Notre-Dame des mers mortes (Venise)/4

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III

MUSIQUES


Jacques de Liéven n’en était pas à sa première visite à Venise. En avril de cette même année, poursuivi par la fascination de cette terre italienne qu’il ne connaissait encore que par ses lacs du nord, voluptueux et rêveurs comme des horizons de primitifs, il était arrivé juste pour écouter, le matin de Pâques, chanter les cloches — musiques sur l’eau. — Et l’impression lui avait été ravissante, et réalisatrice de ses désirs. Il venait d’atteindre sa vingtième année.

Son esprit était curieux, curieux d’inconnu et non pas curieux par lui-même. Il n’y a que les romanciers pour croire aux phénomènes.

Ayant perdu son père tout jeune, il avait été mis interne pendant dix ans, dans de vagues colléges de Paris et de la banlieue où, en même temps que sa nostalgie de lumière et d’espace s’était aiguisé son amour de la beauté. Souvent les contrastes provoquent ces éclosions. On ne vit pas impunément dans un milieu et dans un même milieu sans aspirer à celui qui en est le plus opposé. Pour Jacques, la laideur des choses n’avait fait que lui donner la foi dans leur beauté. Il avait du reste laissé derrière lui la réputation d’un paresseux et d’un fantasque. L’un dérivant de l’autre… Fantasque, il le fut à la manière du plaisir paresseux, il le fut à la manière des enfants fantasques. On le destinait à l’école navale. Son père l’avait rêvé. Mais, son intelligence beaucoup plus tournée vers les choses légères, se rebuta aux mathématiques. Il échoua. On s’aperçut a temps de son manque de goût. Sa mère, qu’il adorait, comprit avec le tact des femmes et le pressentiment des mères l’obligation de l’orienter vers une autre carrière. Par sa famille, originaire de Suède et une des mieux en-cour de là-bas, par ses ancêtres dont plusieurs avaient été ambassadeurs en France, la Diplomatie lui était ouverte. Il s’y prépara. Les Sciences politiques, notamment l’histoire, séduisirent son imagination fertile en aperçus ingénieux. D’autre part, enthousiaste et très jeune de sentiments, n’ayant que fort peu connu la vie — l’amour pour les jeunes gens n’est-il pas injuste et adoré ? – il vivait de ses rêves, de ses rêves gracieux. Il les avait souvent remplacés, étant à l’âge ou l’on cherche, ou l’on cherche, l’esprit âprement tendu vers le monde pour distinguer entre les chemins. — Il avait parlé politique dès quinze ans, sans y rien comprendre, royaliste après avoir lu M. de Bauchesne, et par tradition de famille, impérialiste avec M. Thiers, tout sauf républicain. Cela, sa naissance l’en empêchait. L’orgueil des Liéven s’était perpétué comme un vice diront les uns, comme une vertu, selon les autres. L’orgueil en tout cas est le gardien du nom. Et pour Jacques, sans pour cela en concevoir une vanité spéciale, mais plutôt une responsabilité sérieuse, la seule qu’il ait comprise, son nom résumait le devoir, à ses yeux. J’ai dit qu’il avait été tout, excepté Républicain. Il fut socialiste en compensation, parce qu’on peut être socialiste et grand seigneur. Jacques, les rares fois qu’il essayait de se prendre au sérieux se donnait à lui-même des airs d’enfant malade. Il se trouvait intéressant au possible et jouait au héros triste. D’autres jours il riait et sentait son cœur en fête illuminé comme par le soleil. En même temps que son échec à l’Ecole navale, et que sa nostalgie de terres lointaines, lui était née une vague tendance au souvenir, et un besoin languide de tendresse. Cette tendresse, le souvenir, la mélancolie voulue et la gaieté passagère firent de lui un être à la fois impressionnable et câlin. Son enveloppe extérieure étant elle aussi très dans la forme de son moral, il s’unifia, s’identifia, devint plus personnel. Elancé, et de silhouette agréable, presque trop maigre, le cou svelte, de ces cous d’aristocrate dont les aïeux allaient a l’échafaud, il avait la figure fine et un peu étrange des races du Nord. Ses sœurs, par plaisanterie, vantaient ses cheveux comme s’il n’avait pas eu autre chose. Ses cheveux étaient jolis, en effet, des cheveux on pourrait dire de femme, longs, dorés et très fins. Mais le mieux dans son visage, étaient les yeux, de grandeur moyenne, l’un gris, l’autre presque bleu pareils à dos turquoises voilés d’argent. Le nez était resté puéril. Les lèvres, expressives, étonnaient par leur rougeur de fièvre, des lèvres faites pour les baisers et pour les aveux d’amour. Il y a du reste de lui, un portrait, d’après un costume Charles Ier, tête blonde et velours noir qui rend à merveille sa sveltesse, sa sensualité et son orgueil.

