Notre Ronsard/01

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Notre Ronsard
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 530-556).
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NOTRE RONSARD

I
SA PREMIÈRE JEUNESSE ET SON ÉVOLUTION

Depuis la réhabilitation de Ronsard entreprise en 1828 par Sainte-Beuve et applaudie par les Romantiques, — qui du reste n’y applaudissaient que pour protester contre Boileau, et qui comprenaient encore si mal le chef de la Pléiade, qu’ils se croyaient tenus de l’admirer dans la mesure où ils détestaient la discipline classique, — ce grand poète n’a cessé de remonter vers « le trône radieux, » d’où l’avait précipité l’injustice peut-être la plus révoltante qu’ait jamais enregistrée l’histoire littéraire. L’Université avec Eugène Gandar, qui en 1854 donnait sa brève et remarquable thèse sur Ronsard considéré comme imitateur d’Homère et de Pindare ; le Parnasse, avec Théodore de Banville (1864), qui réclamait pour lui le droit de porter la pourpre, sur le mont divin, à côté de Virgile et d’Horace ; les éditions complètes de Blanchemain (1857-1867) et de Marty-Laveaux (1887-1893) ; l’étude d’Emile Faguet (1894), qui le proclamait « un des trois ou quatre grands noms de la Littérature européenne ; » les études si fortes et si éloquentes où Brunetière, comme toujours élargissant le sujet, nous montrait dans Ronsard, non seulement le poète orateur et patriote, mais encore le père de notre poésie classique ; et tant d’autres publications, et sa statue élevée à Vendôme, ont achevé de le replacer à son vrai rang, c’est-à-dire au premier rang.

Depuis trois siècles, il n’a jamais été aussi vivant qu’aujourd’hui. La ville de Tours se prépare à lui ériger une nouvelle statue. Le mouvement de renaissance nationale et classique, qui s’accentue de jour en jour, ramène à chaque instant son nom. Sa gloire reparue à l’aube du Romantisme, maintenant qu’il meurt, en sort plus pure et comme lavée par ses orages. Enfin les érudits se le disputent, et leurs travaux se multiplient. L’an dernier, M. Vaganay publiait à la librairie Champion une belle et savante édition des Amours, de Pierre de Ronsard avec le commentaire de Marc-Antoine de Muret, d’après le texte de 1578. Le même éditeur fera prochainement paraître un Essai sur Pierre de Ronsard de M. Henri Longnon, dont il a bien voulu nous communiquer les épreuves, et qui unit à la précision la plus rigoureuse une ingéniosité charmante. La famille de Ronsard, les Enfances de Ronsard, ses années de Collège, ses amis, ses amours, tous ces sujets y sont traités sous une forme alerte et avec une fraîcheur de sentiment à laquelle les érudits ne nous ont point habitués. Ce petit livre a la substance et la grâce. Mais surtout M. Paul Laumonier nous a livré dans ses deux ouvrages, — dans son Édition critique de la Vie de P. de Ronsard, de Claude Binet, et dans son Ronsard poète lyrique, — le résultat d’un labeur de dix ans. Les deux ouvrages comprennent un millier de pages. C’est la plus vaste contribution qu’on ait encore apportée à l’étude de notre poète.

Oserai-je dire qu’elle est trop vaste ? Ce n’est point que la lecture m’en ait paru fatigante : je conviens qu’il est difficile de mieux organiser et de présenter avec plus d’agrément une aussi lourde somme de documens et de commentaires. Ce n’est pas non plus que je méconnaisse l’importance des longues enquêtes minutieuses et méthodiques, quand il s’agit d’établir un texte, de préciser une date, de définir le sens d’une allusion, de marquer la trace certaine d’une influence. Il n’y a point de détail insignifiant pour celui qui écrit l’histoire littéraire, mais non pour celui qui la lit ! Car il faut qu’on puisse la lire. Je me demande si l’auteur est tenu de faire passer son lecteur par tous les sentiers qu’il a suivis, et si, dans l’interminable exposé de ses travaux d’approche, le désir de nous convaincre ne le cède pas un peu à la complaisance qu’il éprouve pour sa propre érudition. Là où un ou deux exemples suffiraient, l’abondance de sa documentation le sollicite à nous les prodiguer. Il a beau avoir fait ses preuves : il ne veut jamais croire qu’on le croira sur parole. Je ne songe pointa lui reprocher un scrupule qui est la condition même de l’esprit scientifique. Mais je me dis qu’il pourrait, sans trahir la science, rejeter dans des appendices ou, au besoin, dans une publication spéciale, la partie la plus sévère de ses démonstrations, et donner à son livre, dont il aurait ainsi allégé et régularisé le cours, plus de rapidité, plus de force, plus de vie. Huit cents pages sur Ronsard, poète lyrique ! Et M. Laumonier n’a fait entrer dans son sujet ni les Sonnets, dont la plupart ne sont pourtant que des strophes lyriques, ni les Hymnes, ni les Poèmes, où tant de lyrisme éclate ! À quand le Ronsard poète épique ? Et le Ronsard sonnettiste ? Renan prévoyait que l’histoire littéraire finirait par remplacer la lecture des auteurs. Il est à craindre qu’elle finisse par s’anéantir elle-même sous son énorme poids. Rappelons donc aux érudits que la sobriété est toujours une vertu ; que, sous peine de confusion, la science pas plus que l’art ne saurait se dispenser de choisir ; et que leur intempérance n’est souvent qu’une rhétorique de l’érudition.

Cette remarque s’impose surtout quand l’érudit est, comme M. Laumonier, un excellent critique et un écrivain de talent. Ce n’est point en diminuer le mérite exceptionnel que de regretter que son livre, si riche, et désormais indispensable à la connaissance exacte de Ronsard, ne puisse circuler sous une forme plus légère et inspirer à beaucoup de lecteurs, comme à nous, le désir de reprendre et de relire, d’un bout à l’autre, l’œuvre du poète. Nous voudrions en dégager ici les idées qui nous ont paru le plus nouvelles, et, tout en nous servant des autres travaux, présenter quelques réflexions sur la première jeunesse de Ronsard, — sur l’évolution de son génie, — enfin sur la magnifique diversité de son œuvre tout entière.


I

De la vie de Ronsard et sur la formation de son génie, je ne relèverai que deux ou trois points importans. Et d’abord, il faut renoncer aux légendes dont il se plaisait à envelopper l’origine de sa famille. Rien n’est moins prouvé, ou, si vous voulez, rien n’est plus fabuleux que sa prétention à descendre d’un marquis de Ronsart,


Riche d’or et de gens, de villes et de terres,


qui fût venu de la Roumanie pour servir Philippe de Valois contre les Anglais. Les champs voisins de la Thrace, baignés par « le glacé Danube, » ne nous ont point envoyé notre Orphée. Tant pis pour les Roumains ! Il est à nous tout entier. Ses ancêtres, pas plus que ceux de Victor Hugo, ne furent de grands seigneurs. « Nés du riche terroir vendômois, nous dit M. Longnon, et, durant des générations, vivant de la vie même de la nature, nous les voyons d’abord garder l’ombreuse forêt de Gâtine, exploiter en hobereaux leurs terres et leurs prés de la vallée du Loir, puis s’élever lentement, par degrés, jusqu’au service personnel et politique du Roi. » Son grand-père et ses arrière-grands-pères ne furent sans doute que de simples écuyers ; et son père, Louis de Ronsard, le premier chevalier de la famille. Mais la faveur royale s’était étendue sur eux. Louis de Ronsard, maître d’hôtel du Dauphin, tour à tour homme de guerre et diplomate, fort instruit et même poète à ses heures, nous apparaît comme un de ces rudes Français aventureux, que leurs campagnes en Italie avaient affinés et qui en avaient rapporté, avec le sentiment de l’art, le goût d’une civilisation plus voluptueuse. Sa fierté, dont hérita son fils, s’accrut encore lorsqu’il eut épousé l’héritière d’une des plus illustres familles du Poitou, Jeanne Chaudrier, fille de Jean Chaudrier, seigneur de Cirières, la riche, belle et noble veuve de messire Guy des Roches, seigneur de la Basme. Elle était, à dire vrai, veuve pour la seconde fois, car, avant d’épouser Guy des Roches, elle s’était fait enlever par le seigneur de la Rivière, Jacques de Fontbernier. Ronsard ne nous parle jamais de sa mère. Nous ne savons d’elle que le roman de sa dix-septième année, un roman d’orpheline dépouillée par son oncle, mal gardée par sa grand’mère et qui se sauve sous un déguisement au bras d’un hardi cavalier[1]. Il se peut que Ronsard ait tenu d’elle sa fantaisie et son humeur amoureuse.

