Nouveau mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs/Nouveau mémoire

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NOUVEAU
MÉMOIRE
POUR SERVIR À L’HISTOIRE
DES CACOUACS.


L’Auteur anonime qui, dans le Mercure du mois d’Octobre dernier, a voulu donner une idée des Cacouacs, ne paroît pas assez au fait de leur caractère & de leur gouvernement. En récompense on voit qu’il a contre eux une haine vigoureuse. Soit qu’il ait été maltraité par ces peuples, soit qu’il soit par tempéramment un peu porté à la colere, son stile a quelque chose d’aigre & d’amer, qui fait que l’on se défie de son jugement. D’ailleurs il ne donne qu’une notion très-imparfaite de cette Nation ; & il est très-important pour le bien de la Société qu’on la connoisse à fonds.


J’ai vécu pendant quelque tems avec les Cacouacs. Je fus d’abord leur prisonnier ; ils me naturaliserent ensuite ; je devins leur frere ; &, si le charme eût été un peu plus fort, j’aurois pû parvenir chez eux aux plus grandes Dignités. Mais bien me prit de n’avoir été ensorcellé qu’à demi, & mieux encore de trouver mes libérateurs dans une Nation leur ennemie. Je puis au moins parler sçavamment de leurs principes, de leurs mœurs, & même de leur magie. Peut-être les ferai-je mieux connoître que l’Auteur dont je prends la liberté de combattre la rélation. La maniere dont ce peuple a vécu avec moi, m’a donné sur tout cela des lumières que ne peuvent avoir ceux qui ne le connoissent que par ouï-dire.

Les Cacouacs ne sont point des Sauvages. Ils ont beaucoup d’esprit, de la politesse, des connoissances, des Arts. Ils possédent même dans un degré supérieur celui des enchantemens. Leur origine, si on les en croit, remonte jusqu’aux Titans qui voulurent escalader le Ciel. Mais, comme les enfans en sçavent toujours plus que leurs peres, les Cacouacs soutiennent aujourd’hui que leurs Ancêtres étoient des Visionnaires, & qu’ils firent la plus haute folie, non de vouloir combattre contre les Dieux, mais de supposer qu’ils existoient. Ils ajoutent que la Foudre qui écrasa Typhon, leur Chef, n’étoit qu’un météore très-naturel, sur le chemin duquel lui & ses Confrères eurent le malheur de se rencontrer. J’ai cru d’abord, quand ils m’ont exposé leurs idées sur la Divinité, qu’ils avoient contre elle quelque reste de rancune ; mais ils m’ont dit tant de raisons, qu’à la fin je les ai jugés ou convaincus, ou fort prêts de l’être, ou du moins très-curieux de le paroître. Nouvelle preuve & très-évidente que les Cacouacs ne sont point des Sauvages. Car les Hurons même croyent un Dieu, & en conviennent bonnement.

Les Cacouacs habitent sous des tentes pour marquer leur indépendance & leur liberté. Aussi ne connoissent-ils point de Gouvernement. L’Anarchie est une de leurs maximes fondamentales : car, comme ils font persuadés que c’est le hazard qui a réuni les individus de l’espéce humaine, destinés d’abord à vivre isolés dans les forêts, ils ne veulent s’écarter que le moins qu’il est possible de cette institution primordiale, si conforme à la Nature de l’homme. Ils ne nient pas cependant que cette espéce d’animal n’ait acquis l’habitude de commercer avec ses semblables, & qu’ayant peu à peu perfectionné ses connoissances, il n’ait usurpé quelqu’empire sur les autres machines vivantes. Mais comme cette supériorité dont l’homme jouit, tout au plus depuis six mille ans, ne décide rien pour le droit, & qu’en pareille matière il seroit absurde de vouloir payer les ours de prescription, ils sont convaincus qu’il n’y a point de quadrupede qui ne puisse à son tour prétendre à l’honneur de régner sur le genre animal. Dans cette supposition si vraisemblable, les Cacouacs ne s’enorgueillissent point du présent de la Raison, qui leur vient de la finesse qu’ont reçue par succession les organes de leurs peres, mais seulement de l’usage qu’ils en font ; & comme il peut fort bien arriver par la vicissitude des choses, que les lions ou les chevaux, aillent un jour à la chasse aux hommes, ou les mettent à l’écurie, ces peuples ont la prudence de ne former aucun projet vaste, ni pour l’universalité du genre humain, ni pour leurs propres individus. Quelques-uns même commencent à croire que l’on n’est point éloigné de cette grande révolution ;[1] & pour favoriser, autant qu’il est en eux, le cours de la Nature, ils ont pris le parti de se conduire dès à présent par l’instinct, en attendant tranquillement que les bêtes dont les facultés se développent peu à peu, se conduisent par la Raison.

On peut juger de la régle de leur conduite par les maximes de gouvernement qu’ils ont adoptées. Selon eux les loix naturelles sont des chiméres ; tout est fondé sur l’usage, & sur une convention libre dont le motif est l’intérêt de chaque particulier. Or, comme cet intérêt peut varier, s’il est vrai, dans quelques climats de l’Europe, qu’il faille demeurer fidèle à son ami & lui restituer le dépôt, ce peut être tout le contraire au Japon : la preuve en est simple, & à la portée de tout le monde. Il n’y a ni vérité ni vertu hors de l’homme qui l’apperçoit ou qui la pratique ; & tout le monde sçait que l’homme est un animal changeant. Ce qui m’a singulièrement étonné, c’est que ces peuples ont toujours à la bouche les mots de Vérité & de Vertu. Ils affichent la Vérité ; ils étalent par-tout la Vertu. Il semble qu’ils en ayent à revendre. J’ai vu des Cacouacs qui, montés sur deux tréteaux, crioient à tous les passans, jusqu’à en être enroués, Vertu de la Chine, Vertu des Indes, Vertu d’Espagne ; Vérités du Mexique, Vérités de la Grande Tartarie ; à peu près comme nos Charlatans crient, Baume du Pérou, Baume de la Mecque. Ainsi parmi ces peuples il n’y a qu’à s’entendre, & cette multitude de vertus fait qu’elles y sont à bon marché. On espère même qu’un jour tout Cacouac pourra choisir dans tous les Climats du monde, celle qui lui conviendra le mieux. Il n’y aura pour cela qu’une seule précaution à prendre. C’est de se faire naturaliser dans le pays dont les mœurs lui auront paru plus conformes à son temperamment, ou d’y faire, comme on dit en France, élection de domicile ; alors il pourra porter par-tout la vertu qu’il aura une fois adoptée. Après une convention aussi utile au genre humain, tant pis pour qui sera malhonnête homme, car il n’aura tenu qu’à lui d’être vertueux.

Jusques à présent les Cacouacs n’en sont point encore venus à ce choix commode. Car ils sont persuadés que l’on doit embrasser la vertu du pays ou l’on est né, par la même raison qu’il est honnête de se servir des étoffes qui s’y fabriquent, & qu’il est nécessaire de s’y nourrir des fruits qui y croissent. Ils croyent donc que tout homme sensé doit examiner avec soin, ce qui est bien sous le degré du méridien ou il vit, &, s’il ne s’accommode pas de ce genre de Bien, passer sous un autre degré, plutôt que violer les usages reçus. On ne doit pas s’étonner après cela s’ils disent que celui qui ne croit point en Dieu, n’en est que plus obligé d’être homme de Bien :[2] car, plus nous avons de facilités pour agir, plus nous sommes blâmables si nous n’agissons pas : Or, il faut avouer que ces peuples, en secouant l’idée de la Divinité, ont ouvert aux hommes tous les moyens possibles d’être vertueux en se passant d’elle.

Lorsqu’une de leurs Colonies va chercher un établissement dans quelque pays lointain, leurs Chefs ont tous l’astrolabe à la main. Ils examinent d’abord l’état du Ciel ; ils observent ensuite la nature du terrain, la qualité des eaux & jusqu’aux vapeurs qui s’élèvent à l’horison. C’est par le résultat de toutes ces combinaisons qu’ils décident si, dans le nouveau Climat qu’ils se proposent de peupler, on doit être bienfaisant ou cruel, fidèle à ses engagemens ou perfide, attaché à sa femme ou adultère, soumis à ses parens ou révolté contre eux. Mais, comme les observations peuvent être fautives, & que d’ailleurs la Nature ne parle pas toujours assez clairement, les Cacouacs ne sont point obstinément attachés à leurs découvertes sur cette morale ambulante, & ils sont toujours disposés à pardonner les erreurs qui ne vont qu’à ce que, nous autres Esclaves des préjugés de notre jeunesse, nous appellons dépravation de mœurs.

