éparpillées, celles qui étaient triées et les autres… et le plat cassé en vingt morceaux !

— Oh ! mes lentilles !

Alors, il la reposa à terre, devant le banc où elle s’assit. A genoux devant elle, il ramassa les lentilles à poignées, avec un peu de poussière, et chaque fois qu’ils se regardaient ils se mettaient à rire comme des fous.

— Il faudra les mettre dans l’eau ! fit-il.

— Pour sûr, dit-elle.

Et, en lui tendant la dernière poignée, comme elle avançait la main, il retira un peu la sienne pour qu’elle le regardât…. Elle vit qu’il était devenu très grave.

— Si vous voulez, mademoiselle Zanette, je vous le ferai monter pour aller à Saint-Trophime, en Arles, le jour de notre mariage ?

— Nous serions fiers, dit-elle, en habits de fête, sur ce cheval de roi !

— Alors, c’est dit ?

— Demandez à mon père.

Le rude compagnon, — toujours à genoux, à cause des lentilles, — prit dans sa forte main le tout petit pied de l’enfant, et dévotement le baisa, comme on baise la châsse aux Saintes-Maries-de-la-Mer.

— Je le comprends, que je t’aime ! fit-elle.

Son sein battait très vite, très vite.

— Alors, fit-il, je suis avec Dieu.

Elle se leva :

— Je vais les mettre dans l’eau…. Vous en mangerez avec nous, monsieur Jean ?

— Pardi ! j’ai à parler à ton père. Je n’aime pas languir. Beau fruit sur l’arbre est trop en danger d’être volé !

Longtemps, ils se regardèrent, assis l’un près de l’autre, se tenant les mains.

— Et quand m’as-tu aimée, Jean ?

— Quand je t’ai vue habillée d’eau, Zanette, d’eau bleue et d’écume blanche, et puis, sur le rivage, jolie comme une reine, toute vêtue de perles….

C’était la première fois qu’il rappelait ce souvenir.

— Tais-toi, méchant !

— C’est pour te taquiner, dit-il. Tu sais bien que tu m’avais plu avant. Sans ça, t’aurais-je donné la cocarde, aux fêtes de Meyran ?

Elle fronça le sourcil, se rappelant Rosseline, trop oubliée peut-être.

Il ne s’en aperçut pas, et reprit :

— Tu fus reine aussi, ce jour-là…. Elle est à moi, la reine, maintenant.

— Oh ! pas encore.

— Non, mais bientôt…. Et toi, quand t’ai-je plu, Zanette ?

— Le jour des fêtes tout d’abord, et puis surtout quand tu as vaincu le cheval…. J’aurais voulu être avec toi, avec toi m’envoler sur cette bête farouche dont tu faisais tout ce que tu voulais. Oui, vous aviez l’air tous deux de vous envoler et j’aurais voulu être avec toi comme le jour de la baignade. J’étais fière à l’idée qu’un si courageux m’aimerait…. Et tu ne sais pas ?… Eh bien, — acheva-t-elle avec un sourire malicieux, — eh bien… j’y comptais !

— Ah ! coquine !

Le père Augias fut consentant ; ils se fiancèrent.


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