Le château de la Poissonnière, où l’enfant fut élevé, avait été rebâti ou restauré par Louis de Ronsard. C’était un château conçu comme ceux du Moyen Age, mais où avaient passé des artistes italiens. La cheminée de la grande salle en était fameuse, avec ses pilastres ornés de grotesques et son linteau où quarante médaillons contenaient les armes des familles alliées. « Au-dessus s’étageaient des ronces dans les flammes (Ronce-Ard), la devise Non fallunt futura merentem, encadrée par l’écusson des Ronsard, enfin un large bandeau semé de fleurs de lys et timbré de Técu de France[2]. » Des devises qu’on peut encore lire étaient gravées dans les pierres du château ; les unes chrétiennes, Domine conserva me ; les autres d’un paganisme qui respirait l’Italie, Voluptati et Gratiis ; d’autres dont la familiarité brusque a quelque chose de bien gaulois, Avant partir. L’enfant y épelait comme les épigraphes de ses poésies futures. On se demande pourquoi les archéologues se sont tant évertués sur le sens de cet Avant partir. M. Laumonier a raison d’y voir l’idée si ronsardienne qu’il faut vivre joyeusement avant l’inéluctable départ. C’est la philosophie du coup de l’étrier. Dans ce château, où se rencontrent l’âme du Moyen Age et l’esprit de la Renaissance, représentez-vous l’enfant précoce lisant le Roman de la Rose et les vers de Clément Marot.

Autour du château, il avait, pour s’ébattre, de grasses prairies, des coteaux et des bois. Binet nous raconte que, le jour de sa naissance, comme on le portait baptiser en l’église du village de Couture, celle qui le portait, traversant un pré, le laissa tomber par mégarde sur l’herbe et sur les fleurs qui le reçurent « plus doucement. » Et il ajoute « qu’une demoiselle qui portait un vaisseau plein d’eau de roses, pensant aider à recueillir l’enfant, lui renversa sur le chef une partie de l’eau de senteur, qui fut un présage des bonnes odeurs dont il devait remplir toute la France. » Bayle se moque assez lourdement de ce qu’il appelle ces traits d’esprit. Mais, sauf le présage dont l’idée ne vint sans doute à personne, je ne vois rien que de vraisemblable en ce gracieux incident. Il paraît que les habitans de Couture indiquent encore le pré à Bouju comme l’endroit de la chute. D’ailleurs, les Anciens, qui n’étaient pas plus dupes que nous des fables dont se couronne le berceau des poètes, y respectaient les symboles ingénieux de la vérité. Et ici la vérité, c’est que les tranquilles paysages du jardin de la France furent très hospitaliers à l’enfant qui devait les célébrer un jour, et qu’ils accueillirent ses rêves aussi doucement que les fleurs et les herbes du pré à Bouju avaient reçu son corps.

L’Anjou, la Touraine, le Vendômois sont des pays sans arêtes vives qui ne s’imposent pas comme l’ardente et fine Provence, comme la grise et dure Bretagne. Mais leur nature variée fournit au poète et à l’humaniste les élémens essentiels dont il a besoin : des forêts, des grottes, des collines, des vignobles, des prairies, des fontaines. Elle est flexible, harmonieuse, nuancée. Elle se prête à tous les jeux de l’intelligence et de la fantaisie. L’homme la domine. Elle est pour lui comme une riche et calme épouse qui lui donne des songes clairs. Il ne la quitte pas volontiers ; il n’aime à voyager que par l’esprit et sous ses ombrages. Rappelez-vous à Rome la nostalgie de Joachim du Bellay. Plus de trois cents ans après lui, vous en retrouverez l’écho dans une page où un grand écrivain des mêmes régions de la France, Jules Lemaître, nous conte avec tant d’esprit ses mésaventures de voyageur et comme quoi l’exotisme n’est point du tout son fait. Il était en Algérie ; il se déplaça « notablement » pour aller voir le paysage de Boghari dont il avait lu et admiré la description dans Fromentin. Il en revint sans illusion. « Il y a quelque part, dit-il, un grand verger qui descend vers un ruisseau bordé de saules et de peupliers. C’est pour moi le plus beau paysage du monde, car je l’aime et il me connaît[3]. » Ainsi Ronsard, au retour de ses voyages, plus épris de son terroir vendômois, s’écriait :


Bref, quelque part que j’erre,
Tant le ciel m’y soit doux,
Ce petit coin de terre
Me rira par sus tous.


Il avait voyagé. A l’âge où nos enfans apprennent encore leurs rudimens, il parcourait la France et une partie de l’Europe, dans des conditions qui nous paraissent aujourd’hui les plus extraordinaires. Il n’avait que onze ans ; il rêvait la gloire des armes. Son père l’emmène à la Cour. Elle se tenait alors sur les bords du Rhône où la France en armes se préparait à repousser Charles-Quint. Il entre en qualité de page dans la maison du Dauphin François. Quelques jours plus tard, le Dauphin est emporté d’un mal mystérieux. L’enfant fut présent à l’autopsie :


Je vis son corps ouvrir, osant mes yeux repaître
Des poumons et du cœur, et du sang de mon maître.


On arrête et on livre à la torture l’échanson Montecuculli, soupçonné d’avoir versé le poison. L’enfant dépose devant le tribunal réuni à Lyon et assiste à l’écartèlement du condamné. Il passe au service du troisième fils de François Ier, Charles, duc d’Orléans ; et, du camp retranché d’Avignon, il voit fuir Charles-Quint devant l’incendie de la Provence. À ces tragiques spectacles succèdent des fêtes éblouissantes : la réception de Jacques V, roi d’Ecosse, notre allié, accouru pour combattre l’Empereur, et son mariage romanesque avec Madeleine de France, qui, déjà minée et à demi consumée, ne veut pas mourir sans être aimée et sans être reine. « Elle apparut au jeune prince dans un chariot, dit M. Longnon d’après le chroniqueur Pitscottie, car elle était malade et ne pouvait endurer le cheval ; et, à peine l’eut-elle vu, qu’elle devint amoureuse de lui. » La destinée alternait ainsi, aux yeux de l’enfant, les jeux de la mort et de l’amour.

Le duc d’Orléans donne à sa sœur ce page élégant, fier, étincelant d’intelligence, et qui sait toucher de la guitare. On s’embarque au Havre. La jeune reine n’eut pas le temps de connaître son royaume. Elle fut seulement épouvantée de ce pays sauvage, et, deux mois après son arrivée,


Elle mourut sans peine aux bras de son mari
Et parmi ses baisers.


Le Roi désira garder ceux qui lui rappelaient la morte. Mais un an ne s’était pas écoulé qu’au milieu de splendides réjouissances il épousait une autre Française, Marie de Lorraine. Ronsard, revenu en France, repart bientôt pour l’Ecosse et, cette fois, va s’embarquer en Zélande. Le navire qui le portait, assailli par une furieuse tempête de trois jours, se brise en arrivant au port. L’année suivante, il reprenait le chemin du retour, mais par l’Angleterre et à petites journées. A peine Charles d’Orléans est-il rentré en possession de son page que, « ne voulant pas qu’un si beau naturel s’engourdît en paresse, » il le confie à Lazare de Baïf, qui se rendait en Allemagne, où les chefs catholiques et les chefs protestans, réunis dans la ville impériale de Haguenau, se flattaient d’aboutir à une conciliation. L’adolescent fut donc mêlé aux discussions théologiques et politiques, et plus encore aux entretiens littéraires, car Lazare de Baïf était une des lumières du siècle, et sa maison s’ouvrait à tous les humanistes allemands. Ce fut son dernier voyage[4]. Il n’avait pas seize ans.

