Notre maître, le passé (1924)/11

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Bibliothèque de l’Action française (p. 81-88).

La découverte du Mississipi[1]



Un jour, il y a de cela deux cent cinquante ans, deux canots d’écorce quittaient Michilimakinac, au sommet du lac Michigan, et se dirigeaient vers la baie des Puants. Dans l’un des canots se trouvait un homme encore jeune, d’environ trente-six ans, couvert d’un large feutre, habillé d’une soutane de drap noir, fermée au col par une agrafe et à la hauteur des genoux par une couture solide. Cet homme ne trouvait pas assez vaste, pour ses ambitions d’apôtre, les horizons du lac Supérieur, non plus que ceux du grand lac des Illinois. À peine avait-il touché une rive que, sur l’autre, un homme paraissait lui faire signe et lui dire comme à saint Paul sur les rivages de Troas : « Passe de l’autre côté, et viens à notre secours ! »

Dans le même canot avait pris place un tout jeune homme, de mine intelligente et décidée, portant le costume des coureurs de bois : amples culottes de peau de chevreuil, juste-au-corps en peau de buffle, le tout solidement cousu avec des fils de boyaux de chats sauvages. Celui-ci, qui est un fils du Canada, s’est senti, dès son temps de collège, la poitrine oppressée par l’étroite atmosphère de sa ville de Québec ; il n’avait pas vingt-deux ans que déjà il traversait la grande eau pour un voyage en France ; de retour au pays l’année suivante, il prenait place parmi ces hommes au cœur d’acier et au poignet de frêne qui, l’aviron à la main et pour l’honneur de la France, couraient alors les grandes routes du continent.

Voilà les deux découvreurs : le premier, qui étouffe dans l’aire des méditerranées américaines, c’est tout naturellement un Jésuite, le Père Jacques Marquette ; et l’autre, ce jeune homme à qui ne suffit pas l’atmosphère de l’acropole québécoise, c’est Louis Jolliet et, non moins naturellement, un élève des Jésuites.

Ils s’en vont à la découverte du mystérieux Mississipi. Ils devaient chercher un passage vers la mer de Chine, par la rivière qui se décharge à la mer Vermeille ou Californie, ou tâcher d’atteindre deux royaumes limitrophes du Canada où l’on disait exister des mines d’or fabuleuses. Jolliet est chargé de cette exploration par le sieur Talon et par le comte de Frontenac. L’honneur est grand, en ce temps-là, d’être choisi pour ces suprêmes aventures. « La joye que nous avions d’être choisis pour cette expédition, » a écrit le Père Marquette, « animait nos courages et nous rendait agréables les peines que nous avions à ramer depuis le matin jusqu’au soir ».

Que sait-on alors du Mississipi ? On en connaît l’existence ; à part cela, peu de notions précises. À ses hautes sources, le fleuve, par son cours même, dessine sur la carte, un immense point d’interrogation. C’est alors l’énigme passionnante sur laquelle se penchent explorateurs et missionnaires. Les Indiens en parlent comme d’un fleuve mystérieux, presque enchanté. Jean Nicolet avait navigué sur le Wisconsin dès 1639. Aux récits de Jean Nicolet, le Père Paul Le Jeune rêvait en 1640 d’une expédition de ce côté : « Ce serait, dit-il, une entreprise généreuse d’aller découvrir ces contrées »… Les Pères d’Ablon et Allouez allaient, en 1670, prêcher l’Évangile aux Illinois. Et même le Père d’Ablon se proposait de tenter l’année suivante, un voyage au Mississipi, lorsqu’il fut rappelé à Québec par ses supérieurs.

En résumé, avant de s’embarquer, Jolliet et Marquette savent que, du fond de la baie des Puants, on peut se rendre au fleuve inconnu. Une première rivière tributaire du Michigan les mènera au pays de la Folle-Avoine, d’où, par un portage très court, ils tomberont dans une autre rivière qui les mènera au Wisconsin, et, du Wisconsin, ils atteindront le Mississipi qui les conduira jusqu’à la mer.

Il en fut ainsi. Parvenus au fond de la baie des Puants, les voyageurs entrent dans la rivière Ménominie. Le long de cette rivière, ils abordent, le 7 juin, chez les Maskoutens, point extrême que les Français aient encore touché. Désormais c’est l’inconnu. Le 10 juin, prenant avec eux deux guides Miamis, ils s’engagent dans une série de petits lacs et de marais où il leur faut deviner le cours de la rivière aux Renards. Au bout de cette rivière ils font un portage de 2,700 pas. À ce moment, les guides disent adieu aux voyageurs : voici le Wisconsin. Les canotiers quittent alors les eaux qui vont à Québec et entrent dans le réseau des fleuves qui mènent vers le sud. Avant de s’élancer vers le mystère, saisis d’un peu d’effroi, ils se mettent à genoux sur la rive, et prient la « Sainte Vierge Immaculée ». Trois ou quatre jours encore ils naviguent vigoureusement. Enfin, le 17 juin, un samedi, un confluent se présente devant eux ; un autre fleuve est là bordé d’un côté par une haute chaîne de montagnes, de l’autre ouvrant la vue sur de belles terres vertes et plantureuses. Ce fleuve coule des eaux solennelles et profondes. C’est lui, le Mississipi, le « Père des eaux ».

