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Notre maître, le passé (1924)/18

La bibliothèque libre.
Bibliothèque de l’Action française (p. 205-215).

Ce cinquantenaire[1]
(1867-1917)



On ne relit pas, sans quelque mélancolie souveraine, les récits de la première « fête de la confédération. » À Montréal, où les passions s’étaient le plus échauffées, ce ne fut, toute cette journée du premier juillet 1867, que bruit de canon, parades militaires, fêtes joyeuses dans les parcs et sur les places publiques. Une proclamation du maire de la ville félicitait le peuple d’un événement qui, « on peut le dire, nous « élevait » au-dessus de la condition dépendante de colonie et nous « faisait » prendre une place parmi les nations ». Le soir, un mortier lança une série de bombes artificielles ; la septième fit voir en feux colorés deux mains tendues pour une cordiale étreinte, et, en dessous, cette devise : « Vive la confédération. » L’enthousiasme avait monté presque toutes les têtes. Tant de voix graves s’étaient fait entendre pour célébrer la nouvelle hégire ! Nos législateurs prenaient figure de sauveurs et paraissaient avoir dénoué l’une des crises politiques les plus graves. Il y avait bien dix ans que le Haut-Canada, impuissant à dominer le Bas, parlait d’annexion aux États-Unis, pendant que le fanatisme incendiaire de George Brown et de ses clear-grits mettait en péril la paix nationale. Les hommes de 1867 n’étaient pas éloignés de croire « qu’une constitution est un ouvrage d’esprit comme une ode et une tragédie » et qu’on peut, malgré Joseph de Maistre, « constituer les nations avec de l’encre. »

Devant les perspectives de leur œuvre, les Pères de la confédération avaient fait un visible effort pour se hausser jusqu’à la taille des hommes d’État. Dégagée des étroitesses du provincialisme, l’idée de patrie s’était amplifiée aux yeux de tous. Nos délégués à Londres, reprenant les fières attitudes des hommes de 1862, faisaient reconnaître par des textes solennels notre autonomie parfaite. Seules, de pures convenances diplomatiques empêchèrent la nouvelle fédération de s’appeler officiellement « le royaume du Canada » (the Kingdom of Canada.)

La même largeur d’esprit présida au règlement des affaires intérieures. Les formules de la liberté ne cessèrent de s’améliorer à travers les débats et les élaborations de la charte fédérative. La conférence de Québec avait laissé facultatif l’emploi du français aux parlements d’Ottawa et de Québec, devant les cours fédérales et celles de notre province ; les rédactions postérieures rendirent obligatoire l’usage du français dans les archives et les procès-verbaux des parlements. La liberté scolaire connut le même progrès. Le législateur multiplia louablement les précautions et les garanties. Le premier texte de 1864 n’accordait leurs droits et leurs privilèges scolaires qu’aux minorités des deux Canadas ; ces garanties furent étendues aux minorités de toutes les provinces. Pour ménager un pourvoi aux minorités lésées, nos ministres, de concert avec Londres, créèrent pour elles le recours au gouverneur général en son conseil et le droit d’intervention du parlement fédéral. Bien plus, le législateur impérial, dans un commentaire solennel de l’article 93 de la nouvelle constitution, tint à en préciser l’intention libérale. Lord Carnarvon s’écriait à la Chambre des lords : « Le but de l’article est d’assurer à la minorité religieuse d’une province les mêmes droits et privilèges et la même protection dont pourrait jouir la minorité religieuse d’une autre province. … Il a été de placer toutes les minorités, à quelque religion qu’elles appartiennent, dans une parfaite égalité de situation, que ces minorités soient « in esse » ou « in posse. »

Il faut ajouter que les hommes de la majorité anglo-saxonne en notre pays avaient paru s’incliner devant le fait et devant le droit des nationalités. « Ce sentiment de nationalité, » disait Alexander MacKenzie au parlement de 1865, « est tellement fort dans tous les pays que des tentatives de l’anéantir n’ont, comme en Autriche, rencontré que l’échec le plus complet ; mais je crois qu’il est bon d’insérer dans la constitution une clause préventive qui enlève à tous les partis et à toutes les nationalités indistinctement le pouvoir de commettre des actes arbitraires ou injustes. » Le farouche George Brown ne se montrait pas moins conciliant : « Que nous demandions une réforme parlementaire pour le Canada seul ou une union avec les provinces maritimes, disait-il, il faut consulter les vues des Franco-Canadiens aussi bien que les nôtres ».