J’ai dit que c’était un poète. Il y a des êtres qui le sont toute leur vie par leurs impressions et par leurs rêves. On ne l’a jamais su, parce qu’ils ne peuvent pas l’exprimer. Il y en a d’autres qui expriment et qui ne sentent pas. Jacques de Liéven sut exprimer sa nature, par conséquent être plus complet.

Dès la première jeunesse il était porté aux souvenirs. Les poètes sont justement ceux qui se souviennent d’une vie antérieure. Les baisers maternels dont il avait été sevré par l’internat représentèrent à son imagination l’amour perdu et par suite le regret d’amour. Il écrivait des lettres à sa mère où, entre deux demandes de gâteaux et d’argent, vibrait une émotion d’artiste à l’idée de la voir. Il eut au lycée des amis qu’il affectionna beaucoup et qui le trompèrent. Cela encore fut de l’amour perdu. Peu à peu son esprit fut peuple de fantômes doux et blonds comme lui. Les petits de sixième qui pleurent les lundis soir sur l’oreiller, sont à ce moment-là inconsciemment lyriques. Toujours à cause des mathématiques, on l’envoya dans des villes plus lointaines étudier avec des professeurs, avec des spécialistes pour les bourriques. Entre deux théorèmes il allait regarder le ciel profond, profond comme son cœur à lui. On le surprit deux fois avec Musset, et grand fut le scandale. Un externe complaisant lui apportait des fleurs…

Aussi, quand après les baccalauréats il fut libre, sa vie nouvelle devint un continu bonheur. Il continuait de plus belle à écrire, car maintenant, l’ambition lui venait, démesurée pour son âge. Il était avide d’espoir. Le jour de ses vingt ans sa mère lui permit de partir en voyage. C’est alors qu’il vint à Venise, puis qu’il alla en Allemagne, en Russie et en Suède, — belliqueux d’enthousiasme, délicat d’émotion comme un enfant gâté.

Et c’était en reconnaissance de celle éprouvée tout à l’heure, plus exquise que les autres, face à face avec les nuits vénitiennes, que Jacques de Liéven s’était agenouillé.

Lorsqu’il s’éveilla le lendemain, la lagune était recouverte d’une brume légère qui faisait ressembler Venise à une perle cachée par du tulle. Le soleil d’octobre, pâle et blond, venait de se lever à peine. Les cloches avaient depuis longtemps dû se mettre en branle dans leurs nids de pierre. Leurs voix chantaient. Seuls les deux anges de Saint-Marc et de Saint-Georges, ouvraient leur vol d’or parmi ces teintes grises. Il s’habilla vite, ne donnant que de rares coups d’œil à la beauté de ce matin tranquille. Il descendit, suivit le quai des Esclavons jusqu’à la Piazzetta et là, fit signe à l’un des gondoliers.

Lorsque la frêle barque eût dépassé la Jiudecca et qu’elle se dirigea vers le Lido, où Jacques de Liéven avait désiré aller, le jeune homme se retourna en arrière pour jouir du spectacle, du spectacle merveilleux. Le soleil caché jusque-là ou trop pâle pour dorer Venise venait de dépasser les nuages. Toute la rive, le Palais des Doges, le Palais royal, et, plus loin, l’entrée du grand Canal, resplendissaient comme une conque gigantesque taillée dans du corail. Des yeux, instinctivement, Jacques chercha le Palais Contarini. Mais que distinguer dans cette amoncellement de bijoux ?

