Notre maître, le passé (1924)/17

La bibliothèque libre.
Bibliothèque de l’Action française (p. 193-204).

Les idées religieuses de Cartier



Il faut renoncer à mettre au front de l’homme d’État canadien une étiquette rigoureuse. Parmi les qualificatifs de gallican, de catholique libéral, d’ultramontain, de « programmiste », etc., qu’on se décoche avec une envie généreuse vers 1870, il ne s’en trouve aucun que Cartier mérite pleinement, à l’exclusion de tout autre. Non qu’il se tienne prudemment en dehors de tous les groupes et de toutes les coteries ; mais il n’est pas sûr qu’à son insu peut-être, il n’ait mis le pied dans tous les camps.

Définir un personnage aussi complexe, du point de vue religieux, n’est pas tâche facile. Nous allons essayer néanmoins, résolu à la franchise. Il importe de se garder de la légende, en appréciant les idées et la conduite religieuses de Cartier. Laissons au catholique sa taille réelle, sans la diminuer mais sans la surélever. Les apothéoses trop flamboyantes provoquent, plus tôt et plus vengeresses qu’on ne le croit, les représailles de l’histoire.

Qui ne saurait gré au « Fils de la liberté » de 1887 d’avoir traversé la tourmente sans y altérer sa foi ? Cartier est à ce moment un tout jeune homme, presque un clerc de la basoche. Quel péril de se laisser tourner la tête par la petite bourrasque d’anticléricalisme qui alors se déchaîne sur la province ! Plusieurs de ses jeunes compagnons, qui jouent comme lui aux petits jacobins, s’en sauvent plutôt mal. Le clergé refusait de chanter la nouvelle « Marseillaise »  : ils amassèrent contre lui des colères et des rancunes qui n’abdiquèrent jamais. Cartier, heureusement, avait le bon sens robuste. Esprit positif, assoiffé de clarté, il ne pouvait se gargariser longtemps avec les sonorités ronflantes de la phraséologie révolutionnaire. Les flambées de Colborne achevèrent de lui dessiller les yeux. Dix ans à peine passeront et, quand nos jeunes radicaux essaieront d’un 48 en miniature au Canada, Cartier, libéré de ses anciennes attaches, fera figure de rigide conservateur. À ce moment La Fontaine a remplacé Papineau dans ses admirations. Comme tous les élus de la vraie maturité intellectuelle, il a l’horreur instinctive des utopies. Et, puisque les circonstances ont voulu que le député de Verchères entrât au parlement presque aux jours mêmes où le petit groupe des radicaux entreprenait de devenir un parti politique, il fut bien vite entendu que le nouveau député se constituait le plus déterminé de leurs adversaires.

Jusqu’à quel point ce rôle d’oppositionniste, imposé par les circonstances, a-t-il influé sur le catholicisme de Cartier ? Son tempérament de combatif contribua sans doute à l’engager plus ardemment dans la défense de l’ordre social et religieux. Mais il suivit aussi les impulsions de sa foi qu’il eut sincère et profonde.

Il a jeté, à travers nombre de ses discours, des professions de foi simples, peu tapageuses, mais de quelle noble et solide franchise ! L’on se sent avec plaisir bien loin de la religion électorale des politiciens de perron d’église. L’on comprend que cet homme d’État a dû ne jamais rougir de sa foi, qu’il ignore tout à fait le respect humain. C’est en 1886, à la Chambre des Communes ; il est question du « désétablissement de l’Église d’Irlande ». Cartier, au milieu d’un discours très hardi, jette tout à coup cette solennelle déclaration : « Je prie la Chambre de m’excuser si je parle ainsi. Ce sont là des sujets que je n’aime pas à aborder et qu’il est désagréable de traiter sans nécessité dans une société mixte ; mais je suis catholique, et jamais cette Chambre ni aucune autre Chambre, ni aucun pouvoir sur la terre, ne me feront renoncer à ma foi. Mes convictions religieuses sont inébranlables et plusieurs me sauront gré de les avoir défendues. »