« Le grand, fleuve dormait couché dans la savane.
Dans les lointains brumeux passaient en caravanes
De farouches troupeaux d’élans et de bisons…
Drapés dans les rayons de l’aube matinale,
Le désert déployait sa splendeur virginale
xxxxxxxxSur d’insondables horizons…
Comme un reptile immense au soleil engourdi,
Le vieux Meschacébé, vierge encor de servage,
Dépliait ses anneaux de rivage en rivage
xxxxxxxxJusques aux golfes du Midi. »

(Louis Fréchette.)


Je ne vous raconterai point tous les incidents de l’exploration. Les découvreurs exultaient. Ils saluèrent le Mississipi « avec une joie que je ne peux pas exprimer », nous dit le Père Marquette. Bientôt les bois et les montagnes disparurent et le pays changea d’aspect ; ce fut l’horizon divin où devait planer un jour la mélancolie romantique de René. Des plaines aux douceurs d’Éden se déployaient à l’infini. « Il n’y a presque plus de bois ni de montagnes. Les îles sont plus belles et couvertes de beaux arbres ; nous ne voyons que des chevreuils et des vaches, des outardes et des cygnes sans ailes… »

Les canots descendent ainsi plus de soixante lieues, dans le silence, sans rencontrer âme qui vive.

Enfin, le 25 juin, des pas d’hommes apparaissent sur le sable. Jolliet et Marquette prennent un petit sentier, à travers la prairie, qui les conduit à un village indien. C’est là que les deux découvreurs entendent, dans la bouche d’un vieux chef illinois, une parole qui a dû les remuer d’un noble orgueil et qui ajoute à notre fierté française. Nous sommes ici à un carrefour où vont se croiser bientôt, Anglais, Espagnols et Français. Dans leur façon de traiter l’Indien, chaque peuple fera voir la qualité de sa civilisation. Aussi, comment ne pas nous rappeler avec émotion, nous, fils de la France, que jamais aucune autre race ne mérita des peuplades indiennes, ce salut que le vieillard de Péouaréa, faisait à Jolliet et à Marquette : « Français, que le soleil est beau quand tu nous viens visiter ! »

Les canotiers descendent le fleuve jusqu’au confluent de l’Arkansas, faisant le long du chemin des observations de toute sorte et dressant leur carte. En deux endroits, ils n’échappent que par miracle au mauvais parti que veulent leur faire les Indiens. Enfin, le 17 juillet, ils entreprennent de remonter le fleuve. Leur conviction est maintenant faite que le Mississipi ne se dirige pas vers l’ouest, mais vers le sud, qu’il n’aboutit point à la mer de Chine et du Japon, mais au golfe du Mexique. Craignant de tomber aux mains des Espagnols, Jolliet et Marquette remontent vers le lac Michigan, mais par le chemin plus court de la rivière des Illinois. Vers la fin de septembre, ils arrivent à la baie des Puants.


Le Jésuite français et le jeune Canadien viennent de conquérir les lauriers des grands explorateurs. Avec Cavelier de la Salle qui compléta leur œuvre ; avec le Père Albanel et Denys de Saint-Simon qui, vers le même temps, montaient vers la baie d’Hudson ; avec La Vérendrye qui, plus tard, forcera les portes de l’ouest ; avec Cartier et Champlain qui, au début, avaient exploré le Saint-Laurent et l’Outaouais, les découvreurs du Mississipi vont compter désormais parmi ceux qui auront ouvert les grandes routes du continent.

L’expédition illustre magnifiquement l’énergie française. Ils ne sont que sept Français dans les deux canots. Et cependant ces sept hommes ont parcouru, en quatre mois, l’aviron à la main, près de 3,000 milles. L’entreprise paraît tellement audacieuse aux Indiens eux-mêmes, qu’on les voit tout émus de la hardiesse des explorateurs ; les premiers sauvages rencontrés en route par Jolliet se découvrent même le génie inventif de Camoëns, pour dresser aux portes du Mississipi, une sorte de géant Adamastor.