De ces cinq années de courses et d’aventures, que retira-t-il ? La connaissance très superficielle de l’anglais et de l’allemand qui ne lui servit à rien, et une santé délabrée, une sorte d’empoisonnement général, dont il sortit avec un tempérament désormais fiévreux et une oreille un peu dure. Il est vrai que cette demi-surdité, en l’éloignant de la Cour et de la diplomatie, l’attacha d’un plus constant amour au métier des Muses. Mais ses deux séjours en Ecosse, son passage dans les cités flamandes, ses journées de route à travers l’Angleterre « du sombre et voluptueux Henri VIII, » les spectacles affreux ou magnifiques ou simplement pittoresques qui remplirent ses yeux d’enfant et d’adolescent ont-ils marqué sur son œuvre comme l’Espagne entrevue sur l’œuvre de Hugo ? Je n’en relève que des traces insignifiantes. Les rares souvenirs qu’il semble en avoir gardés n’ont sous sa plume qu’une importance de détails biographiques. Quand il écrira d’adorables poèmes dédiés à Marie Stuart, ses invocations à l’Ecosse ne réveilleront en lui aucune image de cette île, où pourtant il a « usé trois ans de son enfance. » Il maudira le grand Prince Neptune qui, d’un coup de son trident, fit des îles. Il souhaitera qu’un dieu, le plus grand de la troupe de ceux qui sont au ciel, épuise toute l’eau de la mer :


Lors à pied sec j’irais
Du rivage français au rivage écossais,
Et marchant sûrement sur les blondes arènes,
Sans être épouvanté des hideuses baleines,
Je verrais les beaux yeux de ce gentil soleil...


Ne jurerait-on pas que ce terrien n’a jamais mis le pied sur un bateau ? La longue pièce que, dans le Bocage Royal, il adresse à la reine Elisabeth ne laisserait jamais supposer qu’il a lentement traversé son royaume. Il est possible, comme le croit M. Laumonier, que les formes, les couleurs, les sons, les contrastes des villes de Flandre, leurs carillons et leurs kermesses, l’aient charmé et aient déposé en lui le germe d’un art opulent. Mais il ne nous l’a pas dit ; et rien de ce qu’il nous a dit ne confirme cette hypothèse. Nous admettrons, avec M. Longnon, qu’il était trop jeune pour sentir l’intérêt esthétique des tableaux que lui présentait le monde. J’imagine cependant que plus tard il aurait pu repasser et travailler sur ses impressions, comme sur un pâle dessin, si la révélation de l’antiquité grecque et latine ne les eût recouvertes et ne lui eût ôté le sentiment de leur valeur.

Ses émotions morales durent être plus vivaces. On voudrait connaître dans le détail l’odyssée de cet adolescent, qui s’était vite et harmonieusement développé, car il avait la taille « auguste et martiale » et son beau visage, de l’avis de ceux qui l’approchèrent, était « merveilleusement agréable. » Nous savons qu’en Ecosse il fréquentait un Piémontais, nommé Paul Duc, attaché comme lui à la cour, très amateur de poésie latine, et qui lui lisait chaque jour du Virgile et de l’Horace. Mais quels étaient ses autres compagnons ? Quelles rencontres fit-il sur les grands chemins et dans les hôtelleries ? Que cherchait-il à voir en traversant les villes ? Son désir d’apprendre les langues étrangères prouve du moins qu’il était curieux d’entrer dans la familiarité des peuples. A quels plaisirs se portait de préférence son ardente précocité ? Mêlé à de rudes hommes, fut-il homme avant l’âge ? Binet attribue sa longue maladie à l’usage des vins « soufrés et mixtionnés » de l’Allemagne. Bayle, toujours grincheux à son égard, objecte qu’ « il y a d’excellens vins en Allemagne, et que, si Ronsard n’en eût guère bu, ils ne lui auraient causé aucun mal. » Il est probable que l’impétuosité de sa nature l’entraîna à des excès qui heureusement n’atteignirent que son corps[5].

Son expérience hâtive de la vie n’avait point défloré son esprit. Comme la tempête le jetait intact sur les bords de l’Ecosse, ses voyages, qui l’avaient physiquement surmené, le laissaient au seuil de l’étude avec une incomparable fraîcheur, et aussi, je le crois, avec une intelligence singulièrement avertie. Les terribles infidélités de la fortune, dont il avait été le spectateur, lui avaient ouvert les yeux sur le peu que nous sommes, — Ce n’est rien que des rois ! — sans d’ailleurs le désenchanter de la gloire et des intérêts puissans qui mènent le monde. Il en avait reçu une de ces fortes éducations dont on ne se rend pas compte soi-même, mais dont on garde à jamais le sens des réalités. Aucun de nos poètes lyriques ne me donne, sous l’emportement de sa fantaisie, une pareille impression de sagesse. Ce n’est point un moraliste, et pourtant je le sens très près de Montaigne. Il connaît les hommes. Il ne s’appesantit pas sur leurs travers ni sur leurs vices, car le poète est avant tout « le sonneur et le courrier des louanges ; » mais son œuvre a poussé sur un fonds solide d’expérience humaine, et l’atmosphère où elle s’épanouit n’est troublée par d’autres vapeurs que celles de l’encens.

Le bénéfice moral de ses voyages est donc fort appréciable, si, comme on peut le croire, ils le mirent en état de supporter une ivresse d’érudition telle qu’un esprit moins bien trempé y eût noyé ses qualités les plus originales. Remarquez aussi qu’il n’a voyagé que dans les pays du Nord où la civilisation était très inférieure à celle de la France, et qu’il y a sûrement pris une conscience plus claire de l’honneur du nom français. Quand, obligé par son infirmité de renoncer aux charges de la Cour et de changer d’ambition, il se tournera décidément vers la poésie, il apportera à l’étude des lettres antiques une âme déjà formée, déjà savoureuse, qu’elles orneront plus qu’elles n’auront à la mûrir.


II

Dans la première partie de son livre, M. Laumonier s’est proposé de retracer l’évolution de l’œuvre lyrique de Ronsard. « Tâche laborieuse, mais non pas inglorieuse ! » disait Brunetière qui se tenait au courant de ses travaux. En effet, tous les remaniemens que le poète a fait subir à ses vers en compliquent la bibliographie et rendent fort malaisé d’en débrouiller la succession chronologique. Il me semble que M. Laumonier a réussi, autant qu’on peut le souhaiter, dans des recherches aussi délicates. Il ne m’a pas toujours convaincu, non que, sur les points de détail qui me restent obscurs, j’aie de bonnes raisons à opposer aux siennes, mais parce qu’en essayant de coordonner les inspirations d’un poète selon les lois de la logique, nos conjectures, dès qu’elles ne se fondent plus sur des faits historiques, risquent souvent de s’écarter d’une vérité, d’ailleurs insaisissable. Toujours est-il que nous devons à sa patience, à son industrie, à son amour de l’exactitude, une étude où l’œuvre de Ronsard se meut, se développe, marche sous nos yeux, et où la figure même du poète s’anime et se colore.