Une fanfare passa sur la Place et la brise venant de terre apporta jusqu’à la gondole le rythme qu’elle jouait ; à distance elle devenait altière et triomphale. Jacques, le cœur transporté, se sentait un désir d’apothéose. Il rêva de victoires et des strophes enflammées palpitèrent sur ses lèvres. Il éprouva le vertige de la vitesse. Il aurait voulu fermer les paupières, et dans un souffle respirer un ardent baiser. Avec cette fête du soleil, la sensualité héroïque de sa nature éclatait a la façon des fruits du grenadier dont les graines étincelantes s’échappent de leur pulpe. — Suivre son instinct ! La nature pour loi et pour seul idéal !

Jacques se souvenait de doctrines anciennes, pures comme les lignes d’un temple grec. Platon, et ses mythes aussi beaux que ceux du Christ, Platon et ses mythes lui apparaissaient en face de Notre-Dame des Mers Mortes. Venise enlisée sous le fardeau de ses splendeurs, Venise ressuscitée par la nature immortelle. Maintenant, malgré le flamboiement de l’astre, malgré la teinte des vagues déjà bleues d’Orient, c’était le désert infini des lagunes. La gondole n’avait rencontré aucun navire, pas même le vaporetto qui fait le service, pas même le raffut de Chioggia… Un étang abandonné… un marais maudit.

Le gondolier dont la silhouette mince se détachait sur l’azur, se pencha vers Jacques et lui dit dans un patois zézayant :

— Ouna légende, monsiou… ici, ouna légende…

— Ah ! dit Jacques, d’une voix grise, grise autant que la mer immobile.

— Ouna apparition de la Vierge au dernier doge Manin.

— Raconte moi çà, gondolier.

Alors, avec la familiarité commune à sa race, le batelier quitta le tremplin exigu d’où il ramait comme sur un manche de violon, vint s’asseoir en face de Jacques et, montrant d’un large geste l’horizon, il commença l’histoire…

« C’était vers la fin du dernier siècle, l’année d’avant la conquête française. La République avait déjà du plomb dans l’aile. L’armée de Bonaparte l’avait quasi occupée et tenait encore une partie de son territoire. Les factions divisaient les Vénitiens eux-mêmes… une décadence, Monsiou. Le doge était — comment appelez-vous çà — un fataliste, et vivait avec une nonchalance orientale. Sans qu’on le sut jamais, il mourait de peur d’être assassiné. Très dévôt, superstitieux comme le diable, il fréquentait les sanctuaires à qui la croyance populaire attribuent un pouvoir de miracles. Entre toutes ces églises, Saint-Julien-du-Désert, recevait ses très fréquentes visites. Un soir, où il devait y aller sur le Bucentaure, il changea brusquement d’avis, fit monter ses courtisanes, ses nègres, ses singes et ses chiens, et ce fut vers Torcello qu’il se dirigea ; à Torcello il avait construit un petit palais d’Eté, dont l’intérieur était tout en cristal. La fête se prolongea fort avant dans la nuit, si bien que lorsqu’ils revinrent, le Bucentaure malgré ses ors sculptés et ses larges voiles de pourpre, avait un repoussant aspect d’orgie. Les courtisanes, nues et vautrées sur les soies et les velours, dormaient, les yeux fixes. Des singes s’étaient blottis contre leur chair, un chien hurlait à la lune et le doge, indifférent à l’effort des rameurs regardait tout cela d’un œil lointain comme un présage de désastre. Son manteau pourpre et son bonnet diamanté se confondaient avec l’ombre. Des chanteurs, à l’avant, continuaient une psalmodie lente et sensuelle… Les voix montaient, puis s’affaissaient répercutées par la mer. À l’horizon, Venise se distinguait à peine. Tout à coup, en passant devant l’île où se dressent les ruines de Saint-Julien-du-Désert, on entendit, le Doge et les rameurs, un bruit indistinct, presque un appel à l’Angélus. Comme chacun savait l’église abandonnée, on crut à un retour de brise, messagère de bruits invisibles. Mais plus clairement cette fois, les cloches tintèrent et la lagune fut enveloppée de brouillard. Tremblant, le doge Manin ordonna aux galériens de ramer plus fort, et d’atterir plus vite ; les biceps se gouttèrent, les poignets se raidirent, mais comme par enchantement les rames cassèrent. L’équipage poussa un grand cri et se signa. Sur le pont du Bucentaure, les courtisanes étaient toujours dans leur posture ignoble de goules endormies. Alors, au bruit sans cesse croissant des cloches, une clarté naquit vers Saint-Julien-du-Désert, s’avança sur l’eau pareille à une lueur qui danserait. Lorsqu’elle fut près du Bucentaure, l’atmosphère s’irradia d’aurore, et des musiques entonnèrent un hymne étrange. Le doge épouvanté n’osait lever les yeux. Il entendit une voix l’appeler. Il se prosterna, pâle comme une statue d’ivoire, pâle sous ses broderies d’or. C’était la Vierge. Vaguement il sentit des regards de reproche peser sur lui, lui entrer jusqu’au fond du cœur tels que des coups de poignard… Regarde-moi, disait la Vierge… Levant vers la clarté d’aurore ses prunelles dilatées, le doge vit dans un rayon éblouissant deux grands yeux tristes qui pleuraient… Puis la vision disparut, — mais le doge gisait évanoui, retombé dans sa cathèdre où menaçait le lion de Saint-Marc.

