Notre maître, le passé (1924)/19

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Bibliothèque de l’Action française (p. 217-225).

Nos Zouaves



Nous n’avons pas été les seuls à les trouver beaux. Victor de Laprade a salué au passage ces Français du Nouveau-Monde qui avaient écrit sur leur drapeau : « Aime Dieu et va ton chemin ». Louis Veuillot s’est incliné devant cette apparition de Croisés en plein siècle de M. About et de M. Renan ; il mettait au défi le génie de M. Hugo de fabriquer une épopée comparable à celle-là.

Un autre, que l’on connaît moins, s’appelait Pierre des Jars de Kéranroué. À Rome, un bon hasard l’avait fait « instructeur du convoi commandé par Taillefer », ainsi qu’il se plaisait à dire. Je le découvris pendant l’été de 1908, à Penvénan des Côtes-du-Nord. Seigneur terrien, il continuait là une autre croisade pour la terre qui meurt. Il avait gardé presque un culte pour ses anciens zouaves du Canada et pour cette admirable Nouvelle-France qui les avait envoyés. En leur souvenir à tous deux, devant le manoir de Pencréch, se profilait une longue avenue de thuyas canadiens. Et souvent je l’avais rencontré qui promenait là ses nostalgies de vieux soldats en retraite, toisant les thuyas avec hauteur, comme s’il eût passé en revue son ancien régiment, presque aussi grand que les jeunes arbres, malgré ses épaules penchées. Un soir du mois d’octobre je m’en vins prendre congé. Sur la page blanche d’un « Mgr Ketteler » de Georges Goyau, livre emprunté qu’il me priait d’emporter, il voulut consacrer le souvenir de nos causeries. Debout dans l’ombreuse avenue, avec une sorte de solennité tragique, acclamant chacun des noms, il écrivit après un préambule : « Vive Dujardin ! Vive Prince ! Vive Prendergast ! Vive le sympathique Fréchette ! Vive le beau régiment ! Vive de Cazes ! Vive Taillefer ! Vive la mémoire de mon ami Gustave Drolet ! Viva il Papa, Pontefece e re ! Evviva ! »

Quand il eut fini, M. le comte Pierre des Jars de Kéranroué, « ancien instructeur du convoi commandé par Taillefer », se laissa tomber sur un banc ; suffoqué de sanglots, l’œil attaché sur quelque vision fantastique, il paraissait suivre encore le défilé d’un régiment lointain qui lui arracha ce dernier cri : « Ah ! les braves jeunes gens ! »

Depuis ce jour, j’ai mieux compris cette page d’histoire canadienne retrouvée en Bretagne. Ah ! ces petits zouaves de Pie IX, il faudra les aimer beaucoup et les placer bien haut dans notre histoire. Ce furent les jeunes héros de notre dernière épopée et c’est bien quelque chose. Nous leur devons de s’être faits à l’étranger les témoins et les révélateurs de notre petite race inconnue.

Quels autres services ne nous ont-ils pas rendus ? Quand nous étions sur le point de les oublier, après si longtemps qu’elles sommeillaient, ils nous ont réappris nos meilleures vertus françaises. Plus je réfléchis, plus je m’en persuade : les zouaves représentaient mieux qu’eux-mêmes ; ils ont incarné notre vie intérieure et profonde, toute leur race dans l’explosion de ses meilleures instincts.


