Nourritures terrestres/Livre II

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Mercure de France (p. 39-55).

LIVRE II

NOURRITURES !

Je m’attends à vous, nourritures !

Ma faim ne se posera pas à mi-route ;

Elle ne se taira que satisfaite ;

Des morales n’en sauraient venir à bout

Et de privations je n’ai jamais pu nourrir que mon âme.

Satisfactions ! je vous cherche.

Vous êtes belles comme les aurores d’été.

Sources plus délicates au soir, délicieuses à midi ; eaux du petit matin glacées ; souffles au bord des flots ; golfes encombrés de mâtures ; tiédeur des rives cadencées. Ô ! s’il est encore des routes vers la plaine ; les touffeurs de midi ; les breuvages des champs, et pour la nuit le creux des meules…… s’il est des routes vers l’orient, des sillages sur les mers aimées ; des jardins à Mossoul ; des danses à Touggourt ; des chants de pâtre en Helvétie ; — s’il est des routes vers le Nord ; des foires à Nijni ; des traîneaux soulevant la neige ; des lacs gelés…… Certes, Nathanaël, ne s’ennuieront pas nos désirs……

Des bateaux sont venus dans nos ports apporter les fruits nus de plages irrêvées… allons ! allons ! déchargez-les de leur faix un peu vite, que nous puissions enfin y goûter……

Nourritures ! je m’attends à vous, nourritures !

Satisfactions, je vous cherche.

Vous êtes belles comme les rires de l’été.

Je sais que je n’ai pas un désir

Qui n’ait déjà sa réponse apprêtée,

Chacune de mes faims attend sa récompense.

Nourritures ! je m’attends à vous, nourritures !

Par tout l’espace je vous cherche, satisfactions de tous mes désirs.

*

Ce que j’ai connu de plus beau sur la terre

ah ! Nathanaël ! c’est ma faim.

Elle a toujours été fidèle

à tout ce qui toujours l’attendait.

Est-ce de vin que se grise le rossignol ?

L’aigle, de lait ? — ou non point de genièvre les grives ?

— L’aigle se grise de son vol. Le rossignol s’enivre des nuits d’été. La plaine tremble de chaleur. Nathanaël, que toute émotion sache te devenir une ivresse. Si ce que tu manges ne te grise pas, c’est que tu n’avais pas assez faim.

Chaque action parfaite s’accompagne de volupté. À cela tu connais que tu devais la faire. — Je n’aime point ceux qui se font un mérite d’avoir péniblement œuvré. Car si c’était pénible, ils auraient mieux fait de faire autre chose. La joie que l’on y trouve est signe de l’appropriation du travail et la sincérité de mon plaisir, Nathanaël, m’est le plus important des guides.

Je sais ce que mon corps peut désirer de volupté chaque jour et ce que ma tête en supporte. Et puis commencera mon sommeil. Terre et ciel ne me valent plus rien au delà.

Il y a des maladies extravagantes
Qui consistent à vouloir ce que l’on n’a pas.

— Nous aussi, dirent-ils, nous aussi. Nous aurons connu le lamentable ennui de notre âme…… — De la caverne d’Adullam, tu soupirais, David, après l’eau des citernes. Tu disais : Ô ! qui m’apportera l’eau fraîche qui jaillit du pied des murs de Bethléem. Enfant, je m’y désaltérais ; mais maintenant elle est captive, cette eau que ma fièvre désire……

Ne désire jamais, Nathanaël, regoûter les eaux du passé.

Nathanaël, ne cherche pas, dans l’avenir, à retrouver jamais le passé. Saisis de chaque instant sa nouveauté irressemblable et ne prépare pas tes joies — ou sache qu’en son lieu préparé te surprendra une joie autre.

Que n’as-tu donc compris que tout bonheur est de rencontre et se présente à toi dans chaque instant comme un mendiant sur ta route. Malheur à toi si tu dis que ton bonheur est mort parce que tu n’avais pas rêvé pareil à cela ton bonheur — et que tu ne l’admets que conforme à tes vœux.

Le rêve de demain est une joie — mais la joie de demain en est une autre — et rien heureusement ne ressemble au rêve qu’on s’en était fait, car c’est différemment que vaut chaque chose.

Je n’aime pas que vous me disiez : viens, je t’ai préparé telle joie ; je n’aime plus que les joies de rencontre, et celles que ma voix fait jaillir du rocher ; — elles couleront ainsi pour nous, neuves et fortes, comme les vins nouveaux abondent du pressoir.

Je n’aime pas que ma joie soit parée, ni que la Sulamite ait passé par des salles ; pour l’embrasser je n’ai pas essuyé de ma bouche les taches que les grappes avaient laissées ; après les baisers, j’ai bu du vin doux sans avoir rafraîchi ma bouche — et j’ai mangé du miel de ruche avec sa cire.

Nathanaël, n’apprête aucune de tes joies.

Où tu ne peux pas dire tant mieux, dis : tant pis. Nathanaël, il y a là de grandes promesses de bonheur.