Au matin, une barque rencontra le Bucentaure sur lequel un homme poussait des gémissements. Elle lui vint en aide, et l’on put avec de grands efforts, ramener le navire jusqu’à l’Arsenal. Une année après, jour pour jour, à l’heure où les gondoliers du port avaient été témoins de cette rentrée silencieuse, avec une barque désemparée, des femmes à moitié mortes parmi les étoffes et les fleurs, le doge au visage convulsé, une année après, jour pour jour, la République était renversée, Venise prisonnière, le doge en exil.

Et aujourd’hui encore, Monsiou, ajouta le gondolier d’un air candide, aux environs de la Saint-Jean ou de l’Assomption, les bateaux qui passent dans la nuit du côté de Saint-Julien-du-Désert voient apparaître deux lueurs, l’une plus pâle, l’autre plus blanche. C’est l’âme de Manin, demandant pardon à la Vierge… »

— Très jolie ton histoire, murmura Jacques, d’un air léger. Par cette clarté grandiose et blonde son âme même au récit de légendes mélancoliques ne parvenait pas à s’attrister. Cependant, il tendit de sa main où scintillaient des bagues précieuses quelque monnaie au gondolier. Il sentait en son cœur l’âme évanouie du dernier doge se mêler aux rêves magnifiques de Venise. Il eut l’impression de recevoir en lui un peu plus de ce Passé grandiose, de ce Passé dont son esprit comptait ressusciter les astres. Un souffle de gloire le bouleversa, et l’envahit si fort qu’il sentit un frisson le parcourir jusqu’aux plus minimes veines. Sous la tension nerveuse, ses doigts se contractèrent, il aurait voulu pleurer et chanter à la fois, et courir comme les héros de la Grèce antique, un laurier sur le front, un flambeau à la main.