Examinons un peu. Pour que le mouvement d’une race ait une valeur représentative, il lui faut une part de spontanéité. Souvent, n’est-il pas vrai, un acte pesé, médité, nous révèle moins que nos humeurs ou nos saillies. Or, se peut-il quelque chose de plus spontané que le mouvement des zouaves ? Une armée de croisés était déjà prête, bannière au vent et l’épée au clair, que n’avait encore paru son Pierre l’Ermite. Là-bas, les bandes piémontaises ont envahi les États du Saint-Père. Bientôt, dans le monde catholique, c’est la résonance héroïque et poignant de Castelfidardo. Tout de suite, un précurseur, M. Testard de Montigny, s’est embarqué pour Rome. Puis, deux autres de notre jeunesse, MM. Murray et Larocque, s’en vont prendre part à l’engagement de Mentana et y sont blessés. Cela suffit. À partir de ce moment nous avions des zouaves. Un peu partout, des jeunes gens de chez nous se rencontraient et disaient : « Moi aussi, je pars ! ». Et pour Pie IX et pour la foi, l’on rêvait de batailles épiques et de la décoration du sang. « Il y a dans cette ville et dans toute l’étendue du pays, beaucoup de jeunes gens qui brûlent du désir d’aller, eux aussi, s’immoler pour la défense de notre Père commun, l’immortel Pie IX ». Ainsi parlait Mgr Bourget, avant tout appel lancé au public. Quelques jours plus tard, il disait encore : « Nous demeurons étranger à tout ce mouvement laïque ». Et il disait vrai. Mais la jeunesse battait les tambours et nous vivions de grandes heures. Nous goûtions ce bonheur joyeux et profond de nous sentir ressoudés à nos hérédités les plus fières, à la chevalerie de la Nouvelle-France. À ces époques lointaines, la moisson des champs pouvait manquer, mais on partait chaque année pour la grande aventure chevaleresque, avec la certitude d’une moisson de gloire.

Et voyez comment le mouvement a gagné très vite toutes les jeunes têtes et comme il est devenu en quelque sorte universel. Pour révéler l’âme d’une race il faut plus que la spontanéité de quelques âmes. On veut que, sur tous les points du territoire, les fibres de tous les cœurs aient tressailli à l’ébranlement sacré. Aujourd’hui surtout : l’âme des nations n’est plus accaparée par des oligarchies orgueilleuses et fermées ; elle ne tient plus dans les cerveaux de quelques-uns ; elle se diffuse dans les moindres unités du petit peuple.

En « 68 » nous avons connu cette unanimité héroïque. Quelques chiffres le feront voir. Le premier régiment qui partit, contenait 135 recrues. Et les départs continuèrent jusqu’au premier septembre 1870. Aussi vite que les comités pouvaient fournir l’équipement, des zouaves se présentaient pour prendre l’uniforme. Et d’autres attendaient leur tour. Il en partit 500, — il en était venu plus de 1,200. « Depuis Ottawa jusqu’à Paspébiac », ce fut un frémissement généreux. Plus de deux cents paroisses voulurent avoir leurs zouaves dans la petite armée pontificale. Ils venaient de toutes les classes, de tous les groupes ; d’abord en grand nombre des séminaires et des collèges, puis des ateliers, des bureaux professionnels, des villes et des campagnes. Là où l’on ne peut contribuer en hommes, on donne son argent, son enthousiasme, et toujours ses prières pardessus le marché. Chacun veut y aller de son obole pour la délivrance du Pape. Il y a le sou du zouave, et dans les couvents et dans les écoles, on organise des fêtes de charité pour que les petits soient aussi de la croisade. C’est au point que la rivalité s’en mêle entre paroisses et diocèses. Et maintenant voulez-vous savoir où s’en vont ces longues files de voitures, ces foules qui se déploient par les chemins, bannières déployées et vibrantes de cantique ? C’est la paroisse de Bécancour, c’est celle de Saint-Grégoire, celle d’Acton-Vale ou quelques autres, qui s’en vont reconduire sur la grand’route, leurs petits pèlerins de Rome.

Ah ! oui, que le bon peuple leur jette ses palmes : ils sont les fils de ses plus intimes qualités, les témoins de son idéal. Et c’est le temps de voir quels témoignages ils nous ont rendus. Voyez d’abord comme ils savent garder dans le sacrifice la belle humeur française. Ils ont mis à la pointe de leur âme le plumet d’une bravoure de race, tranquille et joyeuse, j’allais dire en dentelle. On avait appelé les premiers zouaves de Lamoricière, « les diables d’Afrique » ; on appela ceux-ci « les diables du Bon Dieu ». Si Prendergast, Hainault et Désilets partent avant les autres, c’est qu’ils craignent d’arriver trop tard et « de perdre la chance de se faire emporter la tête. » À Rome, en foulant les antiques voies romaines, nous songions nous-mêmes, après quarante ans, que les gars de chez nous étaient passés là — leurs chroniques nous le disent — en chantant « À la claire fontaine… » « Par derrière chez nous… » Et de songer que de pareils échos avaient réveillé un jour les vieux souvenirs des triomphateurs, le long des célèbres hypogées, nous donnait une impression étrange de charme et de fierté, quelque chose d’un imprévu indéfinissable.