En un mot, les Cacouacs étudient la Nature en tout. Ils ne lui bâtissent point de Temple, parce-que cela auroit l’air d’un Culte ; & que les Titans leur ont laissé pour maxime, qu’il faut connoître & non adorer. Mais ils sont attentifs à sa voix ; ils examinent sa marche : il la trouvent, & dans l’instinct des bêtes, & dans leurs propres inclinations. « Si la vüe peut nous tromper, le sentiment, disent-ils, est un guide fidèle ». C’est ce sentiment qui leur a appris que l’homme n’est point fait pour être gouverné, & que les peres n’ont tout au plus sur leurs enfans que le droit de les nourrir & de les habiller, tant que ceux-ci ne peuvent se passer de ce secours.[3] Si, par cette raison frappante, l’autorité paternelle est nulle chez eux, en récompense la reconnoissance des enfans y est moins que rien. Et en effet, que doit-on à des gens qui nous ont mis au monde pour leur plaisir ; qui n’ont pas eu l’esprit de nous choisir, ni la bonté de nous aimer avant que nous existassions ?

Avec tout cela ils ne sont point si méchans que le suppose l’Écrivain que je combats. Car, au défaut des loix dont ils n’ont point voulu se former l’idée importune, ils respectent, comme je l’ai dit, les coutumes établies. Ainsi ils ne tuent point, parceque dans tous les pays qu’ils ont habités, ils ont trouvé établi l’usage de faire pendre quiconque ôtoit la vie. Pour le vol, ils ne se permettent que celui des pensées des autres, & cela parceque les hommes n’ont point encore eu l’injustice de circonscrire des [4] bornes à ce genre de possessions.

Ils sont grands parleurs : leur langage a quelque chose de sublime & d’inintelligible qui inspire le respect & entretient l’admiration. Tout dans leur discours est image, sentiment, passion même ; car ils ont découvert que l’enthousiasme[5] étoit le moyen le plus sûr pour connoître la propriété des choses. Ils ont raison, car s’il n’y a point de vérité commune à tous les hommes, à quel point fixe les Cacouacs pourroient-ils s’accrocher pour les persuader ? Or, leur goût général est de régner par la persuasion. Il faut donc qu’ils la fassent consister dans cet étonnement qui naît du brûlant des figures, de l’énergie des mots, de la rapidité des images qui se succédent & se chassent, en un mot de ce transport qui saisissoit quelquefois la Pithie sur le trépied sacré & qui s’est une fois emparé d’un Chef Cacouac à l’aspect d’un torrent, d’une montagne couverte de forêts, & d’un orage qui grondoit à quelques lieues de lui.

Au reste, s’ils sont quelquefois forcés d’abandonner le talent de persuader, ils ne manquent jamais d’avoir recours à l’art de séduire. Ils voudroient que tous les peu-pies de l’Univers devinssent Cacouacs. Ce n’est point par amour de la Patrie ; je l’ai dit ; ils n’en ont point. Mais c’est qu’il est beau d’être admiré par un plus grand nombre. Dans ce dessein si louable ils cherchent à s’emparer des esprits, ils prodiguent la louange dans l’espérance qu’on la leur rendra au centuple. Si on y manque, ils commencent par gémir en secret ; au bout de quelque tems, ils s’apperçoivent qu’ils n’ont loué qu’un imbécille, & tôt ou tard ils trouvent à se vanger d’un ingrat.

Avec cette humeur si douce, ils ne laissent pas quelquefois de faire la guerre. Ils aiment que l’on marche à eux au bruit de la trompette. Le fracas que font leurs ennemis inspire à ces peuples un nouveau courage. Ils semblent s’applaudir des préparatifs que l’on a faits pour les attaquer. Ils ont une légèreté admirable dans leurs évolutions, & trouvent le moyen de parer tous les coups en caracollant. Aussi leurs voisins ont-ils désespéré de les vaincre ; ils se contentent aujourd’hui de les écarter. Une petite Nation, dont j’aurai occasion de parler sur la fin de ce Mémoire, à trouvé un moyen infaillible pour y parvenir. Quand les Cacouacs s’avancent sur sa frontière, ce peuple vient à eux les sifflets à la main. Ce petit instrument a désolé les vainqueurs. La trompette ennemie les animoit. Le sifflet les fait fuir & les disperse. On dit que les Auteurs de cette invention s’apprêtent à la communiquer aux peuples voisins, chez lesquels les Cacouacs font des excursions. Par-là ceux-ci cesseront d’être redoutables. Ils borneront leur gloire à faire prisonniers quelques malheureux étrangers qui, en se promenant dans leur voisinage, n’auront pas eu la précaution de se munir de sifflets.

Après avoir donné ce peu de notions sur les principes, & sur le gouvernement des Cacouacs, je pourrois entrer dans quelque détail sur leurs connoissances, sur leurs Arts, & en particulier sur l’espéce de magie qu’ils exercent pour s’attacher à jamais les prisonniers qu’ils font. Mais comme je ne pourrois que rapporter ce que j’ai vu, j’aime mieux raconter ici en peu de mots, par quelle avanture je tombai entre leurs mains, ce qui m’arriva parmi eux, & comment j’échappai aux desseins qu’ils avoient formés sur moi.

Malheureusement j’ignorois encore l’usage des sifflets, lorsque dans une partie de chasse que je faisois assez proche de la Colonie des Cacouacs, je m’écartai de mes Compagnons. Cette Nation étoit alors en campagne, & au moment où je m’y attendois le moins, je me vis environné d’un parti de les guerriers. Je fus désarmé au bruit d’une musique Italienne[6], que j’eusse assez goûtée sans la terreur qui s’empara de mes sens. On me fit marcher par les plus beaux chemins du monde. Les guerriers m’environnoient avec un air riant dont je ne m’apperçus qu’au bout d’une demi-heure ; & après que j’eus repris mes sens ; le plus âgé de la troupe, me dit : « Ne crains rien, jeune homme, tu seras libre. Connois les Cacouacs : ils furent toujours les bienfaiteurs du genre humain. Ils n’ont excité dans le monde ni guerres civiles, ni discordes funestes entre les parens. Ces maux cruels sont l’ouvrage de la Superstition. Qui ne craint point un Dieu, ne sçait ce que c’est que de troubler l’Univers »[7].

Je ne sçavois à quel propos on me tenoit un pareil discours, & j’ouvrois de grands yeux dans lesquels on pouvoit lire mon étonnement & ma crainte, lors qu’en tournant la tête j’apperçus mon fidéle domestique qui suivoit mes pas. Il m’avoit vu de loin & avoit volé. Il me fit signe qu’il ne m’abandonneroit point. Je fus rassuré ; j’avois une confiance entiere en ce garçon, le plus vertueux & le plus religieux des hommes. Mes parens le regardoient comme un ami : hélas ! pourquoi a-t-il vécu chez les Cacouacs ? s’il ne les avoit pas connus il me serviroit encore, & n’auroit pas été se faire pendre à Francfort où il finit l’année passée sa malheureuse carrière.

Je reviens à mon voyage : nous arrivâmes dès le soir au camp de mes nouveaux maîtres. On me fit entrer dans une tente parfumée. J’apperçus un lit de roses dont l’odeur, quoiqu’agréable, ne laissoit pas de porter à la tête. J’étois las ; je me couchai sur ce lit : on me servit à manger ; & lorsqu’ensuite je voulus reposer, j’apperçus aux deux côtés de mon chevet deux cassolettes d’argent. Il en sortoit une petite fumée d’encens dont il fallut bien m’accommoder. Je crus que tel étoit l’usage de chaque habitant de la Colonie : mais on m’a dit depuis que cet honneur ne se faisoit qu’aux Étrangers.

Je commençois à m’endormir, lorsque je fus réveillé par un vieillard vénérable qui portoit un livre. Il s’inclina profondément devant moi, & me dit, avec la voix la plus douce, ces paroles qui me firent trembler. « Jeune homme prends & lis :[8] si tu peux aller jusqu’à la fin de cet ouvrage, tu ne seras pas incapable d’en entendre un meilleur. Un plus habile[9] t’apprendra à connoître les forces de la Nature ; il me suffira de t’avoir fait essayer les tiennes : adieu ». Le vieillard se retira dans l’instant ; & sans le livre qui resta sur mon lit, j’aurois regardé sa visite comme une vision.

