Notre-Dame-d’Amour/XXII

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Flammarion (p. 242-251).


XXII

Toujours


Ils s’étaient plu d’abord parce qu’ils étaient jeunes, beaux et forts, et que leur âge voulait ça. Une fois fiancés, ils causaient, durant des heures, de leur passé, de leur enfance, de leurs père et mère ; et, peu à peu, une tendresse douce se mêla au désir ardent, un peu âpre, de leur jeune cœur.

— Où allais-tu à l’école, quand tu étais petitette ? Comment était ta mère ?… Ah ! oui ! je l’ai connue ! Elle était si brave ! Je me souviens qu’une fois….

— Tu l’as connue, Jean ?

— Oui, oui, je m’en souviens maintenant !

Et il parlait, — ravi de rattacher sa vie passée à celle de Zanette, voulant à tout prix l’avoir aimée avant ce jour de la baignade, qui les avait rapprochés pour jamais.

— Un jour, à la procession des Saintes, est-ce que — voilà cinq ans — tu n’étais pas en tête des filles, toute habillée de blanc, avec des lys dans ta main ?

— Oui, Jean.

— Eh bien, je t’avais remarquée ! Tu n’étais qu’une enfant alors. Mais si jolie, tout près d’être, comme tu es aujourd’hui, une demoiselle bonne à marier.

— Pas possible qu’alors tu m’aies remarquée ! et que tu t’en souviennes !

— Si ! si, il y a des souvenirs comme ça…. Et tiens, veux-tu la preuve ? Quand la procession sortit des Saintes (mes souvenirs, à mesure que je te parle, reviennent),…à la sortie du village donc, les bohémiens se disputaient autour du bateau que les jeunes hommes portaient sur leurs épaules et où les Saintes, en bois sculpté, luisaient de dorure au soleil ; ils voulaient, tous à la fois, toucher la barque et les manteaux d’or des Saintes ; et toi, tu fus poussée par l’un d’eux. Tu fis un petit cri… et — souviens-toi — un homme prit un de ces bohémiens, celui qui était le plus près de toi, et l’envoya, d’un coup d’épaule, rouler dans le sable…. Eh bien ! cet homme, c’était moi !

— Comment ! c’était toi, Jean !… oui, je crois bien ! je me souviens de ça.

Ils bavardaient ainsi, trouvant drôles ces souvenirs qui déjà étaient de l’amour, et qui s’étaient effacés, perdus, et que l’amour leur rapportait….

Une fois elle dit :

— Quand j’avais huit ans, j’eus la fièvre typhoïde. Ma mère fit vœu, si je guérissais, de m’habiller de bleu pendant trois ans, et de me mener chaque fois aux Saintes, tous les ans, le jour où les châsses descendent et font des miracles. Elle promit que, chaque fois, j’accrocherais aux cordes qui font descendre les châsses, un bouquet de lys et d’immortelles….

Jean écoutait de l’air d’un homme qui, près d’interrompre, se retient.

— C’était vous ! dit-il enfin. C’était vous ! J’étais là, un jour de fête… oui, oui… il y a neuf ans, j’en avais quinze, moi ; j’étais déjà un gardian, grand comme à présent presque et aussi fort…. Vous ne pouviez arriver aux cordes. Alors, je vous enlevai dans mes bras… vous ne pesiez guère ! et, de vos petites mains vous attachiez vos fleurs pendant que votre mère me remerciait…. C’était vous ! c’était vous, petite ! vous que toute petite j’élevais ainsi dans mes bras…. Qui m’aurait dit alors : « Voilà ta petite femme ! »

Et ils riaient tous deux, heureux, sans s’expliquer pourquoi, de se retrouver en remontant dans l’impalpable passé, de se posséder dans le néant de ce qui fut vécu, de s’être vus, touchés, avant de s’aimer…. Ainsi, ce n’était plus une chose d’hier, que leur amour, non ; elle était avant, et maintenant elle serait toujours.

L’amour est un espoir, un rêve d’éternité.

Zanette, avec maître Augias, alla visiter la mère de Jean.