Je me suis donné la peine de recueillir aussi quelques-unes de leurs paroles. On a parlé en 1868 comme on parlait autrefois sous le heaume et la cotte de mailles. Lors du premier départ, Mgr Bourget, dans Notre-Dame de Montréal en grande fête, est venu remettre aux croisés leur drapeau, et il a dit : « Voulez-vous, braves enfants de la religion et de la patrie, prendre l’engagement d’honneur de ne jamais rien faire, pendant la noble excursion que vous allez commencer, qui puisse imprimer quelques taches à cette divine religion et à cette aimable patrie dont vous êtes chargés de faire l’ornement et la gloire aux yeux des nations étrangères ? » Comme première réponse, les 135 chevaliers ont levé la main droite vers l’étendard, et d’un cri unanime, vibrant, qui fait battre aux tempes les grandes émotions, ils ont dit : « Nous le jurons ! » Mais quelques instants plus tard, hors de l’église, Taillefer répétait ainsi à la foule le mâle serment : « Ce drapeau… nous vous promettons de le rapporter sans tache, et s’il ne revoit pas le Canada, c’est qu’il aura servi de linceul au dernier d’entre nous ». C’est simple et c’est fier. « En avant, le Zouave ! » disait un autre ; « nous n’avons plus rien à appréhender si ce n’est de ne pas trouver la chance d’offrir notre vie à Pie IX ». Il disait juste, le « New York Freeman’s Journal » qui écrivait à la suite de tous ces mots et de tous ces gestes : « Il y a quelque chose de vraiment chevaleresque dans toute cette affaire, telle que conduite par nos frères du Canada. »

Ils parurent ainsi jusqu’au bout. Pendant trois ans, contre les bandes piémontaises, ils se font les garde-corps du Saint-Père. Puis, quand vient l’assaut de Rome, les 19 et 20 septembre 1870, à la porte Pie, à celles de Saint-Sébastien, de Saint-Pancrace, de Salara, au Pincio, les zouaves canadiens se montrent aussi grands que leur cause. Leur franc courage étonne les chefs. Et quand, tout à coup, l’ordre arrive de hisser le drapeau blanc sur la brèche, ils en éprouvent au premier moment un sursaut de superbe colère ; ils se sentent indignés qu’on leur vole ainsi leur martyre. Puis, sur un signe du Pape, ils obéissent, mais, comme les autres, ils brisent leurs carabines avant de les rendre.

Souvenons-nous pourtant : s’ils sont si beaux, nos zouaves, c’est qu’ils ont la grandeur de leur foi. N’est-ce pas pour elle qu’ils ont surtout témoigné ? Les origines de leur mouvement, ce frisson sacré qui souleva tout à coup les jeunes poitrines, et fit passer d’un bout à l’autre du Canada français un courant magnétique, tout cela se peut-il expliquer sans l’intervention mystérieuse de l’Esprit ? Ceux qui ont vécu ces minutes solennelles, ont écrit qu’un souffle divin venait d’en haut et agitait les âmes par les cimes.

La foi seule a tout déterminé. Il n’y a qu’à relire les lettres d’adieu de ces jeunes gens à leurs camarades ou à leurs familles pour s’en convaincre. Rien ne leur paraît si grand que leur vocation de soldat du Pape. Ils s’y préparent par une veillée d’armes. Pour que leur offrande soit plus pure, ils la commencent par quelques jours de retraite, par une consécration à la sainte Vierge. « Ma Dame à moi, c’est la très sainte Vierge », écrit l’un d’entre eux. « Quelle grâce désires-tu obtenir avant toute autre ? » disait à celui-là son vieux curé. — « Que je demeure en état de grâce ».