Je ne comprenois rien à ce qui se passoit. J’étois prisonnier & je n’en pouvois douter. Cependant, au lieu d’un cachot obscur auquel je m’étois attendu, je me voyois couché sur des roses, entouré de parfums, & un livre à la main ; je passai une partie de la nuit à le lire. Je ne l’entendis point. Je dormis tranquillement. Je lus encore à mon réveil, & je n’entendis pas mieux. Mais je sentis commencer en moi une révolution dont je ne pouvois deviner la cause. Mon imagination s’échauffoit, mon poulx s’élevoit, & ma respiration devenoit plus forte. Il me sembloit que dans un moment d’yvresse la faculté de sentir s’emparât peu à peu de mon ame toute entière, & que la faculté de raisonner s’éteignît dans la même proportion. Je me levai ; je me promenois à grands pas dans ma tente, & je remarquois avec surprise, que lorsque j’approchois des deux cassolettes, je ne pouvois plus même réfléchir sur mon état. « Ah Dieu ! (m’écriai je en m’éloignant, & jettant le livre que je n’avois point encore quitté) je suis ici chez des Enchanteurs. Jamais les poisons de Circé n’eurent un effet plus prompt. Quel est le sort qui m’attend ? dois-je donc éprouver celui des Compagnons d’Ulisse ? »

« Non mon fils (s’écria le vieillard qui m’avoit apparu la veille, & qui entra dans ma tente au moment que j’achevois ces mots) Non mon fils, tu ne seras point changé en bête. Nous voulons au contraire t’élever au rang des Sages. Ne crains rien de cette espéce de transformation que tu éprouves. Cette fermentation sourde des molécules organiques qui composent ton être, annonce la victoire que la matiere vivante doit bientôt remporter sur la matière morte. Tu es sous la main de la Nature, laisse-toi conduire à son impulsion ».

J’avois lu la plupart de ces mots dans le livre que j’avois jetté par terre, &, à la clarté dont ils me parurent dans la bouche du vieillard, je crus qu’avec un peu plus d’attention je pourrois un jour les entendre dans le livre mystérieux. « Ah ! mon pere, m’écriai-je, votre voix me rassure, elle est pour mon ame ce qu’un vent doux & rafraîchissant est à nos corps après les brûlantes ardeurs de la canicule. Je me confie à vos soins : que mon être n’essuie aucune dégradation. Ô Nature ! ô ma mere je m’abandonne à toi ».

Je dois observer pour la fidélité de l’histoire que lorsque je disois de si belles choses, mon vieillard me tenoit par la main, & m’avoit conduit peu à peu jusqu’auprès des cassolettes ; il s’assit avec moi sur mon lit, & m’annonça que dans un moment j’allois connoître les Principaux de la Colonie.

Un instant après les rideaux de ma tente furent relevés, & je vis entrer une nombreuse compagnie de Cacouacs, hommes & femmes. Il n’y eut personne qui ne m’embrassât avec tendresse ; point de bouche qui ne louât, & ma figure, & mon esprit, & les rares connoissances que j’avois acquises, & celles même que j’étois capable d’acquérir. Le vieillard me présentoit les Dames. Je n’avois eu jusques-là qu’une idée de moi assez commune. J’étois étonné, j’étois enchanté de l’impression que je faisois sur ce peuple. Toutes mes défiances, toutes mes craintes se dissipoient : mais plus je trouvois de charmes dans cette opinion flatteuse que je commençois à prendre de mon rare mérite, plus j’affectois un air calme, modeste, timide, bien différent des mouvemens que je sentois dans mon ame ; car mon yvresse n’étoit point cessée.

Lorsque l’on fut las de me louer ; (car pour moi je ne me lassois point d’entendre mon éloge) on fit entrer des Joueurs d’instrumens : la musique fut bisare, mais vive & animée. Une femme l’interrompit en me disant : » Jeune homme, que pensez vous de ces sons ? n’ont-ils pas créé en vous des sensations délicieuses ? n’ont-ils pas même généralisé vos idées ? à combien de sciences la musique ne nous conduiroit-elle pas ? ô mon fils ! tout se tient dans la Nature : tout est lié par une chaîne éternelle ; mais rien ne l’est plus essentiellement aux sensations du Plaisir que la connoissance de la Vérité ».

Alors tous les Cacouacs commencèrent à parler à la fois. Le vieillard fit signe que l’on se tût ; &, pour me donner lieu de faire briller mon esprit, il proposa lui-même quelques questions sur lesquelles on étoit bien aise d’avoir mon sentiment. Il demanda, par exemple, si la matiere morte[10] se combine avec la matière vivante ? Comment se fait cette combinaison ? Quel en est résultat ?

Ici je m’apperçus qu’il avoit jetté quelques pastilles dans la cassolette qui touchoit à mon bras gauche. Je me sentis transporté : je dis des choses admirables, & dont j’ai totalement perdu le souvenir. Elles exciterent un applaudissement universel, & si bruiant qu’on fut obligé plusieurs fois de crier silence pour entendre une autre question proposée par une femme très-jolie. Il s’agissoit de sçavoir : Si les moules[11] sont les principes des formes ? Ce que c’est qu’un moule ? Si c’est un être réel & préexistent, ou si ce n’est que les limites intelligibles d’une molécule vivante unie à de la matière morte ou vivante ; limites déterminées par le rapport de l’Énergie en tout sens, aux résistances en tout sens.

Étrange effet de la cassolette ! Je commençois à entendre à merveille tout cela ; &, lorsque mon tour fut venu de parler, à peine eus-je dit quatre mots que toutes les femmes s’écrièrent : « Il a trouvé le nœud de la difficulté : illustre Interprête de la Nature, que tardez-vous à l’initier à nos mystéres ! »

On sortit alors, & le vieillard, après m’avoir embrassé, m’assura que je pouvois me regarder comme libre ; parcourir la Colonie & regarder les Cacouacs comme mes freres. Il ajouta qu’avant qu’il fût quatre jours, ils n’auroient plus rien de secret pour moi.

Alors, mon laquais entra pour me servir. « Valentin, lui dis-je, il y a près de vingt-quatre heures que je ne t’ai vu. Qu’es-tu devenu ? Ah mon cher Maître ! me répondit-il, que j’ai appris de choses depuis que je suis ici ! Quelle douceur dans ces Étrangers ! Est-il possible que nous les ayions regardés jusqu’ici comme des Barbares ? Hier à peine sçavois-je lire. J’ai trouvé ici toutes les sciences : je sçai déjà la musique, & j’apprends la morale. »

Je m’étois trouvé tant d’esprit pour raisonner sur les Moules, sur les Molécules vivantes & sur les limites de l’Énergie, que je n’étois pas surpris de voir Valentin devenu Musicien en vingt-quatre heures. Je l’envoyai faire de ma part des complimens aux Cacouacs les plus distingués. Je sortis l’après-midi. J’allai aux lieux où se tenoit la bonne compagnie ; par-tout on se levoit pour me faire honneur. On n’étoit occupé que du jeune Étranger qui avoit parlé avec tant de raison & d’éloquence. Je continuai à briller ; les idées m’étoient venues : mais, si quelquefois elles me manquoient, j’avois de grands mots à mettre à leur place, & j’observois que c’étoit alors que l’on applaudissoit le plus vivement. Dès le soir on m’envoya deux Odes à ma louange, & quelques Poëtes Cacouacs me firent demander l’honneur d’assister le lendemain à ma toilette.

Je passai ainsi trois jours à converser avec les Cacouacs, à lire leurs écrits, à m’instruire de leurs mœurs, enfin à me former une idée juste de cette Nation. J’ai dit plus haut tout ce qui m’en est resté.