Au moment où il allait débuter, Marot venait de mourir. Princes et princesses répétaient et fredonnaient ses vers. Il avait été le grand poète d’une Cour qui ne savait pas encore ce qu’était la grande poésie ; mais il avait failli l’atteindre, ou, pour mieux dire, il en avait indiqué la voie. Nous ne lisons plus guère ses Cinquante Psaumes de David traduits en rytme françoise, selon la vérité hébraïque ; nous leur préférons ses épîtres, ses madrigaux, ses épigrammes, ses chansons, ses riens exquis où, au gentil soleil de la Renaissance, l’esprit gaulois devient l’esprit français. Cependant les Psaumes sont mieux qu’un balbutiement, le premier de notre poésie lyrique moderne. La fidélité de la traduction, qui, au moins en vers, n’a jamais été égalée, attestait l’habileté de l’artiste et prouvait que le « couplet » de la chanson française était capable d’exprimer les idées et les sentimens les plus graves. D’autre part, Marot y avait créé des rythmes et des combinaisons de strophes régulières qui servaient déjà d’exemple à tous nos versificateurs. Évidemment il forçait sa nature ; et le roi David, costumé à la française, faisait un peu l’effet d’avoir lâché la harpe pour les pipeaux. Mais de ce lyrisme laborieux se dégageaient des strophes énergiques et belles. On en fut ravi et comme entêté. Avant qu’on eût misées psaumes en musique pour être chantés au prêche, chacun des princes et des courtisans adopta le sien et lui donna « tel air que bon lui semblait, » ordinairement un air de vaudeville. La reine avait choisi : Ne veuillez pas, ô Sire, et le chantait sur un air du chant des Bouffons ; Mme de Valentinois : Du fond de ma pensée, et le chantait en volte ; le roi de Navarre, Antoine : Revange moi, prends la querelle, qu’il chantait en branle du Poitou ; et Henri II : Ainsi qu’on oit le cerf bruire, qu’il chantait à la chasse[6].

Il était permis de rêver une poésie qui convînt mieux à cette société fringante de grands seigneurs, de chasseurs et d’amoureuses. Les Psaumes de Marot ne faisaient que tromper leurs aspirations à la poésie lyrique. Il avait exalté David, qu’il comparait à un aigle, au détriment d’Horace, qui n’était plus qu’une alouette. Ronsard releva le défi. Poussé tout à la fois par la nécessité de faire autrement que le prédécesseur qu’il voulait supplanter et par sa conviction que la foi d’un chrétien est incompatible avec la gaîté lascive naturelle à la poésie, et, qui sait ? malgré ses vagues sympathies pour les premiers réformateurs, flairant peut-être sous ce lyrisme biblique une odeur de guerre civile, il opposa la tradition latine reconquise à l’hébraïsme menaçant.


Plein d’ardeur,
Je façonne un vers dont la grâce,
Malgré les tristes Sœurs, vivra
Et suivra
Le long vol des ailes d’Horace.


Quel coup de maître ! Dès ses premiers pas, il a pris position, et il accuse la signification de son œuvre. Il représente la Renaissance qui se sépare de la Réforme.

Il ne connaît pas encore Pindare. Il n’est préoccupé que de faire triompher Horace sur David et de disputer à Marot sa place et son laurier. La première pièce qu’il livre à l’impression[7], et qui parut dans les Œuvres Poétiques de Jacques Peletier (1547), Des beautés qu’il voudrait en s’Amie, accuse nettement cette préoccupation. Elle n’est, comme l’a remarqué M. Chamard[8], qu’une contre-partie de la vingt-quatrième chanson de Marot. Ronsard se plaît à refaire la pièce de son devancier ; mais il faut voir comment !


Si vous la prenez trop jeunette,
Vous en aurez peu d’entretien...


disait Marot ; et Ronsard :


L’âge non mûr, mais verdelet encore,
C’est celui seul qui me dévore

Le cœur d’impatience atteint :
Noir je veux l’œil et brun le teint.
Bien que l’œil vert le Français tant adore !


Marot recommandait de la prendre « de belle grandeur » et « en son esprit non endormie ; » mais Ronsard désirerait :


Qu’el’ sût par cœur tout cela qu’a chanté
Pétrarque en amours tant vanté
Ou la Rose par Meun décrite...


Ce qui n’était chez Marot que le fredon léger d’un aimable compagnon qui s’éloigne le chapeau sur l’oreille et une fleur entre les dents, devenait avec Ronsard une sorte d’incantation voluptueuse. L’image que son désir appelait se précisait sous les caresses de sa parole. La maîtresse rêvée aurait la taille droite, la gorge pleine, la jambe longue et grêle, une oreille qui se montre toute hors de la coiffe, et les cheveux tors. Sa bouche imiterait la rose « au lent soleil de mai déclose. » Sa joue serait pareille à l’aurore ; et toutes les fleurs de la Sabée égaleraient à peine son haleine odorante. « On dirait du Jean Lemaire, du Marot ou du Saint-Gelais ! » s’écrie M. Laumonier. Non, c’est autre chose. Ce n’est même pas de l’Horace. C’est du Ronsard, un Ronsard qui s’inspire et d’Horace et encore de Marot, mais en qui bouillonne une plénitude de poésie capable de les absorber tous les deux.

Ce jeune homme de vingt-trois ans a-t-il conscience de son génie ? Il est modeste ; il avoue qu’il façonne à grand’peine « des vers qui sont de peu de prix. » Il ne se croit né ni pour l’épopée ni pour les odes héroïques. Mais il éprouve de plus en plus le besoin de s’instruire, de se perfectionner dans son art. Il aspire à une retraite studieuse qui sera comme une longue veillée d’armes. On sait comment il la trouva près de Daurat[9], le divin Daurat, réveil de la science morte, artisan des Muses, oracle des Dieux, Daurat « au nom doré » qui fut cinq ans son maître et, toute sa vie, l’objet de sa gratitude et de son culte. La constance que mit Ronsard à proclamer sa dette est l’indice d’une riche nature. Qu’était donc ce Daurat ? Un savant helléniste et, M. Longnon ose le dire, un barbare. Il présentait pour la première fois à la France Homère, Hésiode, Pindare, Eschyle, Aristophane ; il se faisait même leur disciple et leur continuateur, puisqu’il composait des vers grecs. Mais sa science de philologue ne lui avait pas donné le sens critique. « Aux yeux de ses élèves aveuglés par la piété, tout fut richesses dans la littérature grecque. D’Homère à Lycophron, la distance est énorme : ce fut pour Daurat et ses disciples un jeu de la franchir, ou plutôt ils ne s’aperçurent même pas qu’il y avait un abîme. Dans leur désir confus d’une poésie savante, leur goût alla naturellement aux plus profonds, puis aux plus obscurs des poètes grecs... Bientôt ils en vinrent à « juger de la valeur des œuvres par la peine qu’ils s’étaient donnée pour les posséder[10]. »

L’enthousiasme qui saisit Ronsard fut tel que ses vers en brûlent encore. L’antiquité reculait et s’élargissait. Derrière les Latins qu’il avait considérés comme des maîtres, il voyait enfin surgir les maîtres des Latins. Il sortait du monde des reflets. « Le jour où Daurat lui lut le Prométhée d’Eschyle : Eh quoi, mon maître, s’écria-t-il, m’avez-vous caché si longtemps toutes ces richesses ? » Jamais jeunesse plus généreuse ne se jeta d’un plus bel élan à la conquête du Beau. Malheureusement Daurat était incapable de prévenir les excès où son orgueil l’emporta. M. Laumonier n’a pas prétendu l’en disculper ; mais sa thèse a définitivement circonscrit, en l’espace de quelques années, les erreurs qui pesèrent si longtemps sur sa mémoire. Il fut injuste comme le sont tous les jeunes gens d’un cénacle, enivrés de leur savoir et d’eux-mêmes. « La modestie de ses premières années fit place à une outrecuidance inouïe. » Ses devanciers ne sont plus à ses yeux que des ignorans ; leurs vers, une prose insipide. « L’imitation des nôtres m’est tant odieuse, s’écriera-t-il, que, pour cette raison, je me suis éloigné d’eux, prenant style à part, sens à part, œuvre à part, ne désirant avoir rien de commun avec une si monstrueuse erreur. » Marot avait du talent ; mais que voulez-vous ? il manquait d’érudition. Il n’avait pas lu Pindare. Et Ronsard lui dira son fait dès sa première ode pindarique sur La Victoire de François de Bourbon à Cerizoles, qui débutait ainsi :


L’hymne que Marot te fit
Après l’heur de ta victoire,
Prince vainqueur, ne suffit
Pour éterniser ta gloire...


