Nourritures terrestres/Livre III

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Mercure de France (p. 57-74).

LIVRE III

Villa Borghèse.

Dans cette vasque…… (pénombre)…… chaque goutte, chaque rayon, chaque être, s’y mourait avec volupté.

Volupté ! Ce mot je voudrais le redire sans cesse ; je le voudrais synonyme de bien-être et même qu’il suffit de dire être, simplement.

Ah ! que Dieu n’ait pas créé le monde en vue simplement de cela, c’est ce qu’on ne pourrait comprendre qu’en se disant…… : etc.

*
… C’est un lieu de fraîcheurs exquises, où le charme de dormir est si grand qu’il semblait jusqu’alors inconnu,
… Et là, des nourritures délicieuses attendaient que nous en eussions faim.
Adriatique, (3 h. du matin).

Le chant de ces marins dans les cordages m’importune……

Ô ! si tu savais, si tu savais, terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu’a la vie si brève de l’homme……

Si tu savais, éternelle idée de l’apparence, ce que la proche attente de la mort donne de valeur à l’instant !

Ô ! printemps, les plantes qui ne vivent qu’un an, ont leurs fragiles fleurs plus pressées ; — l’homme n’a qu’un printemps dans la vie et le souvenir d’une joie n’est pas une nouvelle approche du bonheur.

Colline de Fiesole.

Belle Florence, ville d’étude grave, de luxe et de fleurs ; surtout sérieuse ; grain de myrte et couronne de « svelte laurier ».

Colline de Vincigliata. Là j’ai vu pour la première fois les nuages, dans l’azur, se dissoudre ; je m’en étonnai beaucoup ne pensant pas qu’ils pussent ainsi se résorber dans le ciel — croyant qu’ils duraient jusqu’à la pluie et ne pouvaient que se grossir. Mais non : j’en observais tous les flocons un à un disparaître ; — il ne restait plus que de l’azur. C’était une mort merveilleuse ; un évanouissement en plein ciel.

Rome, Monte Pincio.

Ce qui fit ma joie ce jour là, c’est quelque chose comme l’amour — et ce n’est pas l’amour — ou du moins pas celui dont parlent et que cherchent les hommes. — Et ce n’est pas non plus le sentiment de la beauté. Il ne venait pas d’une femme ; il ne venait pas non plus de ma pensée. Écrirai-je, et me comprendras-tu si je dis que ce n’était là que la simple exaltation de la LUMIÈRE ?

J’étais assis dans ce jardin ; je ne voyais pas le soleil ; mais l’air brillait de lumière diffuse — comme si l’azur du ciel devenait liquide et pleuvait. Oui vraiment, il y avait des ondes, des remous de lumière ; sur la mousse des étincelles comme des gouttes ; oui vraiment, dans cette grande allée on eût dit qu’il coulait de la lumière, et des écumes dorées restaient au bout des branches de ce ruissellement de rayons.

.......

Naples, petite boutique du coiffeur devant la mer et le soleil. Quais de chaleur ; stores qu’on soulève pour entrer. On s’abandonne ; est-ce que cela va durer longtemps ; quiétude ; gouttes de sueur aux tempes ; frisson de la mousse de savon sur les joues. Et lui qui raffine après qu’il a rasé, rase encore avec un rasoir plus habile et s’aidant à présent d’une petite éponge imbibée d’eau tiède, qui mollit la peau, relève la lèvre… Puis avec une douce eau parfumée il lave la brûlure laissée ; puis avec un onguent, calme encore… et pour ne pas bouger encore, je me fais couper les cheveux.

Amalfi, (dans la nuit).

Il y a des attentes nocturnes
d’on ne sait encor quel amour.

Petite chambre au-dessus de la mer ; m’a réveillé la trop grande clarté de la lune, de la lune au-dessus de la mer.

Quand je m’approchai de la fenêtre, je croyais que c’était l’aube et que j’allais voir se lever le soleil… Mais non… (chose déjà pleine et parfaitement accomplie) — la lune — douce, douce, douce comme pour l’abord d’Hélène au second Faust ; mer déserte ; village mort. Un chien hurle dans la nuit… loques pendant à des fenêtres.