En 1860, à l’Université Laval de Québec, Cartier parlera comme un ultramontain en faveur du pouvoir temporel du Pape : « Pour le catholique, le pape n’est pas seulement une individualité sacerdotale, un simple ministre de la religion ; il représente, il personnifie la grande famille catholique du monde entier ; il relie les catholiques sur la terre au Rédempteur dans le ciel… il est impossible que Sa Sainteté joue le rôle qu’on lui destine : celui de pensionnaire dans la ville sainte, aux frais de telle et telle province qui lui paiera tribut. Non, le pape ne peut être mis à la portion congrue. Ce rôle ne convient pas à la dignité du Chef de l’Église. »

On recueille dans ce même discours un aveu de grand prix, et qui donne une ouverture sur la vie religieuse intime de Cartier. Cet homme politique allait jusqu’à la prière et ne s’en cachait point : « Catholiques, nous savons que rien ne peut prévaloir contre l’Église, mais nous savons aussi combien la prière est une arme puissante ! Vous priez, Monseigneur, de toute votre âme d’apôtre pour le Souverain Pontife ; nous prions, nous aussi. Dieu veuille que la prière soit triomphante ! »

Ajouterons-nous que le catholicisme de Cartier s’alliait à un sens très généreux de la liberté religieuse ? « Vous savez que je suis catholique, » disait-il un jour, dans un banquet à Montréal : « j’aime ma religion, la croyant la meilleure ; mais tout en me disant hautement catholique, je crois de mon devoir, comme homme public, de respecter la sincérité et les convictions religieuses des autres ».

Enfin, nous savons, par les aveux d’un homme qui a pu l’observer de très près, que Cartier ne resta jamais en deçà de la pratique religieuse : « Entraîné sans relâche dans le tourbillon de la politique, il n’a peut-être pas toujours suivi à la lettre la pratique de tous ses devoirs religieux. Mais nous sommes certain qu’il a toujours été de cœur avec l’Église. Il n’a pas attendu, comme tant d’autres, la dernière heure, pour mettre en ordre les affaires de sa conscience ; il a voulu y voir longtemps avant de se sentir atteint par le coup fatal. Nous aimons à constater cela, parce que des rumeurs mal fondées, sinon malveillantes, se sont répandues à ce sujet… La foi de G.-E. Cartier était pleine, vivace et entière. Celui qui écrit ces lignes le sait d’autorité. »[1]

Au besoin, les œuvres de l’homme d’État témoigneraient de l’activité sincère de sa foi. Les catholiques canadiens ne pourraient sans ingratitude méconnaître les services signalés qu’au cours de sa longue carrière parlementaire, Cartier rendit à l’Église, « à l’Église que nous chérissons tous, au triomphe de laquelle, s’écriait-il un jour, nous travaillons chacun dans la mesure de nos forces ». Ces services, il crut même un jour devoir les étaler avec quelque complaisance. Il défendait alors devant Mgr Bourget son catholicisme tenu pour suspect. « Monseigneur, disait-il, connaît toutes les lois que M. Cartier a fait passer, soit pour permettre à l’évêque lui-même de tenir registres, soit pour régulariser les paroisses et les registres qui n’étaient pas conformes à la loi. Mgr l’évêque ne saurait nier les efforts de M. Cartier pour arrêter des projets de loi destinés à abolir la dîme, et que c’est à son influence qu’est due l’adoption d’un statut qui, étendant aux townships l’opération des lois françaises, a permis d’y établir des paroisses canoniquement et civilement comme dans le reste du pays, et, comme conséquence, de prélever la dîme en faveur du clergé catholique. Il sait que, depuis dix ans qu’il est en position d’aviser le gouvernement du Canada, on ne saurait citer un seul cas où il a été en défaut. Il est inutile d’énumérer les nombreuses lois passées par son influence, depuis plus de quinze ans, pour incorporer des communautés religieuses, des collèges, des maisons d’éducation ou des institutions de charité, ou pour protéger les droits des corporations religieuses dans la commutation des droits seigneuriaux, toutes mesures dont l’évêque de Montréal a eu parfaitement connaissance. »

L’œuvre assurément est considérable. Elle explique, oserons-nous le dire, le grand prestige dont jouit Cartier auprès de ses compatriotes. « Le chef des Canadiens français ne pouvait être un indifférent, encore moins un incrédule », écrivait M. Sulte au lendemain de la mort du grand homme d’État. Mot vrai et profond dans son apparente banalité. Devons-nous à notre sens catholique d’avoir gardé une idée encore assez juste de la vraie taille humaine ? Nul chez nous n’a mérité longtemps la confiance des foules et n’a remué profondément l’âme de la race, qui n’ajoutait, au talent et à la noblesse du caractère, la grandeur plus haute que lui conféraient les croyances de ses compatriotes. Notre peuple a pu avoir ses heures d’égarement et d’idolâtrie ; il n’a pas tardé à briser ses idoles le jour où, ayant pu les atteindre sur leur piédestal olympien, il a découvert que la poitrine comme les pieds rendaient le son de l’argile.