Le poète doit être un savant que les dieux inspirent. Il n’écrit pas pour la multitude qui ne pense ni ne parle comme lui. Pourquoi lui demander d’être clair ? Les oracles s’enveloppent d’obscurité ; et le Dircéan Pindare est obscur. Mais Dieu ne se montre point libéral d’une si belle science ; et, pour atteindre les -sommets de la poésie, ce n’est pas trop que de réunir en soi toutes les noblesses. Ne vous étonnez point qu’Horace, dont les vers ont pourtant une grâce divine, n’ait pas osé pindariser.


Horace, harpeur latin,
Étant fils de libertin.
Basse et lente avait l’audace ;
Non pas moi, de franche race !...


Il pindarisera, lui ! Il fera même revenir l’usage de la lyre antique « laquelle lyre seule doit et peut animer les vers et leur donner le juste poids de leur gravité[11]. » Et non content d’être le Pindare de la France, il en sera l’Homère. Qu’Henri II lui accorde sa faveur, et il écrira l’épopée de nos rois. L’Ode sur la Paix de 1550 sonne déjà la gloire de Francus.

La vie allait bientôt rabattre un peu et même beaucoup de ces présomptions juvéniles. C’est en 1545 qu’il s’était mis à l’école de Daurat, et en 1550 que paraissaient, avec un succès retentissant, les quatre premiers livres de ses Odes, précédés d’une préface agressive à l’égard des Marotiques et méprisante pour les poètes de cour. Le travail de M. Laumonier nous permet d’y suivre la marche ascendante de son ambition et, bien qu’il n’ait jamais rompu avec Horace, le progrès de son pindarisme. Deux ans plus tard il publie ses Amours imités en grande partie de Pétrarque et de Bembo et le cinquième livre de ses Odes qui contient son chef-d’œuvre pindarique, l’Ode à Michel de l’Hôpital. Mais, dès 1551, avait commencé à décroître sa ferveur pour « les saintes conceptions et les admirables inconstances de Pindare. » Elle ne se ranimera plus qu’une seule fois en 1554 dans l’Ode à Monsieur le Dauphin. Et, à partir de 1555, nous voyons Ronsard, dans les nouvelles éditions de ses œuvres, qu’il remanie sans cesse, corriger ou supprimer des pièces qui lui semblent aujourd’hui trop orgueilleuses ou trop combatives. Il a déjà fait amende honorable à notre vieille poésie et s’est réconcilié avec les Marotiques. Sa crise de vanité intellectuelle n’avait pas duré cinq ans ; et il entrait à peine dans sa trentième année.

Qu’était-il arrivé ? Ceci d’abord, que les grands poètes ne peuvent jamais, malgré qu’ils en aient, se passer d’être compris d’un plus grand nombre d’hommes. Quand ils prétendent qu’ils haïssent le vulgaire, ils obéissent simplement à un mouvement d’humeur ou ils cèdent à l’attrait d’un thème avantageux. Aux plus beaux jours de son insolence, Ronsard se félicite que Ronsard soit élu


Harpeur français, et, quand on le rencontre,
Qu’avec le doigt par la rue on le montre.


Et un temps viendra où il lui sera doux de penser que le seul bruit de son nom réveillera les servantes


Déjà sous le labeur à demi sommeillant.


Sa superbe était sincère ; sincère, sa conception d’une poésie ésotérique ; mais plus vivace encore, son besoin de se répandre. Il sentit très vite qu’une muse hautaine et dédaigneusement érudite lasserait l’admiration même de ses fidèles. J’imagine qu’en lisant ses vers à ses amis, et sinon à Daurat, peut-être à Du Bellay, il dut remarquer plus d’une fois que leur visage se détendait, quand de l’imitation de Pindare il descendait à celle d’Horace et des nuages de l’Olympe aux bords clairs de son Loir. Il reçut des avertissemens discrets. Lorsqu’en 1551 son ami Denisot publia le Tombeau de Marguerite de Valois, Reine de Navarre, les poésies que Ronsard avait écrites en l’honneur de cette princesse furent les seules du recueil qu’il jugea nécessaire de commenter. « Amy lecteur, disait-il, je t’ai bien voulu faire quelques petites annotations sur les Odes de Ronsard, te promettant continuer à l’avenir sur toutes ses œuvres, affin de te soulagier de peine ; j’entends à toi qui n’as encor longtemps versé à la leçon des Poètes. » Cet affin de te soulagier de peine ne fut probablement pas du goût de Ronsard, puisque les notes du bon Denisot disparurent à la réédition de ces pièces.

Il est vrai qu’en 1553 les Amours étaient réimprimés avec un abondant commentaire de Marc-Antoine de Muret. Ronsard avait été flatté sans doute que ce jeune professeur, savant et déjà célèbre, se fît son scoliaste. Mais, pour habile que fût la préface de Muret, je me demande si le poète ne trouva pas matière à réflexion dans des phrases comme celle-ci : « Je puis bien dire qu’il y avait quelques sonnets dans ce livre qui d’homme n’eussent jamais été bien entendus, si l’auteur ne les eût, ou à moi, ou à quelque autre, familièrement éclairés. » Un Dante ne se préoccupe point de savoir si l’on se perdra à sonder sa profondeur. Mais, ici, ce n’était pas la pensée qui était profonde : ce n’était que l’érudition. Derrière « l’oracle, » il n’y avait guère que des allusions mythologiques et des ellipses. Un homme ambitieux comme Ronsard se blase assez vite sur le plaisir d’exercer la sagacité des commentateurs, surtout quand ses ennemis se travaillent à obscurcir sa gloire de toutes les obscurités de son œuvre. On commençait à railler ce poète qui se faisait suivre d’un interprète, chargé d’expliquer au public ce qu’il avait voulu dire. Les Marotiques, représentés à la Cour par le spirituel Mellin de Saint-Gelais, avaient riposté à ses attaques. Si la reine de Navarre et Michel de l’Hôpital n’étaient intervenus, la moquerie de ce fin courtisan nourri d’italianisme, que Ronsard pouvait considérer comme un envieux, mais non pas comme un « soudard de l’ignorance, » l’aurait perdu dans l’esprit d’un roi qui préférait naturellement les vers que l’on comprend sans peine à ceux que l’on ne comprend pas. Avec la sincérité qu’il a toujours eue, Ronsard nous avoue qu’il sentit cruellement « la pince de la tenaille de Mellin. » Ajoutez que son défenseur Michel de l’Hôpital lui conseillait, au lendemain d’une victoire qu’il n’estimait peut-être pas encore très assurée, de faire la paix et de « s’abstenir des nouveautés bizarres. »

Ce n’était pas seulement l’intérêt de sa gloire qui agissait sur Ronsard, c’était aussi son tempérament. En 1553, l’éditeur des Amours mettait en vente Le Livre de Folastries, sans nom d’auteur. Personne ne s’y trompa. Cette explosion de sensualité paillarde, relevée de souvenirs antiques, en dénonçait l’auteur et s’expliquait par la chaste contrainte où l’avait tenu la muse de Pindare. Le Gaulois, embarqué sur la nef de Jason, revenait à sa terre natale et y courait des bordées. Mais, dans les cabarets et sous les treilles où il allait rejoindre les Marot et les Villon, on reconnaissait, aux pierres précieuses qui ornaient ses doigts, l’homme qui avait touché à la Toison d’Or, qui avait pillé Thèbes et saccagé l’Italie. L’idée que ses Folastries acclimataient en France les hendécasyllabes de Catulle, qu’il avait précisément étudiés l’année précédente aux conférences de Muret, mettait en repos sa conscience d’érudit. Mais, en même temps, il prouvait que sa Muse « était capable de tous les tons » et savait, quand elle le voulait, se faire entendre ; car cette fois on l’entendait parfaitement, et Thénot, Jaquet et sa Robine presque aussi bien que les Mignons des Dieux.