Quand la gondole accosta au Lido, Jacques était demeuré tiévreux d’apothéose. Il mit pied à terre, ordonna qu’on l’attende, marcha vivement car il était avide d’espace et de mouvement. Comme il était transformé, le Lido, depuis sa dernière visite ! Il se souvint de l’impression tendrement mélancolique de ce ciel pâle d’Avril, les arbres sans feuilles, bourgeonnes à peine, le paysage morose, manquant de cette ferveur dont s’éveille le printemps. Il se souvint de son arrivée sur la plage, de ce casino banal et déserte dont les planches sonnaient creux comme les planches d’un cercueil vide. Les gosses de la plage, les pauvres petits mendiants aux haillons roux, lui avaient offert des coquillages, des hippocampes desséches dont les arêtes brunes ressemblaient aux fruits du caroubier. Et puis son désespoir intime, la sensation atroce d’être seul lorsque les lèvres tremblent d’amour inexprimé, que les bras ont de vagues désirs d’étreindre, de s’appuyer. Oh ! il avait été ému jusqu’aux larmes, cette après-midi là, et, sans se douter d’un retour improbable, longuement, le cœur vide pareil à Saint-Julien-du-Désert, les yeux perdus, il avait écouté la plainte de la mer. Ceux qui aiment, ceux dont l’esprit est dévasté par la passion lointaine, ceux qui brûlent d’un feu intérieur, ne connaissent pas le rythme infini des rivages ! Dans chaque vague qui meurt, dans l’écume qui déferle, dans le vent qui passe, ce sont des murmures mystérieux et étranges, dont on écoute les spasmes comme en vision, dont on comprend le sens comme en rêve ! Et Jacques à cause de sa vie même et des souvenirs d’enfance cachés, était plus porté qu’aucun autre à un retour vers le Passé, à un élan vers la mer…

Tandis qu’aujourd’hui, tout était vert et calme. Ce n’est guère que le dimanche où il y a foule au Lido. Par cette journée de semaine, Jacques était à peu près seul à marcher le long de cette route dont les arbres, encore d’été, semblaient laisser de leurs branches tomber des caresses. Le soleil trunsfigurait l’espace comme une chevelure blonde. Des rayons, des luminosités, des teintes nombreuses et pareilles aux grappes d’une vigne en vendange ciselaient sur chaque chose un motif clair, un bijou éclatant. La mer elle-même, en face de laquelle Jacques était arrivé, avait fait une toilette de fête une voile rouge et rose tremblait à l’horizon comme un glaïeul. Des oiseaux passèrent, symbole d’espérance, symbole aussi du voisinage de Venise qui n’a plus de vie que par leurs ailes. Jacques en voyant cette nature en extase pensa à la douceur d’aimer en elle. Il associa l’image enfantine de la veille à son espoir, et de nouveau évoqua la Contarinetta aveugle, aveugle au-milieu de ces splendeurs ! Et sa pensée lui revint en mémoire, la pensée qui l’avait assailli lorsque, pour la première fois, Sforzi lui avait parlé du malheur de la jeune Vénitienne : il sentit la gloire de celui qui, par ses chants sublimes, saurait remplacer les couleurs par des musiques aux oreilles de la bien-aimée.

Oh ! pouvoir faire cela à vingt ans ! De suite, l’idée de sa jeunesse, par conséquent de sa faiblesse, le contraria. Il eut une révolte parce qu’un être est alors, dominateur de la vie au point de ne pas entrevoir la mort, parce qu’en ses veines et qu’en son âme bouillonne l’ardeur de la gloire, parce qu’il est enivré de sa force et de sa beauté, de son génie et de son espérance, parce qu’il est trop jeune, on lui refuse l’entrée au jardin étoilé où les lauriers ceindraient son front dans l’ombre ! Il faut laisser la place aux autres, à ceux qui sont plus vieux, aux ainés dans la carrière… Allons donc, comme si l’ambition n’était pas seulement un droit mais un devoir, comme si l’artiste n’était pas un semeur d’idées vives et fécondes, comme si dans ces idées-là, la jeunesse n’était pas la graine d’or ! Pouvoir présenter à l’Élue — à vingt ans c’est pour l’amour que l’on travaille et que l’on va cueillir des rameaux parfumés — pouvoir présenter à l’Élue des prémisses sublimes, de sorte qu’en sentant le baiser de ses lèvres, on croie sentir aussi le baiser éternel de la postérité ! Mourir après, mourir après, mourir au seuil même du jardin, qu’importe, pourvu que l’on y entre. Et de nouveau et comme en rêve, vibrèrent les paroles prononcées en face de Venise ardente ; mourir avec sur les lèvres des mots diaphanes et sonores ! Mourir…