Pas de place pour l’homme. Ne plus comprendre comment tout cela va se réveiller. Désolation excessive du chien. Le jour n’aura plus lieu. Impossibilité de dormir. Est-ce que tu feras… : (ceci ou cela) : sortiras-tu dans le jardin désert ? — descendras-tu vers la plage, t’y laver ? — iras-tu cueillir des oranges, qui semblent grises sous la lune… ? d’une caresse consoleras-tu le chien ? — (Tant de fois j’ai senti la nature réclamer de moi un geste, et je n’ai pas su lequel lui donner)… Attendre le sommeil qui ne va pas venir…

.......

Un enfant est entré dans ce jardin, s’accrochant à la branche qui frôlait l’escalier ; l’escalier menait à des terrasses ; longeant ce jardin ; l’on n’y paraissait pas pouvoir entrer.

Ô ! petite figure que j’ai caressée sous les feuilles — jamais assez d’ombre n’aura pu ternir ton éclat — et l’ombre des boucles sur ton front paraît toujours encor plus sombre.

Je descendrai dans ce jardin, me pendant aux lianes et aux branches — et sangloterai de tendresse sous ces bosquets plus pleins de chants qu’une volière — jusqu’à l’approche du soir, jusqu’à l’annonce de la nuit qui dorera, puis approfondira l’eau mystérieuse des fontaines.

… Et les corps délicats épousés sous les branches.

… J’ai touché d’un doigt délicat sa peau nacrée…

Je voyais ses pieds délicats
Qui posaient sans bruit sur le sable…


Syracuse.

Barque à fond plat ; ciel bas, qui parfois baissait jusqu’à nous en pluie tiède ; — odeur de vase des plantes d’eau, froissement des tiges.

La profondeur de l’eau dissimule l’abondant jaillissement de cette source bleue. Aucun bruit ; c’est, dans cette campagne solitaire, dans cette naturelle vasque creusée, comme une éclosion

d’eau entre les papyrus.
Tunis.

Dans tout l’azur, rien que ce qu’il fallait de blanc pour une voile, — de vert pour son ombre dans l’eau.

La nuit — Bagues qui luisent dans l’ombre — Clartés de la lune où l’on erre. Pensées différentes de celles du jour.

Néfaste clarté de la lune au désert. — Les démons rôdeurs des cimetières ; — pieds nus sur les dalles bleues.

Malte.

Extraordinaire ivresse des crépuscules d’été sur les places, quand il fait encore très clair, et que pourtant on n’a plus d’ombres. — Exaltation très spéciale.

Nathanaël, je te dirai tous les jardins que j’ai vus :

À Florence on vendait des roses : certains jours la ville entière embaumait. Je me promenais chaque soir aux Cascine et le dimanche aux jardins Boboli sans fleurs.

À Séville, il y a, près de la Giralda, une ancienne cour de mosquée ; des orangers y poussent par places régulières ; le reste de la cour est dallé ; les jours de grand soleil, on n’y a qu’une petite ombre restreinte ; c’est une cour carrée, entourée de murs ; elle est d’une grande beauté ; je ne sais pas t’expliquer pourquoi.

Hors de la ville, dans un énorme jardin clos de grilles, croissent beaucoup d’arbres des pays chauds ; je n’y suis pas entré, mais, à travers les grilles, j’ai regardé ; j’ai vu courir des pintades et j’ai pensé qu’il y avait là beaucoup d’animaux apprivoisés.

Que te dirai-je de l’Alcazar ? jardin semblant de merveille persane ; je crois, en t’en parlant, que je le préfère à tous. J’y pense en relisant Hafiz :

« Apportez-moi du vin — Que je tache ma robe ! —
Car je chancelle d’amour — Et l’on m’appelle sage… »

Des jeux d’eaux sont préparés dans les allées ; les allées sont dallées de marbre, bordées de myrtes et de cyprès. Des deux côtés sont des bassins de marbre, où les courtisanes du roi se lavaient. On n’y voit d’autres fleurs que des roses, des narcisses et des fleurs de laurier. Au fond du jardin, il y a un arbre gigantesque, où l’on se figure un bulbul épinglé. Près du palais, d’autres bassins de très mauvais goût rappellent ceux des cours de la Présidence à Munich, où il y a des statues faites tout en coquilles.