Tout de même, il s’était porté d’un extrême à l’autre. La réaction trop violente risquait de déconcerter ses plus graves admirateurs. « Les stoïciens avaient froncé le sourcil. » Partagé entre deux tendances également fortes, son art en ressentait quelque incertitude. Nous en avons une preuve curieuse dans son édition des Amours de 1553. Elle contenait une nouvelle chanson et une nouvelle ode, inspirées toutes deux par Cas- sandre. Ronsard commençait à revenir au genre de la Chanson, qu’il avait naguère englobé dans son mépris de nos vieilles formes littéraires. Mais, tandis que l’ode, cette ode immortelle :


Mignonne, allons voir si la rose...


réalisait le chef-d’œuvre de la poésie accessible à tous, dont les artistes s’émerveillent et que les jeunes filles du Vendômois ont sans doute fredonné en filant leur quenouille, la chanson, une de ses plus mauvaises, ne pouvait être chantée que par de redoutables Scholars :


D’un gosier mâche-laurier
J’oy crier
Dans Lycophron ma Cassandre,
Qui prophétise aux Troyens
Les moyens
Qui les réduiront en cendre...


Ce tintamarre pédantesque et mythologique n’avait rien de populaire. Heureusement Muret était là pour nous avertir que Lycophron « natif de Chalcide » avait composé, au temps de Ptolémée Philadelphe, un poème sur Cassandre, laquelle avait annoncé les maux qui devaient arriver à la ville de Troie, ni plus ni moins que la Cassandre du poète lui avait prédit ses peines futures. Comme le remarque M. Laumonier, la conception érudite, que Ronsard s’était faite des Odes, eût exigé que la chanson portât ici le nom d’ode, et l’ode celui de chanson. Son illogisme, à moins qu’il ne s’y cachât une invraisemblable ironie, trahissait évidemment un peu de désarroi.

Deux événemens l’aidèrent à trouver un juste équilibre. Ce furent, en 1554, l’apparition de l’Anacréon d’Henri Estienne ; et, en 1555, l’amour qu’il conçut pour une petite fille de l’Anjou, Marie du Pin, de toutes ses maîtresses peut-être la plus aimée. Elle succédait dans son cœur et surtout dans son inspiration poétique à cette fière Cassandre en l’honneur de laquelle il avait voluptueusement pétrarquisé, et qui, malgré les beaux cris de passion qu’elle lui arracha, m’apparaît toujours au seuil de son œuvre, se détachant sur un fond de trophées, comme une figure assez mystérieuse et presque hiératique[12]. On ne chante pas une paysanne du même ton qu’une Salviati. Rémi Belleau remarquait que Ronsard s’était accommodé à l’esprit de sa seconde maîtresse ; et lui-même, il en convenait. Si quelqu’un, disait-il, me blâme de n’être plus aussi grave en mes vers que jadis,


quand l’humeur pindarique
Enflait ampoulément ma bouche magnifique,
Dis-lui que les amours ne se soupirent pas
D’un vers hautement grave, ains d’un beau style bas.
... Le fils de Vénus hait ces ostentations.
Il suffit qu’on lui chante au vrai ses passions...


Pour Marie, comme l’observe M. Laumonier, il réhabilita complètement ce genre de la chanson, si cher aux Marotiques et si dédaigné naguère des Ronsardiens ; et, par elle, il acheva de « se familiariser avec l’idée que la poésie existe partout, même dans les plus humbles sujets, et qu’il suffit de l’y découvrir ou de l’y mettre. »

Quant à l’Anacréon d’Henri Estienne, on sait de quel accueil enthousiaste les poètes de la Pléiade fêtèrent le « biberon » de la Grèce qui semblait ressusciter pour les inviter à boire. Mais nul n’arriva plus vite et ne fut plus ardent que Ronsard à s’emparer du précieux petit livre. Nous avons cru longtemps, sur la foi de Sainte-Beuve, qu’il n’avait composé ses odelettes anacréontiques qu’après l’apparition du Recueil de Rémi Belleau. Sainte-Beuve lui prêtait même l’intention d’avoir voulu refaire le livre de son ami. L’examen des éditions primitives a permis à M. Laumonier d’établir qu’il le devança de beaucoup, et qu’il fut, là encore, un initiateur. Il allait verser dans la coupe du poète Téien, jusqu’à la faire déborder, le vin doré de son Vendômois. Il n’était plus ni le disciple, ni l’égal de celui qu’il prenait pour modèle, mais son seigneur et son maître. Anacréon lit sortir tout ce qu’il y avait de Rabelais dans Ronsard. C’est seulement ainsi qu’on peut dire qu’en l’imitant Ronsard est revenu à sa nature, car sa nature est d’aimer le grand. Anacréon ne lui enleva pas le goût de la haute et large poésie. Le reste de sa production en témoigne assez ! Mais il le confirma dans le sentiment qu’il n’y a point de « petite » œuvre, si elle est parfaite, et qu’un poète, compagnon des sœurs divines, ne déroge pas, qui sait donner un prix inestimable à une chanson bachique. L’autorité de cet illustre Grec le mit plus à l’aise. Il s’abandonna plus librement aux caprices de son imagination et de sa robuste gaîté. Il assouplit son style. Il eut conscience de ne point manquer à la dignité de l’art en nous peignant


Bacchus, épris de la beauté
Des roses aux feuilles vermeilles,...
Quand, en chemise sous les treilles,
Il boit au plus chaud de l’été !


Et comme Ronsard ne se passionne jamais à demi et qu’il éprouve toujours le besoin de justifier ses « mutations d’écriture, » il exalta la poésie légère aux dépens de la poésie ambitieuse et grave. Il savait bien que le gros du public lui donnerait raison. Mais les doctes lecteurs n’allaient-ils pas penser que sa muse faiblissait ? Et, parce qu’il leur offrait des présens de plus humble apparence, en méconnaîtraient-ils la valeur ? Détrompons-les. Le poète reste grand dans l’exquis.


Un petit ruisselet a toujours l’onde nette...
Les petits vers bien faits sont les fleurs des Charités...


En 1556, dans l’élégie-préface A Chretophle de Choiseul, qu’il publiait en tête des Odes d’Anacréon traduites par Rémi Belleau, il insistait sur le charme « d’un doux style » et défendait, avec une verve brillante, sa nouvelle manière :


Mais ce n’est pas le tout que d’ouvrir le bec grand,
Il faut garder le ton dont la grâce dépend,
Ni trop haut, ni trop bas, selon notre nature...


Et, entraîné par la fougue du moment, il s’écriait :


Me loue qui voudra les replis recourbés
Des torrens de Pindare en profond embourbés,
Obscurs, rudes, fâcheux, et ses chansons connues
Que je ne sais comment par songes et par nues :
Anacréon me plaît, le doux Anacréon !


Il a renoncé à Pindare. Mais faut-il voir dans ces vers autre chose qu’une boutade de poète ? A-t-il changé d’opinion sur le grand lyrique ? « Rapportait-il de cette lutte disproportionnée une sorte de courbature dont il gardait rancune ? » C’est ce qu’a dit M. Faguet et ce que pense M. Laumonier. J’en doute. Pourquoi en eût-il voulu à Pindare ? Il lui devait les plus fiers combats et les plus beaux triomphes de sa jeunesse. Ses contemporains avaient été transportés d’admiration par ses odes audacieuses et surtout par son Ode à Michel de l’Hôpital. Lui qui hésite si peu à supprimer des pièces entières ou à les mutiler que ses vers retranchés remplissent plus de quatre cents pages, il les a toujours maintenues, dans ses éditions complètes, à leur place d’honneur. Il a voulu qu’on entrât dans son œuvre par cette porte triomphale. Il ne prévoyait pas qu’on en accablerait sa mémoire. Du reste l’erreur qu’il avait commise, et dont il était revenu, n’avait pas plus gâté ses odes pindariques que ses sonnets à Cassandre. S’il abandonne ces hautes régions du lyrisme, ce n’est point que l’air lui ait manqué et qu’il ne se plaise désormais qu’à mi-côte. Mais il songe continuellement à se renouveler. Ronsard est aussi changeant en poésie qu’en amour, ou plutôt, comme il désirerait aimer toutes les femmes, il aspire à traiter tous les genres. Il est sans cesse altéré de nouveauté. Ecoutez-le dans son Hymne De la mort :


Je m’en vais découvrir quelque source sacrée
D’un ruisseau non touché qui murmurant s’enfuit
Dedans un beau verger loin de gens et de bruit...
Je boirai tout mon soûl de cette onde pucelle,
Et puis je chanterai quelque chanson nouvelle
Dont les accords seront peut-être si très doux
Que les siècles voudront les redire après nous.