Alors, le désir d’une œuvre lui étreignit la chair, car les poètes sentent leur art, bien autant par le corps que par l’intelligence. Les mots flamboyaient en lui. Les peintres se servent de mille couleurs, les musiciens possèdent leurs gammes, le poète a le clavier merveilleux et agile de mots variés infiniment. Jacques chercha en lui-même les images dont il ferait surgir la ville et la lagune, les phrases dans lesquelles, comme autrefois dans les sarcophages d’Egypte, il pourrait ensevelir ces Reines mortes. Et les minutes se répercutaient pareilles au tonnerre. Il était dans le délire du Créateur. Il se sentait capable, malgré son apparence frêle, de renouveler les miracles de Bacchus, de dérouler des théories dionysiaques autour de ces évocations, de mêler la foudre aux sons aigus de la flûte de Pan. Quand il revint vers la gondole où le batelier s’était endormi, le bras replié sous sa tête brune, ses membres tremblaient encore d’émoi inassouvi.

Le passage pour te retour lui parut prompt comme une heure de caresse. Midi tombait d’aplomb avec sa mitre de soleil. En face Venise étincelait. Les vitres sur la rive crépitaient d’étoiles. Saint-Marc et le Palais des Doges semblaient transparaître derrière une fournaise.

Sforzi attendait Jacques de Liéven. Il avait eu le pressentiment de cette visite au Lido. Quand il aperçut la gondole il fit des signes d’impatience…

— Une heure et demie, c’est fou de déjeuner maintenant !

Puis, quand ils eurent terminé leur repas, en allumant sa cigarette, Sforzi dit d’un air détaché :

— J’ai travaillé pour toi, tu sais, mon vieux. Tu peux m’en garder reconnaissance. J’ai pris des renseignements sur Vérone où tu m’avais dit ta volonté d’aller. Et j’ai reçu un mot. Devine de qui ? De la Contarinetta pour visiter son palais. Et Jacques en écoutant ces paroles sentit en lui un éblouissement d’aurore. Il lui semblait que la matinée merveilleuse où le Lido lui était apparu se transfigurait d’amour. On n’a d’enthousiasme au cœur que lorsque la passion y sommeille. C’est pourquoi dans tous les temps et dans tous les lieux on a parlé d’amour même dans les histoires, même dans les psychologies de mœurs spéciales on n’a jamais pu couper cette chaîne-là. L’amour est un réseau préservant l’âme humaine. L’amour est la seule religion que l’homme se soit donnée et transmise en naissant. Et tous les Dieux dont le ciel fut peuplé ont mêlé a leurs prières des serments larges et tendres ! Il lui semblait que les musiques entendues, que les légendes merveilleuses des mers mortes montaient comme un encens vers l’autel de l’inconnue dont les yeux ne voyaient pas. Il lui semblait que Notre-Dame toute entière était tournée du côté de la Vierge et que cette vierge, avec l’irrésistible pressentiment des chastes, lui appartiendrait.

— Quand est-ce que nous irons au Palais Contarini ? interrogea Jacques anxieusement.

— Demain, si le jour se lève, dit Sforzi dans un bon sourire. Moi je vais peindre en attendant, viens-tu ? Mais Jacques refusa, ayant déjà son but intime. Dessinateur médiocre lui même il évitait de voir à l’œuvre le talent de son ami.

Car il avait dans le caractère de ces côtés mesquins qui se rencontrent chez toutes les intelligences d’élite. Pour les sujets, pour les arts que son esprit traitait avec facilité, loin de concevoir une haute idée de lui-même, il était heureux de reconnaître chez les autres des dons pareils. Mais ce qu’il faisait mal ou médiocrement, il n’en supportait pas la perfection ailleurs. Voila bien son orgueil.