L’optimisme devint donc général et sans bornes. Faut-il citer la formule où s’est exprimé celui de Cartier ? « Est-il possible, s’écriait le chef canadien-français, que le gouvernement fédéral ou les gouvernements provinciaux puissent se rendre coupables d’actes arbitraires à l’égard des minorités ? Quelle serait la conséquence, en supposant qu’un des gouvernements provinciaux le tentât ? Des mesures de ce genre seraient à coup sûr répudiées par la masse du peuple. » Faisant écho à celle des chefs, la confiance des simples députés se manifeste par des formules encore plus excessives : « J’ai foi dans la conscience du parlement fédéral, » répond M. Beaubien aux inquiétudes de M. Joly. « Nous ne devons pas supposer de mauvaises intentions aux hommes, mais plutôt supposer qu’ils nous traiteront, comme ils désirent être traités eux-mêmes, avec justice et selon leur conscience. »

À tout prendre, la nature même du pacte nouveau ne pouvait-elle justifier beaucoup d’espérances ? Des unités ethniques et politiques venaient de se grouper, en vue de leur protection plus efficace contre l’agression étrangère, et pour l’accroissement de leur vie propre par une coopération d’efforts mieux ordonnés. Cependant l’autonomie des unités faisait la base de ce pacte fédératif. On l’y avait mise comme l’un des principes essentiels de ces sortes d’alliances. Fédération ne veut pas dire fusion. Les jeunes États canadiens s’étaient fédérés, non pas pour abdiquer leur personnalité, mais pour la mieux maintenir en groupant leurs forces. À quoi bon d’ailleurs une fédération, s’il eut fallu la payer du prix de son âme et de son avenir ? Et voici, sans doute, comme l’on raisonnait, il y a cinquante ans : Si la personnalité nationale est le premier bien que chacun des États ou chacune des races fédérés entend protéger contre l’ennemi du dehors, à tout le moins faut-il s’attendre que ce patrimoine sera d’abord respecté par les co-signataires du pacte. Plus que cela, pensait-on : en retour de la contribution qu’il fournit à la défense commune, contre l’ennemi du dehors, chaque associé n’a-t-il pas un droit sacré à se voir défendu à l’intérieur par tous les États de l’alliance ? Et, par exemple, en 1867, vint-il à l’esprit du contractant français que son premier ennemi ne serait pas celui du dehors mais celui du dedans ? Entré dans la Confédération avec la condition expresse d’y conserver son patrimoine moral, a-t-il prévu dès lors que son premier assaillant serait son allié ? Bien au contraire. Telle fut, en 1867, la confiance du Canada français qu’avec la constitution nouvelle, tout péril intérieur lui parut supprimé. Il faut lire, à la date du 2 juillet de cette année-là, l’article de la « Minerve », alors dans notre province le porte-parole le plus autorisé du gouvernement. Le journal conservateur s’évertue à démontrer que, sans craintes désormais du côté de l’Angleterre, nous n’aurons plus d’ennemis que nos voisins, les Américains. Et le journal conclut : « Canadiens, rallions-nous tous autour du nouveau drapeau. Notre constitution assure la paix et l’harmonie. Tous les droits seront respectés ; toutes les races seront traitées sur le même pied ; et tous, Canadiens-français, Anglais, Écossais, Irlandais, membres unis de la même famille, nous formerons un État puissant, capable de lutter contre les influences indues de voisins forts auxquels nous pourrons dire : « Et ego foederatus recedam a te ».