Le quatrième jour, dès le lever du soleil, le vieillard qui m’avoit rendu visite tous les matins, se présenta à la porte de ma tente. Il étoit vétu d’une étoffe grossiere. Ses cheveux étoient mal peignés, & ses mains crasseuses. Deux jeunes Cacouacs qui l’accompagnoient étoient vétus & parés à peu près de la même maniere. Il m’appella ; je sortis de ma tente, pour le prier de vouloir bien attendre que j’eusse achevé de me faire habiller. « Mon fils, me dit-il, le tems de ta préparation est achevé. Tu vas goûter les plaisirs les plus dignes de l’homme. Tu vas devenir un véritable Cacouac. Tu connoîtras la Nature. Ses trésors vont s’ouvrir à ta vue. Songes désormais à soutenir la gloire de notre Nom. Elle sera la tienne propre. Elle n’est fondée ni sur l’élévation des Dignités, ni sur le faste de l’opulence. Laisse là le soin de ta parure. Que tout ton extérieur affiche la modestie, la simplicité, la pauvreté même. La singularité de ton habillement, & jusqu’à l’épaisseur de la semele de tes souliers doivent annoncer que tu n’es point un être ordinaire. Si les imaginations sont une fois frappées de l’idée de ton mérite, tu ne peux trop affecter de dédaigner les bienséances communes. Caches-toi alors pour être mieux découvert. Il faut fuir les hommes si l’on veut en être recherché. Ils sont si fort accoutumés à mépriser ceux qui leur ressemblent, qu’un vrai Cacouac ne doit ressembler qu’à lui-même. »

Quand le vieillard ne m’auroit pas dit tout cela, son extérieur dégoûtant eût suffi pour m’apprendre qu’il alloit être question de plus grandes choses. Après l’avoir écouté j’eus bientôt fini ma toilette ; & pour surpasser s’il se pouvoir mon guide, je dis à Valentin que je ne serois rasé de huit jours. Je pris son habit qui étoit d’un drap fort épais, & j’envoyai chercher une perruque brune qui avoit au moins dix ans. Chaussé avec de gros bas de laine, je pris un bâton à la main, & je parus aux yeux du vieillard dans la douce espérance de n’être plus désormais occupé que de mes qualités intérieures, & avec le plaisir d’imaginer que les hommages dont je serois l’objet, ne s’adresseroient uniquement qu’à la supériorité de mes talens, & à la sublimité de mes connoissances.

Les deux Açolythes qui suivoient mon vénérable Cacouac entrerent dans ma tente après que j’en fus sorti ; ils prirent les deux cassolettes, y mirent des pastilles, & marchèrent gravement à côté de nous. Les rues du camp étoient remplies d’une foule de peuple qui nous admiroit. Les femmes nous suivoient des yeux, les hommes se prosternoient pour nous saluer. Nous marchames lentement pour nous laisser voir ; & nous arrivâmes après une demi-heure à l’arsenal des Cacouacs, ou plutôt au magasin de toutes leurs richesses.

C’étoit une vaste & magnifique tente de satin brodé, partagée en deux appartemens ; ou plutôt c’étoient deux tentes réunies qui ne composoient qu’un seul corps, & qui communiquoient l’une dans l’autre. Les rideaux intérieurs de la première étoient de couleur d’azur ; on y voyoit en broderie, & sous des figures allégoriques, les Sciences, les Arts, les Plaisirs, les Amours. La Géométrie y étoit représentée en Reine portant sa tête dans les Cieux, & mesurant de son compas un monde que la Physique construisoit auprès d’elle : celle-ci paroissoit jetter dans le vuide des noyaux de verre qu’une foule de Génies venoient ensuite couvrir d’eau & de poussière. Plus loin on voyoit la Morale assise aux pieds de la Nature ; elle avoit la tête nonchalamment panchée sur des pavots ; des régles de toute espéce, & les mesures de tous les Pays étoient pêle mêle sur ses genoux ; d’une main elle appelloit les Plaisirs, & de l’autre elle montroit à l’Amour mille fleurs qu’elle l’invitoit à parcourir. Celui-ci, dans un autre endroit, brisoit les chaînes de l’Hymen, & lui attachoit des aîles ; il paroissoit sourire en voyant des animaux se caresser ; & sous ses pieds on voyoit écrit en lettres, couleur de feu, Il n’y a de bon que le Physique[12]. Sur un autre rideau on voyoit grouper ensemble la Musique, la Danse, la Tragédie. La première avoit dans la physionomie quelque chose de fier & de brusque. La Danse & la Tragédie paroissoient occupées à se donner mutuellement des leçons. La premiere exécutoit une action théâtrale. La seconde apprenoit de la danse, le geste des mains, & le mouvement de la tête. « Tant il est vrai, disois-je en moi-même, que les Cacouacs se font un devoir de faire entrer par les sens les vérités les plus sublimes, & de toujours plaire en instruisant. »

J’admirai d’abord cette variété de figures, dont l’élégance me charmoit. Mon guide avoit pendant ce tems-là les regards fixés sur une table longue, couverte d’instrumens de Mathématiques, de Globes & de différens papiers qu’il me paroissoit parcourir des yeux avec l’attention & la complaisance d’un pere de famille qui fait la revüe de ses richesses. Les deux jeunes gens m’avertirent de faire d’abord le tour de cette table. Ils doublèrent la dose de l’encens, & marchèrent à mes côtés. J’étois environné d’une fumée odoriférante à travers laquelle je ne laissois pas d’appercevoir plusieurs projets d’ouvrages qui vraisemblablement devoient exercer les talens des laborieux Cacouacs qui, trois fois par semaine s’assembloient dans cette salle. C’étoit là, me dit-on, le foyer où devoient se réunir tous les rayons du feu élémentaire : c’étoit aussi là le centre d’où ils devoient ensuite se réfléchir pour éclairer l’Univers. Je lus en passant quelques-uns de ces papiers merveilleux. Je trouvai écrit sur l’un, Systême d’Histoire Universelle, sur lequel l’Auteur arrangera les faits, & où il se proposera uniquement d’établir, que l’Homme est un animal sot & malfaisant ; que presque tous les Princes ont été des vauriens, & les hommes d’État des fripons. J’en vis un dont le titre étoit : Nouvelle fabrique d’un Monde à la Comete. Sur un autre je lus ces mots : Traité des Régnes animal & végétal, & du développement successif de leurs élémens éternels[13] dans lequel on se proposera de prouver qu’il est possible que l’Embriyon formé de ces Élémens ait passé par une infinité d’organisations, & ait eu par succession du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de la conscience, des sentimens, des passions, des signes, des gestes, des sons articulés, une langue, des loix, des Sciences & des Arts.

Ce dernier titre me fit peine. J’adressai la parole au vieillard, & je lui dis : « Mon pere, je conçois à merveille comment un elément matériel vient, à force de mouvement & d’organisations, jusqu’à acquérir une Conscience, & même une Conscience timorée. Mais en démontrant tout cela possible, il me semble aussi que l’on démontrera possible qu’il n’y a point de Dieu, ou ce qui revient au même qu’il n’y en a point d’autre que cette matiere élémentaire, éternelle & éternellement en mouvement. Or, l’existence d’un Dieu, cette Vérité de mon pays est une Vérité précieuse à bien d’autres Nations. Vous allez allarmer l’Univers, & moi-même je sens, que je ne puis déraciner de mon ame l’idée que j’ai toujours eue d’une Divinité intelligente & bienfaisante. »

Le vieux Cacouac fronça le sourcil, & me répondit gravement. « Jeune homme réfléchis avant d’interroger tes Maître. Nos Sages ne démontreront que la possibilité, & non le fait. Mais quand tu seras rempli de nos lumieres, tu verras que l’objection que tu viens de me faire, est la seule que le Vulgaire ignorant puisse opposer à cette sublime hypothése :[14] au reste nous ne prétendons point t’arracher sur le champ toutes les erreurs de ton enfance ; elles doivent tomber d’elles-mêmes, comme la dépouille du serpent le quitte au Printems. Continues de lire, peut-être trouveras-tu des choses qui surpasseront moins ta foible portée. » Dans ce moment mes deux guides éclaterent de rire, d’une façon assez insultante pour moi.

Cet air railleur, & le ton de supériorité qu’avoit pris le vieillard m’humilierent un peu ; mais la cassolette me calma. Je continuai de parcourir la table, & je vis tout au bout dans un coin une autre feuille sur laquelle je lus : Plan d’une Religion universelle à l’usage de ceux qui ne peuvent s’en passer, & dans laquelle on pourra admettre une Divinité, à condition qu’elle ne se mêlera de rien. Je dois l’avouer ici, la fumée du parfum m’avoit tellement monté à la tête que je trouvai cette merveilleuse idée, la plus satisfaisante de toutes. Le vieillard s’apperçut de l’approbation que je donnois à ce que j’avois lû, & dit tout haut : « Mon fils, récueillez en vous-même toutes les facultés de votre ame. Que vos sensations qui sont le moule de toutes vos idées[15] s’anéantissent un moment pour faire place à la grande & vigoureuse sensation qui va renouveller votre être ». Il dit, &, me prenant d’une main, il souleve de l’autre le voile qui séparoit la tente où nous étions, d’avec celle où il me conduisoit. Nos deux compagnons resterent derrière nous. Le vieillard & mot nous entrâmes seuls. Il s’arrête & me laisse observer un moment cette seconde enceinte.