Sforzi, au contraire, était un modèle de capacités moyennes. Et il devait en vivre mieux. Peintre et 33 ans, il aurait pu choisir également d’être députe, mathématicien, chanteur de café concert ou père de famille. Ce dernier rôle lui aurait convenu à merveille. Mais il n’avait pas la fortune nécessaire. Fils d’Italiens naturalisés Français par l’annexion de la Savoie sous l’Empire, n’ayant pas vu l’ancienne patrie de ses parents avant sa vingt-cinquième année, il en avait eu, dès le berceau, la passion fervente d’arriver. Atavisme, prescience ou manie. Cette passion l’avait successivement posé candidat malheureux à Saint-Cyr, au Droit, à l’Ecole de médecine. Il s’était rabattu sur la peinture qui est le couloir de sortie de pas mal de gens sans talent, dont le goût pour la beauté est néanmoins manifeste. Sforzi, peintre. Peintre en effet, peintre par formule et par silhouette. Cheveux longs, un tantinet douteux vers la fin du mois, auréolés d’un tyrolien immense. Barbe rousse, grands yeux bordés de paupières rouges comme des œufs au jambon. — Enfin la classique tête du rapin qu’on qualifie de tête de christ quand on a des visions à l’heure verte. Pas commun, ayant juste assez de goût comme je le disais à l’instant, pour avoir du tact, peu amateur du reste de la société mêlée dont Montmartre reste encore la corne d’abondance, très entiché de grandeurs, ravi de tutoyer quelqu’un de titré et de dire : Ce cher Liéven de mes amis. On rencontre des types pareils qui, Sforzi à l’extrême, ne veulent portraiturer que des blasons.

Jacques, qui connaissait le défaut du peintre, lui montait un bateau dont l’autre restait en extase : Sforzi peut-être… mais qui sait… Sforza ? Et Sforzi finissait par avouer en confidence une lignée de la main gauche inventée de toutes pièces, à la longue, crue naïvement.

— Fais-toi donc autoriser par le Pape — soufflait le jeune homme…

— Ah, ce sacre Liéven…

Toujours est-il qu’il était parti peindre lorsque Jacques pensa marcher un peu, par les ruelles. On lui avait parlé de San Zaccharia dont certains tableaux d’autel étaient merveilleux. Il descendit l’escalier de la casa, reprit déjà par habitude la rive des Esclavons, s’engagea sous un Sottoportico qu’il reconnaissait de sa dernière visite en Avril, arriva sur la place de l’église.

Au moment où il allait pénétrer dans le sanctuaire, sombre de fumées d’encens, de vieillesses et de mystère, faiblement étoilé par les lampes, luminaires de vermeil, deux femmes en sortaient… Il se rangea, et tout à coup reconnut, à douter du jour, la silhouette mince et frèle de la Contarinetta. Il en fut très ému. Pourquoi ? Il l’aimait donc ? Elle et la personne qui l’accompagnait s’enfoncèrent vers le rio terra au bout duquel devait attendre la gondole. Car Jacques de Liéven voyait cette petite riche comme une Reine, incapable d’aller à pied. Il regarda l’enfant disparaitre, tant qu’il put, en avançant vers la route qu’elle avait prise pour discerner encore la trace de ses pas. Que venait-elle faire dans ce sanctuaire. Prier, parbleu. Mais Jacques se souvint d’un détail qui n’avait pas frappé tout d’abord ses yeux éblouis. Contarinetta dans un pli de sa robe, gracieusement relevée à la façon des traînes du temps jadis, Contarinetta dans un pli de sa robe dissimulait quelque chose, un objet, des livres, quelque chose de pesant. Jacques eut l’idée que c’étaient des étoffes pour orner l’autel. Et puis qu’importe, elle était venue à l’église, il l’avait vue passer.

Et il entra à Saint-Zaccharie, le cœur illuminé comme par des cierges.

On venait de lui découvrir le chef-d’œuvre de Giov. Bellini, le concert à la Vierge, la Vierge sur un trône entourée des Saints, les regards en extase vers son fils, écoutant un ange lui faire de la musique. Jacques de Liéven trouvait, malgré l’ombre où il était placé et le mauvais entretien de la peinture le tableau délicieux. Il y avait tant d’amour et de résignation dans ce regard de Mère, tant de douleur et tant de gloire dans ces sons qui la berçaient !