Hélas ! que diraient les pères de la Confédération, si, pour un moment, ils réapparaissaient dans notre arène politique ? Moins de cinquante ans ont suffi à ruiner leur illusion. Nous allons léguer à l’histoire l’exemple de l’une des plus lamentables banqueroutes qui peuvent atteindre les unions fédératives. Et, cet exemple, nos politiques n’ont rien épargné pour le faire concluant. Les successeurs des Pères eussent dû se souvenir de la précarité de ces constitutions artificielles, rédigées en quelques jours et par des hommes. « Une assemblée quelconque d’hommes », a écrit Joseph de Maistre, « ne peut constituer une nation. Une entreprise de ce genre doit même obtenir une place parmi les actes de folie les plus mémorables. » En tout cas l’histoire de ce pays ne laissait pas ignorer aux gouvernants du Canada la faiblesse congénitale de notre fédération. Au plus tôt il fallait parer au vice originel du pouvoir central si impuissant d’ordinaire à rallier aux fins communes les unités divergentes comme à maintenir le respect des droits mutuels. Contre toutes les forces séparatistes, il fallait s’efforcer de créer rapidement un esprit canadien, une âme nationale. Cette âme ne pouvait être le résultat du progrès matériel, si prodigieux fût-il. Elle serait faite avant tout du partage des mêmes sentiments et des mêmes idéaux. « Ce qui achève de vivifier l’idée de patrie », a dit Brunetière, « c’est le groupement de quelques millions d’hommes autour de deux ou trois idées maîtresses conçues et obéies comme la règle intérieure de leurs résolutions. » Il fallait donc développer un patriotisme bien rationnel, bien « objectif », tenir compte de ce fait d’élémentaire psychologie que l’homme ne s’attache profondément qu’au sol où il est né, au sol que le labeur vient confondre avec sa personnalité ; il fallait, pour rendre le pays plus cher, le faire plus beau, plus autonome, de plus en plus la propriété de chacun. En quelques-uns de ses éléments, qu’est-ce autre chose, l’amour de la patrie, que l’amour de la propriété agrandie ? Enfin, pour conserver et fortifier la cohésion des États fédérés, il fallait placer au-dessus de toute atteinte les droits de chacun, fonder ainsi sur un intérêt supérieur la volonté de rester uni. Constituées avant tout pour être une force au service de ces droits, qui ne voit que les unions fédératives trouvent, dans ce respect de leur fin, leur premier ciment moral ?

Les hommes d’État canadiens ont-ils eu l’intelligence de cette situation ? La grande politique, chez nous, s’est-elle interdit les intérims ? Chacun a pu lire, à l’occasion de ce cinquantenaire, le message du premier ministre au peuple du Canada. On y exalte les développements matériels du pays. On s’est bien gardé de célébrer, sur le même ton, les progrès de l’âme commune et de l’unité nationale. Le ministre eût été bien empêché de dire ce qui n’a pas été fait, depuis ce demi-siècle, contre l’âme du pays et l’unité de la nation canadienne. Au lieu de s’en remettre aux plus vieux habitants du Canada, de forger le pays, et de fortifier par eux l’âme nationale, nos chefs d’État ont jugé plus pratique de laisser envahir la maison par des hordes d’étrangers. Ils ont ouvert le pays à une immigration absolument disproportionnée avec notre pouvoir d’assimilation. Les portes se sont ouvertes de préférence aux Américains et aux Anglais des îles britanniques, les deux classes d’immigrants les plus propres, en ce moment, à ruiner le patriotisme canadien. Trop proches du Canada, changeant de pays sans changer d’allégeance, les premiers deviennent fatalement les agents les plus actifs de la pénétration américaine ; les seconds, toujours hypnotisés par la métropole, subordonnent autant qu’ils peuvent leur pays d’adoption à leur pays d’origine. Du reste, ces immigrants tombaient parmi nous à l’heure précise où une rupture violente avec notre tradition politique portait un coup mortel à l’esprit national. Au lieu de développer la personnalité de la patrie en nous laissant aller vers nos destinées naturelles, nos politiques, depuis vingt ans, ont déprimé sans relâche l’âme nationale en faisant du Canada un État-serf de l’empire britannique.

Pendant ce temps la paix intérieure du pays se voyait gravement troublée. Au spectacle de cette poignée de main que projetait dans le ciel le mortier de 1867, qui eût pu prévoir que l’une de ces mains se tendait pour broyer l’autre ? Cependant, cinq ans à peine après le serment d’alliance des deux races, la plus forte commençait déjà d’assaillir la plus faible. En 1872 c’étaient les droits scolaires des catholiques et des Acadiens des provinces maritimes qu’on battait en brèche. De là l’attaque se portait contre les catholiques de l’Ontario, puis dans les nouveaux territoires de l’Ouest, dans le Manitoba, dans le Keewatin, puis de nouveau dans l’Ontario, avec la méthode et l’acharnement que l’on sait. Aujourd’hui, au moment même où l’on fête le cinquantenaire de la confédération, toutes les minorités françaises du Canada se tiennent sur la défensive ; la plupart doivent se battre pour le droit suprême de l’existence