Elle étoit de satin blanc & sans broderie. La terre y étoit jonchée des débris d’une foule de livres qui avoient été mis en pièces. C’étoit, me dit-il, les dépouilles des erreurs & des préjugés vaincus. J’y lûs des noms que le monde entier étoit accoutumé à respecter ; les Histoires les plus anciennes & les plus authentiques, les Philosophes les plus renommés. Je soupirai malgré moi d’avoir appris tant de choses qu’il me falloit oublier.

C’étoit sur de pareils trophées que s’élevoit une table quarrée couverte d’un tapis de velours cramoisi ; aux quatre coins fumoit dans des cassolettes d’or un parfum plus agréable encore que celui dont j’avois jusques-là respiré l’odeur.

Sur cette table, & au milieu des cassolettes étoient rangés sept coffres d’un pied de long sur un demi pied de large, & sur un pouce & demi d’épaisseur. Ils étoient revétus d’un maroquin bleu, & ne paroissoient distingués l’un de l’autre que par les sept premieres lettres de l’alphabet, que l’on y voyoit formées par des lignes de petits clouds de diamant. Chaque coffre avoit sa lettre qui lui paroissoit servir d’étiquette. J’admirois & j’attendois l’explication de ces Symboles mystérieux, lorsque le vieillard rompit le silence par ces mots.

« Ô nature ! ô mere féconde des vérités, des vertus & des plaisirs. Il est tems que tu régnes sur l’homme, comme sur tout ce qui vit & qui végéte. Il est le seul qui ait voulu secouer ton joug & méconnoître ton empire. Il a eu l’orgueil de se croire l’objet de tes complaisances, & il s’est écarté de ton but. Acheves, ô Nature, de perfectionner ces monumens élevés à ta gloire. Continues d’illuminer les Sages qui doivent renouveller l’univers. Que leurs travaux célébrés réunifient ici les vérités de tous les lieux, de tous les âges & de tous les tempéramens. Que leur nom soit éternel comme toi, & que par leurs soins bienfaisans les hommes méritent un jour de te connoître & de parvenir au bonheur dont tu vas faire jouir cet étranger. »

Lorsqu’il prononçoit ces paroles ses yeux étoient enflammés, son visage se troubloit & sa voix avoit je ne sçai quoi de rauque & de majestueux. À peine eut-il fini, qu’il monte sur l’estrade qui soutenoit la table ; il m’appelle, je le suis avec une confiance mêlée de vénération & de crainte. Il ouvre alors avec respect deux ou trois des coffres que j’avois devant les yeux. J’y observois avec surprise un assemblage confus des matières les plus hétérogènes ; de la poudre d’or mêlée avec la limaille du fer & les scories du plomb ; des diamans à-demi cachés dans des monceaux de cendres ; les sels des plantes les plus salutaires confondus avec les poisons les plus funestes. Je disois en moi-même, « Ce sont-là sans doute les résultats du mélange de tous les élémens. Je vas voir ici la matière vivante, les molécules organiques, les moules & les limites de l’énergie. » Je n’eus pas le tems de réfléchir davantage. Le Cacouac, après m’avoir regardé fixement, se baisse sur le petit coffre qui étoit vis-à-vis de moi, & me souffle dans les yeux la poudre qui devoit m’élever à la perfection qui m’étoit promise.

Je ne sçai s’il me sera possible d’exprimer ce qui se passa en moi-même, & je ne puis le rendre que par des images imparfaites. Je perdis pendant quelques momens l’usage de la vûe, &, dans cet intervalle, il me sembla que tout ce qui me restoit encore de mes vieilles idées se détachoit de mon cerveau. Je sentois le cahos se former & se débrouiller dans ma tête, & mon ame brûler d’un feu que je n’avois point encore éprouvé : l’idée principale, celle qui me parut remplacer d’abord toutes les autres, fut celle de ma propre excellence. Elle étoit comme le fonds du tableau & ce fonds étoit vaste ; car Il me sembloit que mon esprit s’étendît en surface à l’infini, & que les objets s’y peignissent avec une rapidité dont j’étois étonné. Je crus que toutes les Sciences venoient s’y ranger dans l’ordre qu’elles devoient tenir entre elles ; à mesure qu’elles se plaçoient mon trouble diminuoit, je me trouvois pénétré de reconnoissance pour la Nature qui m’avoit fait un être beaucoup plus parfait que mes semblables ; je me fusse cru élevé au-dessus de l’Humanité même, sans le fonds de bonté que je retrouvois dans mon propre cœur, & cette pitié généreuse que je me sentois encore pour le reste du genre humain : enfin j’ouvris les yeux.

Quel fut alors mon étonnement de ne plus voir ni la table, ni les petits coffres, ni la tente où tout s’étoit passé, & d’appercevoir seulement mon guide, dont la taille me paroissoit augmentée de plus de soixante pieds ? cependant ma tête étoit vis-a-vis de la sienne. Je m’envisage moi-même, j’ai peine a en croire mes yeux, je me trouve d’une grandeur gigantesque, & je me sens la légèreté d’une plume. Je porte mes regards de côté & d’autre, je retrouve tous les Cacouacs que j’avois vu la veille. Je discerne leurs traits, j’entends leurs voix, ils viennent me féliciter. Hommes & femmes, tout me paroissoit avoir crû dans la même proportion ; cependant à peine touchions-nous la terre ; le moindre mouvement, un saut léger portoit notre tête jusqu’aux nuës.

« Tu vois, s’écria le vieillard, l’effet de l’étude de la Nature. C’est elle qui nous éleve au-dessus du Vulgaire ; c’est elle qui met l’Univers aux pieds des Sages. Ne t’informe point si cette grandeur est réelle ou imaginaire ; il suffit pour ton bonheur que tu te croyes grand, & pour ta gloire que les autres ayent de toi la même opinion. Tu détruiras les préjugés ; tu feras la guerre aux erreurs ; tu extermineras tous les principes que les foibles humains se sont formés, ou ont cru trouver dans leur cœur. Ton devoir est désormais de leur prouver qu’ils ont été dupes ; affermis-toi dans le mépris qu’ils méritent. Ils t’en estimeront davantage. Tu peux planer dans les Airs. Considéres l’Univers du haut de ta grandeur, & ne te rabaisses jamais que pour fondre sur les erreurs, comme l’aigle fond sur sa proye ». Il dit, & s’éloigne de moi.

Je levai les yeux, mes regards s’étendoient sur un vaste horizon proportionné à ma taille. Je m’élançai dans les airs, rien n’échappoit à ma vue. J’appercevois des États entiers, & les Sociétés humaines étoient pour moi de misérables fourmilières. Que voyois-je en effet ? Des Rois qui commandoient à des peuples, & usurpoient sur leurs sujets ces droits que s’arrogeoient les premiers peres de famille sur leurs enfans. Je disois avec emphase « Qui a donné à cet individu l’autorité qu’il exerce sur tant de millions d’hommes ? Où est le titre de cette convention ? Il doit cependant exister, ou[16] leur droit seroit imaginaire. Comment ces malheureux animaux que l’on attache au joug, ont-ils oublié que leur liberté est imprescriptible comme celle des lions ? Aveugle & misérable genre humain tu te vantes d’être destiné à la Société, & tu n’est né que pour l’esclavage[17]. »

Plus loin, je voyois des Souverains qui, après des guerres longues & cruelles, faisoient des Traités, & s’occupoient du soin de rétablir la paix ! « Ô Nature ! m’écriois-je, comment tes enfans se sont-ils éloignés si follement de l’état heureux où tu les avois placés ? Mere bienfaisante, en faisant l’homme Sauvage, tu avois écarté de lui toutes les miséres dont il est susceptible ; il a voulu vivre avec ses semblables, & il est devenu malheureux. C’est la Société qui porte nécessairement les hommes à s’entrehaïr[18]. La raison de chaque particulier lui dicte des maximes directement contraires à celles que la raison publique prêche au corps de la Société… Dans cet état de choses, les hommes sont forcés de se caresser & de se détruire mutuellement, ils naissent ennemis par devoir & fourbes par intérêt ; la raison publique de l’Univers les porte à faire des Traités ; la raison particulière de chaque état les porte à les violer. »

Il n’est pas nécessaire que j’avertisse ici que j’étois alors sous le charme[19], & dans le plus fort du délire. Cette idée qui m’a souvent humilié depuis m’empêchera de rendre un compte détaillé de tout ce qui m’arriva dans cet état de folie. Il seroit peu décent d’entretenir ici mon Lecteur de cent visions ridicules que je ne me rappelle aujourd’hui, que comme on se retrace un rêve long & fatigant.