Qu’a-t-il donc manqué à Cartier, que les réserves s’imposent à notre admiration ? Peu de chose et beaucoup. Il manque toujours beaucoup au catholique qui ne l’est pas intégralement. C’est sur la fin de sa carrière que Cartier devint suspect dans ses principes religieux. L’abominable politique avait-elle accompli une fois de plus son œuvre néfaste ? Nous le croyons franchement. Il se trouva en outre que le vent tournait alors aux discussions religieuses. Nous étions à l’époque du « Syllabus » et de l’encyclique « Quanta Cura » et Cartier, il faut bien l’avouer, savait plutôt mal son catéchisme.

La division de la paroisse de Notre-Dame de Montréal lui fit rencontrer sa première pierre d’achoppement. Un de nos historiens n’a voulu voir au fond de ce différend qu’une question de procédure. N’est-ce pas plus que de raison rapetisser un débat ? L’intervention fâcheuse de Cartier aiguilla le procès sur une voie funeste, et il y alla bientôt de la liberté même de l’évêque dans l’érection des paroisses. Si, au jugement de Cartier, Mgr Bourget se donna le tort de négliger l’aspect juridique de la question, Cartier, lui, en ignora lamentablement l’aspect religieux. Une fois engagé dans ce débat acrimonieux, il ne pouvait que s’y entêter jusqu’à la passion, et l’impérieux avocat, hélas, se fit peut-être avocassier. Ne le voit-on pas, pour faire échec à son Ordinaire, soutenir les opinions les plus destructives de la liberté de l’Église et les plus opposées, à ce qu’il semble bien, à notre vieille jurisprudence française ? Il en vint à prétendre, par exemple, que le droit de tenir les registres ne découle pas de celui d’administrer les sacrements et d’enterrer les morts, mais que le droit d’accomplir légalement ces derniers actes découle de celui de tenir les registres. « C’est-à-dire, commente M. S. Pagnuelo, que le curé ne tient pas le droit d’administrer les sacrements de l’évêque et des lois ecclésiastiques, mais de la loi civile. Quand même l’évêque ne lui donnerait pas juridiction pour célébrer les baptêmes, mariages et sépultures dans la paroisse canonique, il aurait, d’après Sir Georges, de par la loi civile, pouvoir et obligation de les administrer. L’évêque nommerait le curé, la loi civile définirait ses pouvoirs et fixerait l’étendue de sa juridiction, même quant à l’administration des sacrements ».

Après cela, Sir Georges gardait-il encore le droit de s’indigner lorsqu’on lui jetait à la tête l’épithète de gallican ? Ni ses adversaires, ni même ses amis ne s’en privèrent, et ce fut une affaire malheureuse que cette intrusion du chef conservateur dans un procès canonique. Cartier commit à tout le moins une lourde faute politique : il organisa alors de ses propres mains sa retentissante défaite de Montréal-Est en 1873.