Il y en a qui regardent les instants de bonheur comme donnés par Dieu — et les autres comme donnés par Qui d’autre ?…

Nathanaël, ne distingue pas Dieu de ton bonheur.

— Je ne peux pas plus être reconnaissant à « Dieu » de m’avoir créé que je ne pourrais lui en vouloir de ne pas être, — si je n’étais pas.

Nathanaël, il ne faut parler de Dieu que naturellement.

Je veux bien que l’existence une fois admise, celle de la terre et de l’homme et de moi paraisse naturelle, mais ce qui confond mon intelligence, c’est la stupeur de m’en apercevoir…

Certes j’ai chanté moi aussi des cantiques et j’ai écrit la

RONDE

DES BELLES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU

Nathanaël, je t’enseignerai que les plus beaux mouvements poétiques sont ceux sur les mille et une preuves de l’existence de Dieu. Tu comprends n’est-ce pas qu’il ne s’agit pas ici de les redire, ni surtout de les redire simplement ; — et puis il y en a qui ne prouvent que l’existence — et ce qu’il nous faut c’est aussi sa permanéité.

Je sais bien, ah ! oui, qu’il y a l’argument de Saint-Anselme.

Et l’apologue des parfaites îles Fortunées. —

Mais hélas ! hélas, Nathanaël, tout le monde ne peut pas y habiter.

Je sais qu’il y a l’assentiment du plus grand nombre. —

Mais tu crois, toi, au petit nombre des élus.

Il y a bien la preuve par deux et deux font quatre. —

Mais, Nathanaël, tout le monde ne sait pas bien calculer.

Il y a la preuve du premier moteur,

À cause de celui qui était encore avant celui-là ;

Nathanaël, c’est fâcheux que nous n’ayons pas été là. —

On aurait vu créer l’homme et la femme ;

Eux s’étonner de n’être pas nés petits enfants ;

Les cèdres de l’Elbrouz fatigués d’être nés déjà séculaires.

Et sur des monts déjà ravinés par les eaux.

— Nathanaël ! avoir été là pour l’aurore ! — par quelle paresse n’étions-nous pas déjà levés ? — Est-ce que toi tu ne demandais pas à vivre ? — ah ! moi je le demandais certainement… Mais dans ce temps, l’esprit de Dieu s’éveillait à peine, après avoir dormi hors du temps, sur les eaux. — Si j’eusse été là, Nathanaël, je lui eusse demandé de faire tout un peu plus vaste — et ne me réponds pas, toi, qu’alors rien ne s’en serait aperçu[1].

… Il y a la preuve par les causes finales

Mais tous ne trouvent pas que la fin justifie les moyens.

Il y en a qui prouvent Dieu par l’amour que l’on sent pour lui. — Voilà pourquoi, Nathanaël, pour moi j’ai nommé Dieu tout ce que j’aime, et que j’ai voulu tout aimer. — Ne crains pas que je t’énumère…… d’ailleurs je ne commencerais pas par loi ; j’ai préféré bien des choses aux hommes et ce ne sont pas eux que j’ai surtout aimés sur la terre… Car ne t’y méprends pas, Nathanaël, ce que j’ai de plus fort en moi, ce n’est certes pas la bonté, — ni je crois non plus de meilleur — et ce n’est pas non plus la bonté que j’estime surtout chez les hommes. Nathanaël, préfère-leur ton Dieu… Moi aussi j’ai su louer Dieu, j’ai chanté pour Lui des cantiques, — et je crois même ce faisant l’avoir parfois un peu surfait.


« Cela t’amuse-t-il tant, me dit-il, d’édifier ainsi des systèmes ? »

— « Rien ne m’amuse plus, répondis-je, et je m’y contente l’esprit.

Je ne goûte pas une joie que je ne l’y veuille attachée. »

— « Cela l’augmente-t-il ? »

— « Non, dis-je, cela me la légitime. »

Certes, il m’a plu souvent qu’une doctrine et même qu’un système complet de pensées ordonnées justifiât à moi-même mes actes ; mais parfois je ne l’ai pu considérer que comme l’abri de ma sensualité.

Toute chose vient en son temps, Nathanaël, et chacune naît de son besoin, et n’est pour ainsi dire qu’un besoin extériorisé.

J’avais besoin d’un poumon, m’a dit l’arbre ; alors ma sève est devenue feuille, afin d’y pouvoir respirer. Puis quand j’eus respiré, ma feuille est tombée, et je n’en suis pas mort… Mon fruit contient toute ma pensée sur la vie.

Nathanaël, ne crains pas que j’abuse de cette forme d’apologue, car je ne l’approuve pas beaucoup. Je ne veux t’enseigner d’autre sagesse que la vie. Car c’est un grand souci que de penser. Je me suis fatigué quand j’étais jeune à suivre au loin les suites de mes actes et je n’étais sûr de ne plus pécher qu’à force de ne plus agir.

Puis j’écrivis : Je ne dus le salut de ma chair qu’à l’irrémédiable empoisonnement de mon âme — puis je ne compris plus du tout ce que j’avais voulu dire par là.