Si, pendant tout le tems qu’il a duré, je n’ai commercé qu’avec des Cacouacs, je n’ai point ici d’excuses à demander ; car si mes réflexions étoient absurdes & mes expressions insolentes, elles ne cédoient rien à celles qui étoient tous les jours dans la bouche des principaux de la Colonie. Mais si ces Enchanteurs m’ont réellement conduit ailleurs, si j’ai malheureusement parlé devant quelqu’homme sensé, ou devant quelqu’honnête Citoyen, je ne craindrai point de leur demander ici pardon de toutes les impertinences que je puis avoir dites en leur présence.

Si, par exemple, j’avois mis les Princes qui n’ont point adopté les idées des Cacouacs dans la classe du Vulgaire des Rois[20] ; si j’avois débité que ce n’est qu’aux Cacouacs qu’est dû l’hommage du genre humain, par cette raison admirable que c’est à celui qui connoît l’Univers, & non à celui qui le défigure, que les hommes doivent leurs respects[21] ; si en partant de-là j’avois placé mes nouveaux amis au-dessus même des Souverains, si j’avois assuré que ce que les hommes ont toujours eu de plus sacré, n’est qu’un amas de préjugés & de superstitions qui devoit faire place à la lumière que nous étions destinés à répandre, je reconnoîtrois humblement qu’en répétant tous ces discours si familiers à mes Confrères, j’ai dit autant de sottises qui auroient mérité une punition réelle, si l’on n’eût eu aucun égard à l’aliénation de mon esprit.

Après cette déclaration modeste, je ne craindrai point d’avouer que tant que dura mon yvresse magique je ne pensai ni à mes parens, ni à mes amis, ni à mes anciens Concitoyens. Absolument indifférent sur les liens qui m’avoient autrefois attaché à ma Patrie, je n’en connoissois plus d’autre pour moi que l’Univers entier. Je me croyois bonnement destiné à l’éclairer, à le conduire, à le réformer ; j’avois totalement oublié tous mes devoirs particuliers, & je n’envisageois plus que ce devoir général. Je ne pouvois être assez étonné que les Cacouacs n’eussent point encore été chargés de l’administration d’aucun État. J’espérois même que le genre humain, connoissant un jour ses besoins, & abdiquant ses préjugés, viendroit prier cette Nation bienfaisante de rétablir dans l’Univers la liberté, & l’égalité que tant de loix injustes en avoient bannies.

Mon tems se partageoit entre les plaisirs de toute espéce & les entretiens brillans que j’avois avec les plus habiles Cacouacs. Souvent je voyageois avec eux ; il me sembloit que notre agilité prodigieuse égalant en quelque façon la vivacité des mouvemens de notre ame, nous nous transportassions en un moment dans les pays les moins connus de l’Univers. C’étoit là que nous découvrions mille petits faits ignorés du reste des hommes, & par lesquels nous espérions détruire un jour la créance universelle accordée aux grands événemens que toute la terre atteste ; car nous ambitionnions surtout la gloire de détruire.

C’étoit dans ce généreux dessein que nous avions soin de recueillir précisément ce qu’il y avoit de plus ridicule dans quelques usages ou dans quelques maximes de certains peuples. Nous commencions par chercher à concilier de la faveur & du respect aux erreurs les plus grossiéres ; nous voulions les faire regarder comme aussi solidement appuyées que les principes dont la Vérité, ou est reconnue par tous les hommes, ou est attestée par les monumens les plus authentiques. C’étoit à côté de ces grandes maximes que nous mettions une foule de contes apochryphes & dignes de mépris : nous en construisions une espéce d’édifice que nous savions bien qu’il nous seroit facile de renverser, persuadés en même-tems qu’il entraîneroit par sa chute la ruine des principes sur lesquels les hommes de tous les tems & de tous les lieux ont posé les fondemens de leur Société. Une noble entreprise charmoit surtout notre ambition, c’étoit de faire tomber à la fois toutes les Religions de l’Univers. La véritable nous embarassoit beaucoup ; mais nous nous flations de la faire perdre de vue dans la foule des superstitions qui caractérisoient toutes les autres. Dans cet illustre projet les Cacouacs ne se croioient point encore assez surs de leur magie, & ils étoient bonnement convenus d’employer le mensonge & la mauvaise-foi. Comme j’ai dit plus haut qu’ils me paroissoient persuadés de leur systême, leur conduite ne laissoit pas de me surprendre ; car malgré l’enchantement je n’ai jamais pu comprendre que l’on fût obligé de mentir hardiment, pour détruire des erreurs.

Quoiqu’il en soit, les rolles étoient partagés entre les principaux Cacouacs ; chacun avoit son travail qui lui étoit assigné, & tous devoient concourir au but général. Le Vulgaire n’étoit destiné qu’à applaudir, & à débiter les grandes phrases de ses maîtres : pour les Illustres de la Colonie, voici à peu près comment ils avoient distribué entre eux l’usage qu’ils devoient faire de leurs talents.

L’un s’étoit proposé de démontrer à l’Univers que rien n’est moins nécessaire que l’existence d’un Dieu, & qu’absolument parlant le monde pouvoit très-bien se passer d’un être Créateur & Conservateur. Il ne falloit pour cela que des élémens éternels & du mouvement, l’un & l’autre nécessaires. Cela une fois supposé, ce qui n’étoit pas plus difficile que de supposer un Dieu, le monde alloit tout seul ; la circulation du sang dans un ciron, le développement des germes dans une plante, & les remords qui tourmentent le scélérat avoient absolument la même cause. Ce n’est pas qu’il ne fût possible qu’il existât un Dieu, mais ce n’étoit pas la faute de l’Homme s’il n’avoit aucune preuve certaine de son action & de son influence.

Quelqu’imbécile eût pu trouver étonnant qu’un mouvement aveugle eût produit tant de merveilles & tant d’arrangemens aussi sensés ; qu’il eût, par exemple, placé des dents sur le passage des alimens, qu’il eût mis les yeux de l’Homme au-dessous de son front & non à ses talons, ses mains au bout de ses bras & non à son oreille. Aussi un autre Cacouac étoit chargé de mettre en parallèle, avec ces preuves d’une intelligence supérieure, tous les maux qui affligent l’Homme & tant d’effets singuliers dont il n’apperçoit point la destination. De ce que l’on ne conçoit pas tous les ouvrages de la sagesse Divine, il devoit conclure habilement qu’elle n’existe pas.

Le travail d’un autre avoit pour objet de trouver dans l’histoire des preuves de ce systême si utile : il recueilloit des faits & prouvoit que le hazard le plus aveugle avoit conduit tous les événemens. Il avoit fait une liste magnifique de tous les scélérats qui avoient vécu dans la prospérité & qui étoient morts tranquilles. Il leur opposoit le catalogue d’une foule de bons Rois qui avoient été infortunés, & de gens de bien qui avoient péri de misère. S’il avoit à parler des guerres entreprises par un Souverain, il sçavoit observer judicieusement que la seule qu’il eût eu de justes raisons de soutenir avoit été la seule malheureuse[22] : on eût peut-être objecté que tout devoit être compensé dans un autre vie. Mais notre sçavant Cacouac avoit réponse à tout ; l’ame des bêtes qu’il ne connoissoit point devoit lui fournir des preuves sans réplique de la matérialité de la sienne propre. Il devoit convaincre tous les hommes qu’ils n’étoient que des pures machines, qu’un enfant & un petit chien se ressembloient à merveille[23], & qu’entre une taupe & Archiméde, il n’y avoit autre différence que celle du plus ou du moins de finesse des organes.