Pourquoi aussi se chargea-t-il d’accroître les méfiances, par cette autre affaire encore plus malheureuse du « Programme catholique » ? Que trouvons nous en définitive au fond de ce programme qui souleva en notre province la plus violente des campagnes de presse ? Rien que de très simple : « L’adhésion pleine et entière aux doctrines catholiques romaines, en religion, en politique et en économie sociale, doit être la première et principale qualification que les électeurs catholiques devront exiger du candidat catholique. C’est le critérium le plus sûr qui devra leur servir à juger les hommes et les choses. » Voilà la pensée de fond des Programmistes ; le reste est commentaires et applications pratiques. On peut différer d’opinion assurément sur l’opportunité d’une pareille profession de foi politique. Mais qui osera prétendre que les malaises de l’époque ne justifiaient point, en une certaine mesure, ce surcroît de précautions ? À des catholiques, et fussent-ils députés, pouvons-nous demander moins que la soumission de tous leurs actes aux principes de la doctrine catholique ? Et voudra-t-on soutenir en bonne logique que l’adhésion d’un groupe d’hommes à un tel programme entraînait fatalement l’organisation d’un nouveau parti sur le terrain religieux ? Un catholique plus entier que sir Georges ne se fût pas effrayé de ces formules qu’on lui demandait de souscrire. Il eût compris qu’une plus intégrale application de ces principes ne pouvait que relever la morale des parlements, empêcher peut-être ces déplorables dédoublements de conscience qui font la honte et le péril de notre vie publique. Mais surtout sir Georges eût bien fait d’observer que les Programmistes se prévalaient de l’adhésion d’évêques méritant au surplus quelque respect ; que leurs journaux, journaux catholiques, ne relevaient en pareille matière que du tribunal de leur Ordinaire, et que la lettre de l’archevêque de Québec ne pouvait rien changer à la discipline de l’Église. Le chef conservateur pouvait-il craindre qu’on lui reprochât, devant les protestants, l’aveu d’un catholicisme trop absolu ? Mais d’abord les « Programmistes » avaient paré à la difficulté en déclarant ne viser aucunement les protestants, auxquels, disaient-ils, « nous laissons la même liberté qu’ils (les catholiques) réclament pour eux-mêmes ». Puis, comme la brusque franchise de Cartier eût pu facilement riposter que la vérité catholique n’est gênante nulle part ; qu’elle n’empêche d’être ni bon patriote, ni même bon conservateur ; qu’elle n’enlève ni la liberté de l’esprit ni l’esprit de la liberté. Au lieu de cela, le catholique s’effaça devant le politicien et, selon toute apparence, le chef conservateur donna l’ordre aux artilleurs ministériels de la « Minerve » de mitrailler les mécréants du « Nouveau-Monde » et du « Journal des Trois-Rivières ».

En réalité, sir Georges vivait à une époque — qui dure encore — où les politiciens et quelques autres n’admettent guère le journal catholique. Il redouta cette influence nouvelle qui menaçait de substituer la conscience chrétienne au mot d’ordre des chefs politiques. La question des écoles du Nouveau-Brunswick s’annonçait menaçante et les chefs se refusaient à relâcher la discipline du parti.

Voici bien une autre page regrettable dans la vie de Cartier. Concédons qu’à s’en tenir à la lettre brutale des statuts, les catholiques du Nouveau-Brunswick ne possédaient point avant 1867 une loi organique établissant dans leur province un système d’écoles séparées. Mais depuis quand la lettre de la loi est-elle tout en jurisprudence ? Si, avant la signature de la charte fédérative, les catholiques du Nouveau-Brunswick n’exigèrent point de garanties plus explicites ; si l’évêque de la province approuva par un mandement la constitution de 1867, ne serait-ce point que lui et ses fidèles croyaient à la parfaite loyauté du contrat politique ? L’un des principes fondamentaux du pacte, n’est-ce point le respect des minorités dans toutes les provinces ? Oui, vraiment, nous croyons qu’en cette occurrence Cartier manqua de son habituel courage. Ses discours sur la question sont d’un laconisme qui fait honneur au debater au détriment du catholique. Nous aimerions un peu moins de réserve, moins de cette timidité, sinon de cette hâte fiévreuse, qui fait expédier une affaire gênante. Dirons-nous toute notre pensée ? Il nous déplaît, dans une affaire aussi grave, de voir l’homme d’État canadien se rabaisser presque à un rôle de politicien, quand il appartenait à sa gloire, à la noblesse hautaine de son caractère, qu’il se drapât dans une attitude cornélienne. Nous aimerions le voir avec la majorité de ses compatriotes qui se prononçaient pour le désaveu. Il lui appartenait à lui, l’homme qui avait fait triompher à la Conférence de Québec les droits des minorités, il lui appartenait, en une occasion aussi solennelle, de rappeler au parlement l’esprit libéral dont s’étaient inspirés ses collègues de 1864. Que valent en réalité les subterfuges derrière lesquels il se retrancha ? Le désaveu n’avait pas lieu d’être appliqué, disait-il, puisque les catholiques du Nouveau-Brunswick réclamaient des droits qu’ils ne possédaient point avant 1867. Puis, soutenait-il encore, l’intervention du gouvernement fédéral ruinerait du coup l’autonomie scolaire des provinces, et, par cette seule raison, les députés catholiques du Québec eussent dû être les derniers à favoriser une aussi périlleuse ingérence.