Le gardien de l’église s’apercevant du plaisir éprouvé par le jeune homme, lui dit d’un air de regret :

— On ne fait plus de belle musique comme cela, maintenant. Jacques, surpris d’une réflexion aussi tristement étrange dans la bouche d’un sacristain, détourna la tête, répondit un oui distrait, regarda l’homme. Il avait l’air très ancien et par son visage émacié, par ses épaules voûtées, par ses pauvres mains tremblantes il rappelait les statues de Vittoria, le glorificateur des martyrs.

Le gardien répéta… On ne fait plus de belle musique… Et comme Jacques allait lui dire que c’était dans l’imagination de Bellini un concert mystérieux et surnaturel tel que seule pouvait en entendre la Vierge, le vieux murmura : Pourtant nous avons ici une jeune fille qui, lorsqu’elle chante ou qu’elle tient l’orgue, est presqu’aussi divine que la Mère de Dieu.

Jacques de Liéven eut un sursaut, puis brusquement comprit tout… et la sortie de l’église, et la Contarinetta tenant un fardeau dans un pli de sa robe.

Il aurait voulu entrainer cet homme… L’Enigme, c’était ça… Jacques sentait du feu ramper dans ses artères, le cœur lui battait d’un mouvement très doux et très rude à la fois… Aveugle et jouant de l’orgue, curant au Seigneur la caresse de sa voix puisque le Seigneur l’avait privée de la lumière et de ses yeux. Ô musique… Concert ineffable, concert de la Vierge ! il ne voyait plus le tableau de Bellini. L’église prit pour lui avec ses luminaires, l’odeur vague d’encens qui flottait encore, l’église prit pour lui les proportions païennes d’un temple d’amour où il viendrait revivre et mourir.

D’une voix blanche il demanda : — Quand-est ce que cette jeune fille joue et chante ?

— Tous les dimanches à la messe de midi, monsieur. Vous savez qu’elle appartient à une des plus illustres familles de Venise. Le sacristain lancé ne s’arrêtait plus. Dans ses vocables rudes et dont il choisissait visiblement les termes, on sentait frémir une tendresse inavouée. Il devait adorer cette Contarinetta à la façon des tableaux d’autel dont il avait la garde, des images mystiques dont il renouvellait les fleurs… Jacques écoutait et rêvait… Il irait, le prochain dimanche ! Puis il se souvint que le lendemain, Sforzi lui avait annoncé leur visite chez elle. Il regretta presque de la connaitre avant de l’entendre. Mieux que par les paroles, mieux que par le regard, les âmes communient par la musique. Musique ! Musique ! Les syllabes chantaient, il eut l’impression d’ouïr les orgues, toute une apothéose en feu se déroula dans son esprit, lente et splendide comme les volutes de parfums précieux.

— … Elle est si pauvre, continuait le bedeau attendri, elle est si pauvre et si fière ! Ils vivent, parait-il, elle, le noble vieil oncle, et la gouvernante sans être assurés du pain quotidien. Elle est pauvre et fière. Elle ne s’est jamais plainte à personne. Elle est pauvre et fière, oui. Moi, ajouta-t-il bas d’un air triste, c’est M. l’archiprêtre qui me l’a raconté…

Au dehors, le jour devait mourir. Il teintait les vitraux de rayons roses qui rendaient l’heure poignante et douloureuse. Les paroles du sacristain on tiraient une gravité singulière.

Pauvre et belle, et puis, pour gagner sa vie elle chante !

Jacques de Liéven eut la sensation qu’on lui révélait un des plus simples et un des plus doux poèmes qui jamais eussent vécu.

Sans rien ajouter, il glissa quelque monnaie dans la main du vieillard, acheta sous le porche de l’église un cierge et des fleurs blanches que les gens du pays appellent l’Étoile du Berger. Puis il alla déposer sa double offrande, parfum et lumière, devant le concert à la Vierge.