La mère du gardian était une vieille femme maigre, à peau sèche, très ridée, les yeux vifs comme des veilleuses dans des orbites profonds. L’arcade sourcilière formait voûte au-dessus de ces yeux-là qui semblaient embusqués, épiant toujours. Sa coiffe blanche mordait le haut de ses oreilles. Elle était têtue, entière, énergique, prenant tout au sérieux, campée dans son honnêteté de brave femme comme en toutes ses idées…. Une de ses expressions favorites, expression populaire d’ailleurs, en pays de Camargue, était celle-ci : « On me pilerait plutôt que de me faire faire ce qu’une fois j’ai décidé de ne pas faire ! » Jamais on ne l’avait entendue prononcer une parole en français. C’était une femme de l’ancien temps. Elle était de ces vieilles gens d’autrefois, chrétiens et stoïques, qui ne savaient pas même lire, qui ne savaient rien et qui concevaient tout, qui avaient le sens de la vie et ses plus sublimes sagesses. Derniers nés d’une longue suite de générations, bien loin d’être abâtardis, ils semblaient représenter les forces accumulées de vingt siècles d’expérience populaire. Le génie même paraît souvent digne de quelque dédain à côté de ces êtres-là qui sont naïfs, forts, généreux et féconds. Leur race existe encore sur cette terre chrétienne et païenne, romaine et gauloise, mais quand les poètes en parlent, le siècle, né malin, les traite de rêveurs. N’est-il pas convenu que le paysan, partout et toujours, est un être laid, grossier, incapable d’un trait d’élévation, d’un mouvement de générosité ? La mère de Pastorel était une de ces belles créatures de vieille roche populaire.

Zanette lui plut. Elle lui parla tout de suite, beaucoup, de son Jean.

— Quand il était petit, il faisait ça et ça. Jamais un mensonge. Je lui disais : « Quand tu as mal fait, viens me le conter de toi-même et tu seras alors pardonné. Je ne veux pas de mensonge. » Et, figurez-vous, des fois, quand je rentrais à la maison, il venait me dire : « Mère, j’ai mis la main dans le pot de confiture ; mère, j’ai volé du miel ou du sucre ! » Et comme je le pardonnais, mais sans vouloir l’embrasser, il pleurait eu criant : « Corrige-moi ! corrige-moi ! Je veux être puni, pour qu’après tu m’embrasses ! » Voilà comment il était, mon Jean…. Il me disait aussi : « Quand je serai grand, je gagnerai du bel argent ; il sera tout pour toi, mère, je viendrai le verser sur tes genoux, dans ton tablier ! » Et comme il l’a promis, il le fait. Oh ! oui, c’est un brave enfant, ce sera un brave homme. Aimez-le comme j’ai aimé son père, petite. Je n’ai jamais souri sous le regard d’un autre homme. Nous comptions l’un sur l’autre. Il faut ça ; c’est le bonheur. Soyez heureux. La vieille vous bénira.

Au bout de deux ou trois mois, il leur sembla, à Zanette et à Jean, qu’ils s’étaient toujours connus, toujours. Jean était venu souvent faire chez maître Augias un peu de veillée. Il parlait de ses chasses avec lui, des perdreaux qu’on force à cheval, dans le désert, qu’on tue à coups de bâton lancé, à la manière arabe ; il parlait des bécassines, des hérons, des flamants qui nichent en Camargue, de toutes les bêtes des marais, des castors du Rhône ; et surtout et sans cesse ils parlaient métier et ils se contaient des courses de chevaux aux plaines de Meyran, et puis des ferrades, des jeux de cirque. Une fois en train là-dessus, ils ne s’arrêtaient ni l’un ni l’autre, et dans tout ce que disait le gardian, Zanette le sentait courageux, aussi bon que brave ; elle se sentait en de bonnes mains ; il saurait la défendre, elle, et, plus tard, défendre leurs enfants ; et quand il la serrait dans ses bras, le soir, en lui disant adieu, elle appuyait un instant sa joue contre sa poitrine. L’homme la dépassait de la tête, et elle se sentait heureuse d’être là, si petite, blottie une seconde, comme l’oiseau au nid et l’enfant sur la mère.

Et la vie devant elle s’annonçait simple, étendue, droite, comme le désert même de Camargue qui lui était familier et qui ne serait jamais pour elle ni froid ni désolé, puisque le vent qui passe, le soleil qui brille, l’eau qui chante et l’eau qui gronde, tout, jusqu’aux aigues libres et aux taureaux sauvages, tout lui parlait de l’amour, de leur amour, de l’amour… qui est éternel.

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Peut-être oubliait-elle trop Rosseline que Pastorel n’oubliait pas autant qu’on pouvait le croire. La mère du gardian ne s’y trompait pas, mais elle n’en laissait rien voir. Elle voulait hâter le mariage, arriver le plus tôt possible à ce qui lui semblait le port de salut.


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