Eh oui, cher grand homme, lui répondra désormais l’histoire, le désaveu comportait des dangers et il en comportera toujours. Mais la consécration de l’iniquité, le déni de justice n’en comportent-ils aucun, et même n’ont-ils pas fini par en comporter de plus grands ? Ce jour-là, sir Georges, vous avez inauguré, et ce n’est pas à votre honneur, la politique à courte vue qui, bien des fois depuis lors, a cru sauver la paix du pays par le sacrifice du droit, comme si la paix ne se fondait tout d’abord sur le maintien du droit. Vous avez refusé d’entendre le premier appel d’une minorité, parce qu’elle ne pouvait invoquer en sa faveur, disiez-vous, l’article 93 de la constitution. Vous était-il impossible de vous souvenir, M. le ministre, que le droit de désaveu du gouvernement fédéral existe contre toute loi qui compromet l’intérêt général du pays ? Était-ce bien votre rôle de fondateur d’État de convaincre les minorités, dès 1872, qu’on venait de les pousser dans un traquenard et qu’il n’y aurait désormais de protection au Canada que pour les forts qui se feraient persécuteurs ?

Quels puissants motifs auraient donc entraîné sir Georges-Étienne Cartier à soutenir une opinion si opposée à ses principes très connus, si contraire à la fierté impérieuse de son caractère ? Il se peut que l’âge ou la maladie aient entamé, dès lors, sa vigueur combative. En toute justice il faut aussi reconnaître à son attitude beaucoup de bonne foi. Mais peut-être aussi eut-il peur de donner un démenti à la grande œuvre de sa vie, d’en faire apercevoir si tôt l’extrême fragilité. Lui, l’homme de 87 et l’homme de l’Union, il avait cru naïvement que la moindre violation du droit d’une minorité soulèverait contre les violateurs toute l’opinion canadienne. Cinq ans à peine après la promulgation de l’« Acte de l’Amérique britannique du Nord, » voici qu’une violation du droit était faite, et non seulement les violateurs ne s’attiraient pas la réprobation, mais la majorité des citoyens du pays, toute l’opinion anglo-canadienne se solidarisait avec eux pour applaudir l’injustice et en empêcher la réparation. La désillusion vint à Cartier si rapide et si complète qu’il dut la ressentir cruellement. Il avait trop cru à la générosité des forts. L’édifice venait à peine de s’élever que déjà des lézardes en faisaient trembler les murs. Sir Georges sans doute n’en voulut pas voir davantage. Et, dans cette affaire des écoles du Nouveau-Brunswick, il choisit de nier le droit au désaveu, pour épargner à son œuvre une secousse qui, dans sa pensée, l’eût fait crouler.


Voilà donc, aussi justement que nous avons pu les définir, les idées et la conduite religieuses de Cartier. Il fut un bon catholique ; il ne fut pas un grand catholique. Il aima l’Église, il n’a jamais nourri contre elle, nous le croyons franchement, aucune pensée d’hostilité, ni même de défiance. Il s’en montra volontiers le serviteur et le défenseur ; mais peut-être ne fût-il pas allé jusqu’au martyre. Il lui manqua une foi plus éclairée, un sens plus profond de l’orthodoxie qui l’eût gardé de certaines aventures. Comme tous ceux qui vont se coucher sur ce lit de Procuste, il a subi, nous en avons peur, les amoindrissements de la politique. En dépit de ces faiblesses, le catholique chez Cartier demeure néanmoins d’une belle grandeur. Rien n’empêche les Canadiens français de souhaiter à leur race une incarnation plus complète. En attendant, ils peuvent, sans forfaire, s’incliner devant ce solide croyant.

Septembre 1914.
  1. Voir Revue Canadienne, vol, x, p. 432, article de Benjamin Sulte.