Ces injustices se consommaient cependant sous l’œil de notre gouvernement central qui a démontré jusqu’ici son impuissance à les empêcher. En quelle heure de crise l’a-t-on vu tenter quelque chose d’efficace pour défendre les minorités et maintenir intacte l’une des bases du pacte de 1867 ? Dans ses propres ministères, il a laissé s’organiser une guerre implacable contre l’influence française et les droits du français. Trop peu éclairés pour songer à ces graves détails, les chefs canadiens-français de 1867 avaient négligé de faire passer tout de suite, dans les faits, le bilinguisme théorique décrété par la charte fédérative. Sur aucune des effigies qui proclament devant le monde la nationalité d’un État, ni sur les timbres, ni sur la monnaie, ils n’avaient su faire reconnaître les droits de leur langue. C’était trop peu que le texte de la charte eût fait une situation de privilège à nos associés anglo-saxons. Cette situation, il a fallu permettre aux héritiers politiques des Pères de la fortifier. Aujourd’hui, par la faute de ces imprévoyances et de ces concessions, il reste peut-être dans nos mœurs publiques que nous sommes encore un pays bilingue, mais anglais d’abord, français ensuite et par tolérance.


Mais nous, du Canada français, nous, les fils de la race méprisée et spoliée, pouvons-nous nous absoudre de toute responsabilité dans l’avortement de l’œuvre politique, de 1867 ? Si le respect du droit est mort en notre pays, pouvons-nous nous en laver les mains dans une eau qui reste propre ? Nous avons scrupuleusement respecté le droit des autres. Avons-nous déployé assez d’énergie à défendre le nôtre ? Le politique très avisé qui, dans la chronique du « Correspondant », signe Intérim, rappelait à ses compatriotes, l’autre jour, comme avec l’Anglais il importe de « jouer jeu serré. » Ce n’est pas pour rien qu’il a inventé le « bluff, » disait le chroniqueur. « Bien mieux, si vous ne vous défendez pas vaillamment, courageusement, au besoin rageusement, il vous méprisera tout net et sans appel, comme un boxeur qui trouve son adversaire vraiment trop inférieur. Et le mépris de l’Anglais est insondable ; on s’y noie sans recours. »[2] Nos dirigeants ont-ils jamais paru se rendre compte des attitudes qui s’imposent à une minorité ? Devant les dénis de justice, n’ont-ils pas réprimé constamment nos sursauts de conscience quand il fallait suppléer à notre faiblesse par une courageuse dignité ? Que dis-je ? Au lieu de nous signaler les atteintes faites à notre droit pour ce qu’elles sont en réalité, la tactique trop fréquente ne fut-elle pas de nous les représenter comme un empiètement presque légitime de la force, comme une concession nécessaire au fanatisme ? Désunis même aux heures les plus critiques, mettant le parti avant la race, nous avons passé notre temps à nous gargariser avec les grands mots vides de générosité et de « fairplay » britanniques, quand, avec la langue et la foi, on tentait de nous arracher l’âme. Pourquoi dès lors nous étonner qu’avec de pareilles méthodes de combat, nous ayons récolté le mépris et qu’au lieu de s’assouvir, le fanatisme ait accru ses appétits ?

Aujourd’hui le mal est profond, incurable, et la situation nous apparaît sans issue. Est-il possible de réparer l’erreur d’un demi-siècle, de parer à la catastrophe prochaine ? Il faudrait attendre des hommes d’État canadiens qu’ils rompent sans retard avec une politique néfaste et qu’ils ramènent notre pays dans ses voies naturelles. Nous aurions, pour notre part, à reconquérir le respect de l’autre race ; par notre courage et notre dignité nous aurions à restaurer au Canada les notions de droit et de justice. Mais hélas ! une puissance irrésistible ne paraît-elle pas nous emporter vers je ne sais quel échec fatal ? Les faux mirages de l’impérialisme éloignent de plus en plus nos gouvernants de l’intelligence du problème canadien. Et nous, avec notre fierté déprimée, rongés jusqu’aux moëlles par toutes les maladies du parlementarisme, acculés à l’inconnu de demain et presque à la menace d’un « Sonderbund », nous sentons trembler entre nos doigts le flambeau de notre vie, et la grande force surhumaine nous fait ployer les genoux et joindre les mains.

Juillet 1917.
  1. On voudra prendre note que cet article fut écrit pendant la guerre, alors qu’au Canada l’on se fût cru, à certains moments, tout près de la guerre civile. (Note de l’éditeur).
  2. Le Correspondant, 10 mars 1917, p. 954.