Chanter quelque chanson nouvelle, c’est là son éternelle ambition. M. Laumonier, en restreignant son sujet à la poésie proprement lyrique de Ronsard, n’a fait que nous indiquer, d’un trait rapide, ce côté passionnant de son génie. Ronsard a quitté Pindare, mais il va suivre Homère. Et même, a-t-il quitté Pindare ? Ne l’emporte-t-il pas avec lui dans ses Hymnes, dans ses Poèmes et jusque dans sa Franciade ? Quelle lassitude trahit-il ou quelle rancune ?

Le découragement qui, de temps en temps, perce sous ses vers, les plaintes qu’il laisse échapper, ne viennent point de la désillusion d’un artiste qui s’est senti trop inégal à son rêve. La cause en est dans sa vie même et dans sa pauvreté. Dès 1555, tous ses efforts ont tendu à se faire reconnaître et consacrer comme le poète officiel de la Cour de France. Il fallait être d’abord un poète courtisan. Un Ronsard n’entre pas sans gêne dans ce difficile emploi que tenait avec aisance un Mellin de Saint-Gelais, et dont Joachim du Bellay s’est si agréablement moqué. Le voilà donc condamné « à solliciter les puissans ou ceux qui les approchent, depuis le Roi et sa favorite jusqu’aux trésoriers de l’épargne. » Une ambition lucrative s’est allumée dans son cœur :


Je conçus évêchés, prieurés, abbayes...


La simple lyre ne lui suffit plus : il la veut crossée. Mais ce quémandeur se gourmande lui-même de quémander. M. Laumonier nous dira qu’il y met « un mélange d’impudence forcée qui nous choque et de honte sincère qui nous désarme. » Je suis surtout ému par la familiarité brusque et par l’air de hauteur qu’il garde en tendant la main. Il s’écriera en s’adressant au cardinal de Châtillon :


Lors, j’appris le chemin d’aller souvent au Louvre ;
Contre mon naturel j’appris de me trouver
Et à votre coucher et à votre lever,
A me tenir debout dessus la terre dure,
A suivre vos talons, à forcer ma nature...


On a rarement vu courtisan plus mécontent de courtiser, ni qui, tout en flattant, exprime plus de mépris pour les flatteurs,


Misérables valets vendant leur liberté !


Ah ! comme il préférerait, plutôt que de vendre la sienne,


Voir les Muses baller dans un antre de nuit,
Ouïr au soir bien tard pêle-mêle le bruit
Des bœufs et des agneaux qui reviennent de paître...


Mais alors, qui l’empêche de vivre dans sa cure baronnie d’Evaillé, ou dans sa cure de Challes, ou plus tard dans son prieuré de Saint-Cosme ? Son « impudence » me choquerait davantage, si elle n’était la forme maladroite de cette belle idée que la faveur des Lettres est un des élémens de la grandeur royale et nationale. C’est par les honneurs, par ces honneurs matériels dont l’image s’impose à la foule, qu’il appartient aux Rois de distinguer ceux que la Muse et Phébus Apollon


Nourrissent chèrement pour illustrer leur nom.


Ronsard avait pu espérer dans son adolescence qu’il rendrait à son Prince et à son pays les services d’un vaillant capitaine ou d’un habile ambassadeur. Mais n’avait-il pas livré des combats contre l’ignorance ? N’était-il pas, selon le mot italien, « l’orateur » du génie français accrédité près des Cours ? Etait-ce donc une déchéance que d’avoir troqué l’épée pour la lyre ? Non, non ; ne craignons pas d’importuner le Roi :


Il ne saurait montrer largesse plus honnête !


Nous n’avons pas à regretter que Ronsard ait hanté la Cour. La tranquillité de son âme en fut altérée. Il connut les déboires du solliciteur, la fièvre de l’attente, rabattement de la déception, car Henri II promettait plus qu’il ne donnait. Mais on sait avec quelle cordialité royale Charles IX acquitta la dette de son père et de la France. D’ailleurs, s’il est toujours pénible de voir un homme de génie fléchir le genou, « supplier les riches, » guetter la mort d’un abbé dont on pourrait hériter la prébende, ces petites misères inhérentes, hélas ! à l’ambition humaine, et qui sont de tous les temps, détournèrent Ronsard de la mythologie et l’orientèrent vers de nouveaux genres, épîtres, poèmes, satires, discours, moins désintéressés, il est vrai, que la poésie lyrique, mais d’un accent plus personnel encore et d’une action plus directe.

Je ne crois pas que la rareté de ses odes, de 1555 à 1562, vienne de ce que « les rythmes lyriques exigent plus de travail et d’art et par conséquent plus de loisir, » tandis que « les vers alexandrins, plus voisins de la prose, sont plus faciles à écrire. » Nous ne possédons qu’un seul vers vraiment organique, qui contient tous les autres, qui marche et qui vole, bon pour l’attaque, bon pour la défense, et qui n’a de commun avec la prose que le pouvoir de rendre, sur un mode qu’elle ne saurait ni chercher ni atteindre, tous les sentimens de l’âme et tous les phénomènes de la vie. C’est le vers alexandrin. Ronsard, descendu parmi les hommes, épousant leurs soucis et leurs alarmes, devait forcément s’en saisir et, pour un temps, s’y tenir. Il est possible que Daurat lui ait proposé de nouveaux modèles : Théocrite, Lucrèce, Claudius, Aratus. Mais les événemens parlaient plus haut que Daurat.

La première édition collective de ses œuvres, celle de 1560, qui se dressait, comme un monument de renaissance païenne, à l’entrée des guerres civiles, l’exposait aux coups des protestans. « Ils voyaient dans la Pléiade un boulevard du catholicisme, de l’ordre politique et des mœurs traditionnelles » et s’efforçaient » de ruiner le crédit de l’Ecole humaniste et de son chef[13]. » Ronsard fut provoqué. Son amour de la France, son attachement à la famille royale, le sentiment que son œuvre, son art, le trésor des lettres antiques seraient menacés par une victoire des « têtes calvines, » ses intérêts matériels, tout conspirait à lui interdire la neutralité prudente d’un Montaigne. Et puis il sentait derrière lui une foule frémissante qui entendrait sa voix, qui se répéterait ses vers. Plus de mythologie ! Plus de symboles ! L’heure était à la poésie claire et nue comme l’acier. De nouvelles Odes n’auraient pas autant ajouté à sa gloire que ses admirables Discours sur les Misères de ce temps, son Institution pour l’Adolescence du Roi, sa Remontrance au Peuple de France. De quelle façon ce poète officiel comprenait ses devoirs, avec quel courage cet épicurien s’engageait dans la lutte des partis, avec quelle éloquence ce patriote se rangeait du côté de nos Rois, avec quelle sûreté de jugement cet émule de Pindare abordait la question des abus de l’Eglise et les problèmes épineux de la théologie, Brunetière l’a dit ici même et beaucoup mieux qu’on ne pourrait le redire.

Mais Ronsard reviendra encore au lyrisme. Dès qu’une éclaircie se produit dans nos orages, ses âpres vers de combat s’arrêtent, et sa fantaisie repart, toujours brillante, toujours ailée. Elle se ressent parfois de l’improvisation d’un poète obligé de fournir aux fêtes de la Cour. Nous savons, par Binet, qu’il prit un médiocre plaisir à forger des vers sous le commandement des grands ; mais on n’a jamais mis plus de poésie dans les divertissemens de commande, ni donné à des pièces de circonstance une fraîcheur plus vive. Il reste grand poète, non seulement en composant ses Églognes, dont tant de vers ont une beauté virgilienne, mais quelquefois en rimant ses Mascarades. Bien loin que cet effort ait épuisé sa veine, ses sonnets à Hélène nous la montrent aussi jaillissante et plus limpide qu’au temps où il t’aimait, Cassandre !