C’est dans les jardins royaux de Munich que j’allais, un printemps, goûter les glaces à l’herbe de mai, près d’une obstinée musique militaire. Un public inélégant, mais mélomane. — Le soir s’enchantait de pathétiques rossignols. Leur chant m’alanguissait, comme d’une poésie allemande. — Il est une certaine intensité de délices que l’homme peut à peine dépasser — et non sans larmes. Les délices mêmes de ces jardins me faisaient presque douloureusement songer que j’aurais aussi bien pu être ailleurs. — C’est pendant cet été que j’appris à jouir plus particulièrement des températures. Les paupières sont admirablement aptes à cela. Je me souviens d’une nuit en wagon que je passai devant la fenêtre ouverte, uniquement à goûter l’attouchement du souffle plus frais ; je fermais les yeux, non pour dormir, mais pour cela. La chaleur avait été durant tout le jour étouffante et, ce soir, l’air encore très tiède pourtant parut frais et comme liquide à mes paupières enflammées.

À Grenade, les terrasses du Généraliffe, plantées de lauriers roses, n’étaient pas fleuries lorsque je les vis ; — ni le Campo Santo de Pise ; ni le petit cloître de Saint-Marc, que j’aurais souhaité plein de roses… Mais à Rome, le Monte Pincio, je l’ai vu dans la plus belle saison ; durant les après-midi accablantes, on y venait chercher de la fraîcheur. Demeurant auprès, je m’y promenais chaque jour. J’étais malade et ne pouvais penser à rien ; la nature me pénétrait ; aidé par un trouble des nerfs, je ne sentais parfois plus à mon corps de limites ; il se continuait plus loin ; ou parfois, voluptueusement, devenait poreux comme un sucre ; je fondais. — Du banc de pierre où j’étais assis, l’on cessait de voir Rome qui m’exténuait ; on dominait les jardins Borghèse, dont le contrebas mettait au niveau de mes pas les cimes un peu lointaines des plus hauts pins… ô terrasses ! terrasses, d’où l’espace s’est élancé. Le vent sur les ramures dominées… ô ! navigation aérienne…

J’aurais voulu, la nuit, rôder dans les jardins Farnèse ; mais on n’y laisse pas pénétrer…

Admirables végétations sur ces ruines dissimulées.

À Naples, il y a des jardins bas qui suivent la mer comme un quai et laissent entrer le soleil.

À Nîmes, la Fontaine, pleine d’eaux claires canalisées.

À Montpellier, le jardin botanique. Je me souviens qu’avec Ambroise, un soir, comme aux jardins d’Académus, nous nous assîmes sur une tombe ancienne, qui y est tout entourée de cyprès ; et nous causions lentement en mâchant des pétales de roses.

Nous avons, une nuit, vu du Pérou, la mer lointaine et que la lune argentait ; auprès de nous s’ébruitaient les cascades du château d’eau de la ville ; des cignes noirs frangés de blanc nageaient sur le bassin calmé.

À Malte, dans les jardins du résident je vins lire ; il y avait à Citta Vecchia un bois très petit de citronniers ; on l’appelait « il Boschetto » ; nous nous y plûmes ; et nous mordîmes des citrons mûrs, dont la saveur première est d’une acidité intolérable, mais qui laisse après dans la bouche un arôme rafraîchissant. Nous en avons mordu aussi dans les cruelles Latomies de Syracuse.

Dans le parc de La Haye circulent des daims point trop sauvages.

Du jardin d’Avranches on voit le Mont-Saint-Michel, et les sables lointains, au soir, semblent une matière embrasée. — Il y a de très petites villes qui ont des jardins charmants ; on oublie la ville ; on oublie son nom ; on souhaite revoir le jardin, mais on ne sait plus y revenir.

Je rêve aux jardins de Mossoul ; on m’a dit qu’ils sont pleins de roses. Ceux de Kashpur, Omar les a chantés, et Hafiz les jardins de Shiraz ; nous ne verrons pas les jardins de Nashpur.

Mais à Biskra je connais les jardins de Ouardi. Des enfants y gardent les chèvres.

À Tunis, il n’y a pas d’autre jardin que le cimetière. À Alger, au jardin d’essai (des palmiers de toute espèce) j’ai mangé des fruits que je n’avais avant jamais vus. — Et de Blidah ! Nathanaël, que dirai-je ?