Nathanaël — je ne crois plus au péché.

Mais tu comprendras que ce n’est qu’avec beaucoup de joie qu’un peu de droit à la pensée s’achète. — L’homme qui se dit heureux et qui pense, celui-là sera appelé vraiment fort.

Nathanaël, le malheur de chacun vient de ce que c’est toujours chacun qui regarde et qu’il s’importe toujours plus que les choses. Ce n’est pas pour nous, c’est pour elle que chaque chose est importante. Que ton œil soit la chose regardée.

… Nathanaël ! je ne peux plus commencer un seul vers, sans que ton nom délicieux y revienne…

Nathanaël, je voudrais te faire naître à la vie…

Nathanaël — est-ce que tu comprends assez le pathétique de mes paroles ? — Je voudrais m’approcher de toi plus encore…

Et, comme, pour le ressusciter, Élisée, sur le fils de la Sulamite — « la bouche sur sa bouche, et les yeux sur ses yeux — et les mains sur ses mains s’étendit » — mon grand cœur rayonnant contre ton âme encore ténébreuse, m’étendre sur toi tout entier, ma bouche sur ta bouche, et mon front sur ton front, tes mains froides dans mes mains brûlantes, et mon cœur palpitant… « Et la chair de l’enfant se réchauffa », est-il écrit… Afin que dans la volupté tu t’éveilles — puis me laisses — pour une vie palpitante et déréglée. — Nathanaël, voici toute la chaleur de mon âme… emporte-la. Nathanaël, je veux t’apprendre la ferveur.

Nathanaël — car ne demeure pas auprès de ce qui te ressemble ; — ne demeure jamais, Nathanaël. — Dès qu’un environ a pris ta ressemblance, ou que toi tu t’es fait semblable à l’environ — il n’est plus pour toi profitable. Il faut le quitter. Rien n’est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta chambre, que ton passé…… Ne prends de chaque chose que leur éducation ; et que la volupté qui te vient d’elles te les épuise.

Nathanaël, je te parlerai des instants… As-tu compris de quelle force est leur présence ?… Une pas assez constante pensée de la mort n’a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie… Et ne comprends-tu pas que chaque instant ne prendrait pas cet éclat admirable, sinon détaché pour ainsi dire sur le fond très obscur de la mort ?

— Je ne chercherais plus à rien faire, s’il m’était dit, s’il m’était prouvé, que j’ai pour cela tout le temps ; — je me reposerais d’abord d’avoir voulu commencer quelque chose, ayant le temps de faire aussi toutes les autres. Ce que je ferais ne serait jamais que n’importe quoi… s’il m’était prouvé que, au moins, cette forme de vie ne devait finir — et que je ne m’en reposerai pas, l’ayant finie, dans un sommeil un peu plus profond, un peu plus oublieux que celui que j’attends chaque nuit…

*

Et je pris ainsi l’habitude de séparer chaque instant de ma vie, pour une totalité de joie, isolée — pour y concentrer subitement toute une particularité de bonheur… tellement, que je ne me reconnaissais plus dès le plus voisin souvenir.

*

Il y a un grand plaisir, Nathanaël, à déjà tout simplement affirmer :

Le fruit du palmier s’appelle datte — et c’est un mets délicieux.

Le vin du palmier s’appelle lagmy ; c’en est la sève fermentée ; les Arabes s’en grisent et je ne l’aime pas beaucoup. C’est une coupe de lagmy que m’offrit ce berger de chèvres dans les beaux jardins de Ouardi.

· · · · · · ·

— J’ai trouvé ce matin, dans une allée des Sources, m’y promenant, un champignon étrange.

C’était, enveloppé d’une gaine blanche, comme un fruit de magnolia rouge-orange, avec de réguliers dessins gris de cendre qu’on comprenait formés de poussière sporagineuse, issue de l’intérieur. Je l’ouvris ; il était plein d’une matière boueuse, au centre formant gelée claire ; il en sortait une nauséabonde odeur.

Autour de lui, d’autres plus ouverts n’étaient plus que comme ces fongosités aplaties qu’on voit sur le tronc des vieux arbres.

— (J’écrivais cela avant de partir pour Tunis — et je te le copie ici pour te montrer quelle importance prenait pour moi chaque chose aussitôt que je la regardais. )

Honfleur, (dans la rue.)

Et par moments il me semblait que les autres, autour de moi, ne s’agitaient que pour augmenter en moi le sentiment de ma vie personnelle.

Hier j’étais ici — aujourd’hui je suis là
Mon Dieu ! que me font tous ceux là
Qui disent, qui disent, qui disent :
Hier j’étais ici, aujourd’hui je suis là…

Je sais des jours où me répéter que deux et deux faisaient encore quatre suffisait à m’emplir d’une certaine béatitude — et la seule vue de mon poing sur la table…

et d’autres jours où cela m’était complètement égal.


  1. « Je peux parfaitement concevoir un autre monde, dit Alcide, où deux et deux ne feraient point quatre. »
    « Parbleu, je vous en défie bien », dit Ménalque.