Les résultats de la découverte furent immenses. La jurisprudence internationale alors en vigueur veut que tout le pays arrosé par un fleuve appartienne à la nation des découvreurs. Vous voyez alors la conséquence : puisque les Anglais n’ont pas encore occupé un seul point de ce vaste bassin, en droit strict ils restent donc enfermés entre l’Acadie, les Alléghanys, la Floride et l’océan Atlantique, cependant que la France double l’étendue de son empire. La découverte du Mississipi ne serait qu’une amorce à d’autres vastes annexions, s’il est vrai qu’en se familiarisant avec les sources du Mississipi et ses hauts affluents, les explorateurs rejoindraient un jour les fleuves de la prairie occidentale.

L’Église gagnait de nouveaux domaines où allait s’illustrer l’apostolat de ses missionnaires. Parmi les nations découvertes, il y avait la grande nation des Illinois, qui firent promettre à la Robe-noire de les revenir visiter. N’est-ce pas même au pays des Illinois et sur les rives du Mississipi, que s’établira au dix-huitième siècle, le dernier centre des missions des Jésuites dans l’Amérique du Nord ?

Comment se fait-il, qu’après de si grandes choses, les deux découvreurs du Mississipi soient encore des noms qui traînent après eux une confuse histoire ? Nos yeux ne feraient-ils pas bien de se tourner plus souvent vers ces régions où fut écrit, plus fortement qu’ailleurs, le poème de l’énergie française ? Pourquoi faut-il qu’il y ait des lieux nostalgiques, non seulement par ce qu’ils portent de gloire brisée, mais plus encore peut-être par le pesant oubli qui les enveloppe ? Toute cette gloire est à nous et nous le savons à peine. La statue du Père Marquette est au capitole de Washington. Celle de son compagnon est au Jolliet High School de l’Illinois ; elle n’est nulle part sur nos places publiques. Et pourtant Louis Jolliet fut le premier Canadien qui connut la gloire.

Il y a vingt-cinq ans, un collectionneur de Toronto arrêtait, dans les rues de Montréal, deux jeunes ouvriers attelés à une charrette et qui emportaient des matériaux de démolition. Dans ces décombres, le collectionneur avait aperçu un bout de planche qu’il acheta pour quelques sous. Rentré chez lui, il lava soigneusement ce panneau qui, par derrière, portait gravé en creux et plusieurs fois le nom de Marquette, avec cette date et cette signature : « 1669, R. Roos ». Et voilà, qu’en effet, le collectionneur découvrit, sous la poussière et dans cette peinture fortement écaillée, le portrait du jésuite Jacques Marquette.

Quel symbole ! Combien de nos grands souvenirs, jetés parmi les décombres de nos mémoires, ont pris le chemin de l’oubli. Quelques-uns se plaignent de notre patriotisme qui s’arrêterait, paraît-il, à glorifier les ancêtres. Là n’est point l’abus ni le péril. Notre erreur ne fut point de trop glorifier les ancêtres, mais de les glorifier sans les connaître, en des phrases vides, issues des poumons plus que de la tête, où se plaisait à triompher une rhétorique héréditaire. L’exaltation des héros qui jaillit de la connaissance de leur histoire, aura toujours, indépendamment de notre volonté, la vertu d’un idéal. Aussi longtemps que les hommes se laisseront émouvoir par le spectacle des nobles actions et des nobles vies, le culte des plus grands fils de la patrie n’ira pas sans la résolution de se laisser gouverner par eux. Nous n’évoquerons pas sans doute le souvenir des superbes coureurs de fleuves, pour recommencer ce qu’ils ont fait, pour ajouter à l’affreuse dispersion de notre race. Ce n’est pas la vie des morts, c’est leur âme que les vivants doivent recommencer. La grande dispersion d’autrefois, rectifiée par l’Esprit de Dieu, est entrée sûrement pour quelque chose dans notre goût des missions lointaines, dans la gloire apostolique de notre jeune race. Empruntons aussi, aux hardis explorateurs des temps passés, pour les entreprises d’aujourd’hui, pour les œuvres où la Nouvelle-France doit se reconstruire, empruntons-leur l’esprit de décision, l’audace réfléchie, le courage français et toujours leur pointe d’idéalisme.

Jeunes gens, vous irez chercher dans les décombres, les vieux portraits des ancêtres dont les traits sont trop oubliés. Pieusement, vous les laverez de leur poussière. Vous ranimerez ces fiers visages de chevaliers, de pontifes, de martyrs et de vierges, afin de les regarder dans les yeux. Et vous connaîtrez la puissance d’un regard où la noblesse morale a le sourire d’une parenté.

  1. Discours prononcé à la salle du Gésu, Montréal, le 23 Mai 1923.