Ah ! douce est l’herbe du Sahel ; — et tes fleurs d’orangers ! et tes ombres ! suaves les odeurs de tes jardins… Blidah ! Blidah ! petite rose ! — au début de l’hiver, je t’avais méconnue. Ton bois sacré n’avait de feuilles que celles qu’un printemps ne renouvelle pas ; et tes glycines et tes lianes semblaient des sarments pour la flamme. La neige descendue de tes montagnes t’approchait ; je ne pouvais me réchauffer dans ma chambre, et moins dans tes jardins pluvieux. Je lisais la Doctrine de la Science de Fichte et me sentais redevenir religieux. J’étais doux ; je disais qu’il faut se résigner à sa tristesse et je tâchais de faire de tout cela de la vertu. — Maintenant j’ai secoué là-dessus la poussière de mes sandales ; qui sait où le vent l’a portée ? — poussière du désert où j’ai rôdé comme un prophète ; — pierre trop aride effritée ; — à mes pieds elle fut brûlante (car le soleil l’avait énormément chauffée). — Dans l’herbe du Sahel, à présent, que mes pieds se reposent ! Que toutes nos paroles soient d’amour !

Blidah ! Blidah ! fleur du Sahel ! petite rose ! Je t’ai vue tiède et parfumée, pleine de feuilles et de roses. La neige de l’hiver avait fui. Dans ton jardin sacré luisait mystiquement ta mosquée blanche et la liane ployait sous les fleurs. Un olivier disparaissait sous les guirlandes qu’une glycine lui faisait. L’air suave apportait le parfum qui s’élevait des fleurs d’oranges et même les mandariniers grêles embaumaient. Du plus haut de leurs hautes branches les eucalyptus délivrés laissaient tomber leur vieille écorce ; elle pendait, protection usée, comme un habit que le soleil fait inutile, comme ma vieille morale qui ne valait que pour l’hiver.

Blidah.

Les tiges énormes du fenouil, (l’éclat de leur floraison d’or verdi, sous la lumière d’or ou sous les feuilles azurées des eucalyptus immobiles) — ce matin de premier été, sur la route que nous suivons dans le Sahel, elles étaient d’une splendeur incomparable.

… Et les eucalyptus étonnés ou tranquilles.

— Participation de chaque chose à la nature ; impossibilité d’en sortir. Lois physiques enveloppantes. Wagon s’élançant dans la nuit ; au matin il se couvre de rosée.

À bord.

… Que de nuits, ah ! vitre ronde de ma cabine, hublot fermé, — que de nuits j’ai regardé vers toi de ma couchette en me disant : Voici, quand cet œil blanchira, ce sera l’aube ; alors je me lèverai et je secouerai mon malaise ; et l’aube lavera la mer ; et nous aborderons à la terre inconnue. — L’aube est venue sans que la mer en soit calmée, la terre était encore lointaine et sur la face mobile des eaux chancelait toute ma pensée.

Le malaise des flots dont toute la chair se souvient. — Accrocherai-je une pensée à cette hune vacillante ? pensai-je. Lames, ne verrai-je que l’eau s’éparpiller au vent du soir ? — Je sème mon amour sur la vague ; ma pensée sur la stérile plaine des flots. — Mon amour plonge dans les flots, qui se suivent et se ressemblent. Ils passent et l’œil ne les reconnaît plus. — Mer informe et toujours agitée ; loin des hommes, tes flots se taisent ; rien ne s’oppose à leur fluidité ; mais nul ne peut entendre leur silence ; sur la plus frêle chaloupe, déjà se heurtent-ils, et leur bruit nous fait croire que la tempête en est bruyante. Les grandes vagues avancent et se succèdent sans aucun bruit. Elles se suivent, et chacune soulève à son tour la même goutte d’eau, sans presque la déplacer. Seule leur forme se promène ; l’eau se prête, et les quitte, et ne les accompagne jamais. Toute forme ne prend que pour bien peu d’instants le même être ; à travers chacun, elle continue, puis le laisse. Mon âme ! ne t’attache à aucune pensée. Jette chaque pensée au vent du large qui te l’enlève ; tu ne la porteras jamais toi-même jusqu’aux cieux.

Mobilité des flots, c’est vous qui fîtes ma si chancelante pensée ! tu ne bâtiras rien sur la vague. Elle s’échappe sous chaque poids.

Le doux port viendra-t-il, après ces décourageantes dérives, ces errements de ci, de là ? — où mon âme enfin reposée, sur une solide jetée, près du phare tournant — regardera la mer.

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