Ce même Cacouac (car c’étoit un homme universel, & le plus laborieux de tous) avoit promis à sa Nation, que s’il ne pouvoit détruire l’idée de la Divinité, il anéantiroit du moins les preuves de la Révélation. Pour réussir dans ce dernier projet, il avoit une méthode admirable. Il ramassoit les contes des Indiens, les Fables anciennes & modernes, les absurdités du Mahométisme ; tout lui étoit bon. Il affectoit de donner un air de raison à toutes ces folies qu’il plaçoit gravement à côté de la Réligion Chrétienne, sur laquelle il cherchoit à jetter le ridicule[24]. Il ne lui en coutoit rien pour prêter à celle-ci beaucoup d’absurdités ; car je l’ai dit, on étoit convenu dans la Colonie que l’on pourroit mentir. Restoit à détruire les preuves de fait ; notre vénérable les nioit toutes, & cela lui suffisoit. Les titres les plus authentiques, les histoires les plus anciennes, les monumens les plus incontestables échappés à la ruine des tems, tout devoit être brûlé, oublié, compté pour rien. Cette religion qui a triomphé de toutes les autres, s’étoit établie comme toutes les Sectes de Philosophie, sans la moindre contradiction. Déce & le sage Diocletien avoient favorisé ses progrès. L’illustre Cacouac, ne doutoit point que tout l’Univers ne dût l’en croire sur sa parole, & qu’un Sage qui avoit si bien prouvé qu’un grain de matière peut se rappeller le passé & prévoir l’avenir, ne dût anéantir par son souffle tout-puissant les faits les plus certains.

Un autre se joignoit à cet infatigable ouvrier. Il faisoit jour & nuit des expériences pour prouver que les loix du mouvement ne s’accordent point avec la Religion révélée. Il n’avoit garde d’appeller des témoins pour observer ses travaux. Mais il disoit : « Une religion appuyée sur des faits ne tiendra jamais contre mes découvertes. Les hommes ont beau dire, J’ai vu ; je ne dois point les croire, si ce qu’ils ont vu est inconciliable avec les résultats que me fournit la Chimie ; car mon alembic est une machine plus sûre que leurs yeux. »

Je ne finirois point, si je voulois rapporter en détail toutes les occupations des Principaux de cette Nation, & j’aurois trop à rougir, si j’avouois ici les miennes. J’observerai seulement que la preuve la plus forte que je puisse donner de la magie qui m’avoit aliéné l’esprit, est que pendant plus de six mois je crus tout ce que me dirent les Cacouacs, je suivis leurs usages, & j’adoptai leurs mœurs.

Cependant, soit que le vieillard, qui n’avoit ouvert que deux ou trois coffres, ne m’eût point soufflé assez de poudre dans les yeux, soit que mon ame fût d’une autre trempe que celle des Cacouacs, au bout de six mois je sentis quelque vuide au fonds de moi. Peut-être le charme commençoit-il à se dissiper de lui-même. Il me sembloit que mon esprit augmentant en surface, eût laissé évaporer la substance qui eût dû y entretenir pour toujours la chaleur & la vie. « Il y a long-tems, me dis-je un jour à moi-même, que je suis devenu Cacouac. J’ai perdu des Vérités qui m’avoient autrefois consolé, qui m’avoient soutenu, qui m’avoient paru être le lien de toutes les Sociétés, & gravées dans mon cœur comme dans celui de tous les hommes. Je me trompe ; ces Vérités étoient autant de préjugés de mon enfance. C’étoient des contes de ma nourrice. Mais où donc est-elle cette Vérité dont le nom retentit chaque jour à mon oreille ? Ce n’est ici qu’un mot vuide de sens. C’est une ombre que je veux saisir, & qui m’échappe : on m’a tout ôté ; qu’a t’on mis à la place. Je croyois des Mystères attestés par le monde entier ; on y a substitué d’autres Mystères beaucoup plus incompréhensibles, & dont je n’ai pour garant que la foi des Cacouacs qui m’ont enlevé à mes parens. » À peine eus-je fait cette réflexion, qu’il me sembla que je décroissois de quinze pieds, & que le même changement se faisoit dans tous ceux qui m’environnoient.

Ce Phénomène me surprit étrangement. Il augmenta ma défiance. Je voulus voir tous les Cacouacs en particulier, & leur demander quelque Vérité qui fût à mon usage, & me tenir lieu de quelque chose. J’ai dit en commençant qu’ils en étaloient de toutes les espèces : mais lorsqu’il fut question de choisir ce qui me convenoit, je ne trouvai qu’embarras, difficultés, incertitude. Ce que l’un me donnoit pour une Vérité, l’autre le critiquoit comme une absurdité ridicule. Les Cacouacs se disputoient avec chaleur & même avec aigreur dès qu’il s’agissoit de convenir de quelque chose, & je voyois avec quelque honte & même avec un peu de chagrin, que depuis qu’ils m’avoient naturalisé, ils ne s’étoient encore accordés que sur la nécessité de tout anéantir. Lorsque j’eus fait cette triste expérience je trouvai encore ma taille diminuée de quinze pieds, il ne m’en restoit plus que trente de soixante que j’avois auparavant. Je résolus en moi-même de m’échapper un jour & de voyager seul ; bien résolu de revenir au camp, si je ne trouvois pas mieux ; car au défaut de Vérité j’y avois au moins des plaisirs.

J’avois formé cette révolution lorsque les Aléthophiles, cette petite Nation dont j’ai parlé plus haut, déclarèrent la guerre aux Cacouacs par un Héraut d’armes qui me parut un Pygmée. On reçut ce Député avec de grands éclats de rire ; on le menaça de le donner aux enfans pour leur servir de poupée ; & cependant on donna des ordres pour que chacun prît les armes.

Je n’avois pas une passion bien violente de me battre pour un peuple dont j’avois quelque sujet de me défier, & dont je me dégoûtois peu à peu. Lorsque nos troupes furent assemblées, je m’y trouvai à peu près comme un Saxon dans celles du Roi de Prusse. Cependant, le combat me paroissoit devoir être si inégal, que je ne craignois point de danger, & que je doutois encore moins de la victoire.

Nous sortîmes du camp ; nous nous rangeâmes en bataille, & nous ne fumes pas long-tems sans appercevoir un détachement des Aléthophiles qui marchoit à nous. Notre armée s’ébranla, & l’ennemi nous attendit avec une sécurité dont je fus effrayé pour lui. Nos trompettes faisoient un fracas épouvantable. Les ennemis nous répondirent par leurs cris ; ils gardèrent ensuite le silence le plus profond. Mais à peine étions-nous à leur portée que leur détachement se dispersa. Nous crûmes qu’ils alloient prendre la fuite, & les Cacouacs crierent victoire. Mais ce dispersement des Aléthophiles étoit une preuve de leur confiance. Ils se répandirent dans la campagne, nous environnèrent & tirerent tous à la fois ce petit instrument dont j’ai déjà fait mention. Un sifflement universel & fort aigu vint frapper nos oreilles.

Je n’oublierai jamais ce moment ; en un clin d’œil il me sembla que tous les Cacouacs, & moi-même nous tombassions de vingt-cinq pieds de haut. Je me vis plus petit même, que ces soldats qui un instant auparavant étoient l’objet de notre mépris & de ma pitié. Ce n’est pas tout, notre armée se débanda en même tems. Tous les Cacouacs se mettent à fuir, les uns vers le camp, les autres dans la campagne. Je courois moins vite qu’eux. Il sembloit que l’étonnement m’eût ôté toute mon activité. Je fus bientôt atteint par deux Aléthophiles, qui me firent leur prisonnier. « Jeune Étranger, me dirent-ils, nous n’en voulons ni à ta vie, ni à tes biens. Il y a trop long-tems que tu es la dupe de l’illusion, il n’est pas juste que tu en sois un jour la victime. Suis-nous ; nous te rendrons à ta Patrie, à tes amis, à tes devoirs. »

Hélas ! je me sentis alors si honteux de tout ce qui m’étoit arrivé, que je répondis, en détournant les yeux. « Qui que vous soyez, je vous regarde comme mes libérateurs ; je suis prêt à me laisser conduire. Permettez-moi seulement de rentrer dans le camp pour y reprendre les effets que j’y ai laissés, & pour y demander des nouvelles d’un fidéle domestique qui est sans doute encore au pouvoir de ces Enchanteurs. »

À ce mot d’Enchanteur, un des deux soldats se mit à rire : « Plaisant enchantement, me dit-il, qu’il est si facile de détruire ! Au reste, si tu crains si fort la magie des Cacouacs, nous ne voulons pas que tu retombes dans leurs pièges, & nous t’accompagnerons jusqu’à leur camp : prends ce sifflet & ne crains rien. »

Nous marchâmes, & dans le chemin mes nouveaux guides m’apprirent la Nature du charme que j’avois éprouvé. Ils le connoissoient mieux que personne, & c’est pour cela qu’ils avoient trouvé le moyen de le lever. Une chose m’embarrassoit seulement, c’étoient les voyages que j’avois cru faire dans je ne sçai combien de pays inconnus. J’appris que ces voyages n’avoient rien de réel ; que les Cacouacs qui étoient toujours resté les mêmes pendant tout le tems que je m’étois cru un prodige, avoient le talent de faire ainsi voyager leurs prisonniers, au moyen de certaines feuilles qu’ils leur mettoient devant les yeux, & sur lesquels on avoit gravé tout ce que je croyois avoir vu dans les différentes parties du monde.