Dieu merci ! la vie des camps n’a pas entamé ces nobles dispositions. « Parmi ces « mercenaires », a écrit M. le Comte de Warren, dans son livre « L’Italie et Rome en 1869 », « nous devons reconnaître que l’on cite en première ligne la jeunesse canadienne… Leur piété est exemplaire. La régularité de leur conduite, la pureté de leurs mœurs mériteraient qu’on leur donnât le nom de « Saints du Canada »… »


Voilà l’histoire de nos zouaves et voilà les révélations qu’ils ont faites de l’âme de leur race. Que leur geste de chevaliers se hisse sur le fond de notre passé, en l’année 1868, au lendemain même du pacte national, la coïncidence n’est point faite pour nous déplaire. Il était bon d’apprendre à nos associés politiques, à quel idéal nous accrochons nos vies, et quelle serait notre mise au fonds moral de la jeune nation.

Quelques-uns se demandent à quoi nous auront servi ces sacrifices de notre jeunesse, cette exportation d’héroïsme. « La prière de Pie IX est sur vous, » leur disait Louis Veuillot, « et qui sait quel rêve de durée, quel germe de grandeur et peut-être d’empire vous emportez de la vieille Rome et de l’impérissable Vatican ! » Quel germe de grandeur ils auront déposé dans les fondements de notre avenir, nous le saurons peut-être, un jour, quand les meilleures richesses de notre passé ne seront plus en mainmorte. Nos petits zouaves de Pie IX sont les frères de notre grand Dollard. En 1868 comme en 1660, c’est la même offrande héroïque à une cause qui veut toute la vie. Quand nous le voudrons, tous les zouaves de notre histoire pourront engendrer des héros.

La prière de Pie IX est sur nous. Et je songe que la prière du Pape embrasse l’universalité du temps comme celle de l’espace. À cause d’elle, j’en suis sûr, entre le Saint-Siège et notre jeune race, c’est un pacte pour toujours. Puisque de nos zouaves ont même laissé leurs os, en terre romaine, croyons-le : c’est le gage immortel.

Pardessus tout les zouaves du Pape ont confessé l’éternelle primauté de quelques grandes choses, de celles-là mêmes dont vit l’humanité. Quelle autre cause que celle de Dieu, avec les seuls attraits de la défaite et du martyre, eût pu convoquer à sa défense, d’un bout du monde à l’autre, l’élite de la plus belle jeunesse ? Un jour, sur la colline du Janicule où nos zouaves ont bivouaqué, près du vieux chêne du Tasse, à quelques pas du couvent de Saint-Onufre où repose le poète des Croisades, je songeais à ces revanches providentielles de la foi et de l’idée. Avec la fin douloureusement tragique du chantre de la « Jérusalem délivrée, » on avait cru, en ce temps-là, que c’en était fini à jamais de la chevalerie et du vieil idéal chrétien. Et voici qu’après trois cents ans, le chêne séculaire et le tombeau du poète frémissaient l’un et l’autre au souffle d’une nouvelle croisade et d’une jeunesse chevaleresque. Il en est des croisades nouvelles comme des anciennes : aucune ne réussit et toutes réussissent. Le droit de Dieu qui n’a nul besoin de vaincre, n’exige que d’être servi.

Et c’est pourquoi les zouaves seront toujours nécessaires. Puisque vous achevez votre vie, ô vétérans de 68, ô soldats de Pie IX, j’ose vous faire cette demande : laissez aller quelquefois votre prière vers la jeunesse qui attend ses devoirs. Avant de mourir, faites-lui le legs de votre âme et de vos héroïques vingt ans. Dans nos misères et l’affaissement général, il faut que d’autres relèvent le drapeau et reprennent l’uniforme bleu. Qu’importe, autour des saintes causes, la débandade universelle ! Dieu, le commandant suprême, vous crie comme autrefois le vieux Canrobert à vos pareils de Zaatcha : « Zouaves, quand on sonne la retraite, ce n’est pas pour vous ! »

Mars 1918.