« Son règne, dit M. Laumonier, finit à peu près avec celui de Charles IX, en 1574. » Deux ans auparavant il avait publié cette malheureuse Franciade, qui lui a fait plus de tort peut-être, dans l’esprit de la postérité, que ses odes pindariques. Mais ni l’âge ni la maladie n’avaient fatigué son inspiration de plus en plus satirique et oratoire. Ses éditions collectives, 1571, 1578, 1584, se succédaient avec une faveur que sa retraite de la Cour ne ralentissait pas. Celle de 1571 avait été réimprimée quatre fois en moins de dix-huit mois. Et à peine la dernière paraissait-elle, que le poète recommençait à la corriger et à en préparer une autre. Jusqu’à la veille de sa mort, on constate chez lui un admirable souci de renouvellement. Michel de l’Hôpital avait souhaité que sa muse fût nationale et chrétienne. Nationale, elle l’avait été ; chrétienne, quelquefois, et comme à contre-cœur ; mais elle allait le devenir[14]. Il entrevit la poésie de la religion catholique. Son Hymne à Monsieur Saint Blaise, où des villageois prient leur saint patron d’avoir soin de leurs familles et de leurs troupeaux, est d’un art simple, d’un sentiment pur et vrai. Et il écrivait à la fin de sa vie ces beaux vers :


Les Hymnes sont des Grecs invention première...
Ah, les Chrétiens devraient les Gentils imiter
A couvrir de beaux lys et de roses leurs têtes,
Et chômer tous les ans à certains jours de fêtes
La mémoire et les faits de nos saints immortels...


Il n’avait jamais été plus près de Pindare !

Cette étude de M. Laumonier sur l’évolution du lyrisme de Ronsard abonde en petites découvertes qui en fixent définitivement les grandes lignes. L’établissement minutieux de la chronologie réintroduit ainsi dans une œuvre la mobilité de la vie ; et la personne du poète, que notre esprit simplificateur tend toujours à immobiliser dans une attitude ou dans un geste, reprend sa souplesse. Ronsard était un de ceux qui avaient le plus souffert de cette simplification funeste. On ne lui conteste point aujourd’hui son titre de grand poète : c’est entendu ; mais pour combien d’entre nous, qui ne font qu’atténuer le jugement de Boileau, demeurait-il encore un sublime « brouillon, » ou, du moins, un artiste intraitable, retranché derrière une conception d’art étrangement abrupte, et dont les vers, qui flottent dans toutes les mémoires, n’ont été que les intermèdes où se délassait son génie et les aimables rencontres dont une justice immanente a payé son labeur ! On l’a vu : rien n’est plus faux. D’une nature enthousiaste et d’une fierté qui sent son gentilhomme et son homme de guerre, mais d’une intelligence très vive et très plastique, d’une sensibilité qui reflète toutes les nuances de l’heure et du milieu, et d’une raison ferme, il a su se plier aux circonstances, écouter les conseils et les critiques, corriger ses erreurs et, comme les plus grands poètes, sous des apparences quelquefois intransigeantes, sans perdre de vue son idéal, régler sa marche sur le goût du public.

Ronsard n’a en somme réagi contre son siècle qu’autant qu’une puissante originalité doit réagir pour s’imposer. On s’impose violemment à l’opinion ; mais il faut en craindre les retours ou, quand ils se produisent, avoir eu l’air de les attendre et se prêter à la vague qui vous portera plus loin. Il le fit et toujours au moment opportun. S’il hésita parfois, ses courtes hésitations venaient moins de son tempérament que de son caractère. Aucun poète n’a plus fréquemment ni plus hautement revendiqué son indépendance, la franchise de sa fantaisie, son droit d’employer le papier qu’il a acheté « comme un potier son argile. » Il tient à nous convaincre que « peu de personnes ont commandement sur lui » et qu’il n’obéit qu’à son bon plaisir. Mais il est toujours attentif au jugement de ses amis, « ne jurant en l’amour de soi-même ni en l’opiniâtreté de ses inventions. » Et derrière ses amis, derrière les doctes lecteurs, « bien versés en la poésie » dont il se déclare prêt à recevoir « toute amiable correction, » il y a la Cour, les femmes, les inconnus, un public qui ne lit pas les préfaces, mais qui chante les vers, un public qu’il voudrait innombrable et qu’il cherche à conquérir et à séduire par la variété de son inspiration et par l’imprévu de ses métamorphoses. Il affecte bruyamment d’en mépriser la faveur, ce qui est toujours une façon de la solliciter et souvent un moyen de l’obtenir. Mais c’est pour ce public qu’il travaille ; c’est pour lui qu’il passe si aisément de la poésie mystérieuse, dont les énigmes attirent et dont le bruit se propage, à la poésie simple et claire qui retient les cœurs et même à la poésie licencieuse qui amusera « les filles et les pages. » Il a passionnément aimé la vie et passionnément aimé la gloire.


O belle et douce gloire hôtesse d’un bon cœur !


Ces deux amours et son heureuse nature le rendaient flexible à toutes les influences et capable aussi de les dominer. Il nous reste à voir comment en effet il les domina, et comment dans cette œuvre ondoyante et d’apparence si mêlée, où il a capté tant de courans étrangers, il nous a laissé de notre race, de son siècle et de lui-même une image qui ne tremble pas.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Selon M. Laumonier, Jacques de Fontbernier la garda trois mois et refusa de l’épouser ; selon M. Longnon, ils se fiancèrent par-devant un prêtre et demeurèrent deux mois ensemble ; mais Louis XII, irrité, exigea de Fontbernier un désistement de sa promesse de mariage.
  2. H. Longnon, Essai sur Pierre de Ronsard, Appendice.
  3. Les Contemporains, t. IV, p. 298.
  4. Il faut renoncer au voyage en Piémont que mentionne Binet. M. Laumonier a prouvé que Ronsard n’a jamais franchi les Alpes. Il n’a point connu l’Italie. Il a eu plus tard, à un certain moment, le désir de la connaître. Mais il n’est pas parti.
  5. « Il vieillit assez vite, au physique, dit M. Laumonier. A trente ans, il était gris et chauve, et dès lors maigre, pâle, défait, miné par la fièvre intermittente, en proie aux douleurs et aux insomnies. »
  6. Voyez, dans le Dictionnaire de Bayle, l’article sur Marot.
  7. Elle avait été composée en 1543.
  8. Henri Chamard, Revue d’Histoire littéraire, juillet-septembre 1910. On sait que M. Chamard est l’auteur d’un très beau livre sur Joachim du Bellay. Personne ne connaît mieux notre poésie du XVIe siècle ; et j’aurai plus d’une fois recours à lui.
  9. Pour tout ce qui concerne le Collège de Coqueret et la formation de la Brigade, je ne saurais trop recommander la lecture du livre de M. Chamard et des deux chapitres si pittoresques où M. Longnon a vraiment fait revivre cette petite société.
  10. Henri Longnon, Essai sur Ronsard.
  11. Les vers se chantaient encore à l’époque de la Renaissance. On les accompagnait sur la harpe, le luth ou la guitare. Ronsard adorait la musique et l’union de la musique et de la poésie. Aucun poète ne fut plus chanté que lui. Son Cinquième livre des Odes (1552) parut, nous dit M. Laumonier, avec trente-deux feuillets de musique polyphonique à quatre parties.
  12. M. Longnon nous raconte « dans leur juvénile fraîcheur, mais aussi dans leur gravité mélancolique, les amours de Cassandre Salviati et de Pierre de Ronsard. » Sa Cassandre est bien attachante ! Aux yeux de M. Laumonier, Cassandre ne fut guère pour Ronsard qu’un prétexte « à développemens plastiques, érotiques, psychologiques. » Les deux savans ne se rencontrent pas toujours. On ne les trouve même pleinement d’accord que dans l’admiration de Ronsard.
  13. Henri Longnon, Essai sur Ronsard.
  14. « Il avait envie, nous dit Binet, si la santé et la Parque l’eussent permis, d’écrire plusieurs œuvres dire tiennes. »