Au bout d’un quart d’heure nous arrivâmes au camp. Nous le trouvâmes désert, soit que la peur eût empêché les Cacouacs d’y rentrer, soit que voyant de loin deux Aléthophiles, ils craignissent encor quelque coup de sifflet & se fussent cachés. J’apperçus bientôt ma tente, nous y entrâmes. Les cassolettes ne fumoient plus. Les roses étoient flétries. Le livre étoit dans la boue & rongé des vers. Je cherchai mes petits meubles & mon argent, je ne trouvai rien : je cherchai encore. Enfin j’apperçus sur ma table une lettre à mon adresse. Elle étoit de l’écriture de Valentin. Je l’ouvris, & voici ce que j’y lus :


Mon cher Maître,

« Tous les êtres vivans sont égaux par la Nature, & ont le droit aux mêmes biens ; c’est par une convention libre que les hommes se sont obligés à ne se point dépouiller les uns les autres. La justice n’est fondée que sur l’intérêt ; le grand & l’unique mobile de nos actions est l’amour de soi-même ; & la loi fondamentale de la Société est[25] de faire son propre bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. Or, Mon cher Maître, j’ai besoin de votre argent : en l’emportant avec moi je ne vous fais précisément que le tort inséparable de mon bien-être. Je vous le vole en votre absence ; j’aurois pu le ravir en vous égorgeant. Mais un véritable Cacouac ne fait jamais de mal à ses semblables que lorsqu’il y est forcé pour son propre bien. Au surplus comme je veux être juste, je renonce très-librement à tous les avantages qui pouvoient me revenir de la convention, sur laquelle est fondée la Société : je décharge dès aujourd’hui le genre Humain de toutes les obligations qu’elle lui impose envers moi. Je parts pour l’Allemagne ; & si vous pouvez me voler ou me faire pendre, je vous le permets de tout mon cœur. Daignez agréer un petit présent que je vous fais en partant, & qui vaut pour le moins votre montre & votre tabatière que j’ai cru ne point devoir séparer de votre bourse. Ce gage que je vous laisse de ma reconnoissance est un ouvrage de ma composition. Je l’ai déposé dans le Magazin des Sciences & des Arts. Il est intitulé : Nouvelles découvertes sur la tragédie, ou l’art de composer de très-belles Scènes de grimaces. Cet écrit vous prouvera que pour avoir étudié ici les sciences utiles[26] je n’ai pas négligé pour cela les talens agréables. Je suis avec le plus profond respect, Mon cher Maître, votre &c. Signé le Cacouac Valentin.

Je gémis lorsque je lûs cette épître singuliére, & je regretai sincèrement mon pauvre valet dont j’ai depuis appris la fin malheureuse ; plût à Dieu que mon argent & mes bijoux lui eussent mieux servi ! J’embrassai mon guide Aléthophile. J’avois le cœur serré & j’y sentois naître pour les Cacouacs une haine qui ne se pouvoir retenir. Je marchois en silence, & je repassois avec confusion ces systêmes ridicules, ces opinions absurdes, ces maximes funestes, ces folies toute espéce dont je m’étois si long-tems nourri. Mes nouveaux Maîtres me consolèrent. « Gardes-toi de haïr ces gens-là, me dirent-ils, ce seroit se mettre dans un nouveau genre de dépendance, dont ils sauroient encore s’applaudir. Vas, jeune Étranger, le mépris public est le seul châtiment dû à l’extravagance. » Je répondis aux Aléthophiles qu’ils étoient peu sévères. Nous continuâmes notre route. Je sentis pendant le reste du voyage renaître le calme dans mon ame. Je priai mes guides de vouloir bien me laisser le sifflet qu’ils m’avoient confié, résolu de m’en servir dès que je verrois l’ombre d’un Cacouac. J’arrivai dans ma Patrie. Hélas ! je m’apperçus qu’il y avoit long-tems que j’en étois dehors. Le dirai-je ? ces Cacouacs dangereux & ridicules, ces Cacouacs que le sifflet met en fuite, je trouvai qu’on leur avoit donné le nom de Philosophes, & qu’on imprimoit leurs Ouvrages.



  1. Un Auteur Cacouac est persuadé que les Cerfs ont déjà acquis de la Raison : peu s’en faut qu’il ne fixe l’âge où ils jouissent de cet avantage. Voyez le Dict. Encycloped. au mot Cerf.
  2. Voyez Le Fils naturel.
  3. Voyez le Gouvernement Civil de Locke. Voyez le Discours sur l’inégalité parmi les hommes, pag. 47. & note 10. Voyez aussi plusieurs autres Ouvrages des Cacouacs.
  4. Discours sur l’inégalité parmi les hommes, p. 95.
  5. Entretiens à la suite du Fils naturel.
  6. Les Cacouacs aiment beaucoup la musique. Il y a eu un tems où elle pensa exciter chez eux une guerre civile. Un de leurs anciens s’avisa de soutenir que ce que ses Adversaires appelloient une Musique n’en étoit point une, & peu s’en fallut que l’on ne se battît.
  7. Un des Chefs Cacouacs les plus renommés a fait plusieurs Ouvrages, & entre autres une Histoire Universelle pour prouver cette importante proposition.
  8. Interprétation de la Nature, Avertissement.
  9. Ce mot, un plus habile, chez les Cacouacs ne désigne point leurs Docteurs, C’est un titre commun qu’ils se donnent tous les uns aux autres, & que chacun en particulier se flatte de mériter à l’exclusion de tous.
  10. Interprétation de la Nature, pag. 201.
  11. Ibid, pag 199.
  12. Voyez dans l’Ouvragc d’un Cacouac très-versé dans l’Histoire Naturelle, cette magnifique & très-Poëtique description de l’Amour, qui commence par ces mots, Amour, Désir inné, Ame de la Nature, &c. &c. Et après laquelle, pour la plus grande union des ménages, on conclut judicieusement qu’il est utile, & même agréable à un mari de coucher avec sa femme ; mais que c’est pour lui un malheur de l’aimer, & qu’il vaudroit bien mieux s’en tenir à l’appétit des bêtes.
  13. Voyez les Pensées sur l’interprétation de la Nature, pag. 191.
  14. Ibid. pag. 153, 154 & suiv.
  15. Lettre sur les Aveugles, pag. 58.
  16. Voyez Locke, du Gouvernement Civil ; le mot Autorité, Dict. Encycloped. premier vol. avant l’Arrêt du Conseil qui le supprime. Discours sur l’inégalité des Conditions, pag. 156, 157, 158, 159 & suiv.
  17. Discours sur Inégalité des Conditions, pag. 147 & 148.
  18. Discours sur l’inégalité des Conditions, note 7.
  19. Entretiens à la suite du Fils Naturel.
  20. Expression Familière aux Cacouacs.
  21. Mêlange de Littérature, d’Histoire &c. Ch. 33.
  22. Essai sur l’Histoire Générale. Le même Auteur, pour prouver que le monde est gouverné par une fatalité aveugle : remarque judicieusement que l’Empire Ottoman qui avoit pu attaquer l’Empire d’Allemagne pendant la longue guerre de 1701, attendit la conclusion totale de la paix pour faire la guerre contre les Chrétiens.
  23. Voyez le même Auteur, Mélange de Littérature de Philosophie & d’Histoire.
  24. Je ne sçai l’on lit qu’en Égypte un fou s’avisa un jour d’amasser autour de la plus belle des pyramides une prodigieuse quantité de fagots ; il y mit ensuite le feu : quand ils furent réduits en cendre, il se frotoit les yeux, & étoit tout surpris de voir encor la pyramide.
  25. Toutes ces Maximes sont tirées des Ouvrages des Cacouacs, & la derniere est prise mot à mot dans le Discours sur l’inégalité des conditions.
  26. Valentin avoit appris à mentir chez les Cacouacs. J’ai sçu depuis, que l’ouvrage qu’il s’attribue dans cette lettre n’étoit point de lui, mais d’un des plus illustres de la Colonie.