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Nouveaux Principes d’économie politique/Livre III/Chapitre 10

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Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre III, chapitre 9

Livre III, chapitre 10

Livre III, Chapitre 11


CHAPITRE X.

De la vente des propriétés territoriales.


Il suffit en général, pour la reproduction de la richesse territoriale, que l'usage de la terre soit transmis à l’homme industrieux qui peut la faire valoir, tandis que sa propriété demeure à l'homme riche, qui n'a plus ni le même intérêt, ni la même aptitude au travail, et qui ne songe qu'à jouir. Cependant l'intérêt national demande souvent aussi que la propriété elle-même passe en des mains qui en feront un meilleur usage. Ce n’est pas pour eux seuls que les riches font fructifier la terre, c'est pour toute la nation ; et lorsque, par un dérangement dans leur fortune, ils suspendent les pouvoirs productifs des campagnes, il importe à toute la nation que leur propriété passe à d’autres détenteurs.

L'intérêt personnel suffit au reste pour opérer cette transmission, pourvu que la législation n'y mette pas d'obstacle. Lorsqu'un militaire vient à hériter d'un outil à faire des bas, il ne le garde pas longtemps. Entre ses mains cet outil demeurerait inutile pour lui-même et pour la nation ; entre les mains d'un fabricant il serait productif et pour la nation et pour lui-même : tous deux le sentent, et un échange est bientôt conçu. Le militaire reçoit de l'argent dont il saura faire usage, le fabricant entre en possession de l'outil qui lui est propre, et la production recommence. La plupart des lois de l'Europe sur les immeubles répondent à celle qui empêcherait le militaire de se défaire de l'outil dont il ne sait point faire usage.

La terre n'est jamais mise en valeur que par l'emploi d’un capital, avec lequel on détermine l'accumulation du travail qui change sa nature. Il est donc essentiel à l'existence même de la nation que cette terre soit toujours entre les mains de ceux qui peuvent y consacrer des travaux, et y employer des capitaux. S'il n'était jamais permis de vendre un instrument de métier, il ne serait du moins pas défendu d'en faire de nouveaux, pour l'usage de nouveaux ouvriers ; mais on ne fait point de terres nouvelles ; et, toutes les fois que la loi empêche l'aliénation d'une terre possédée par quelqu'un qui n'en peut faire usage, elle suspend la plus essentielle de toutes les productions.

Les systèmes d'exploitation que nous avons passés en revue font bien fructifier la terre par les mains du cultivateur temporaire, lorsque les avances permanentes ont été faites ; mais ils découragent absolument celui-ci de faire ces avances permanentes elles-mêmes. Comme elles donnent à la propriété une valeur qui dure toujours, elles ne peuvent être faites que par ceux à qui cette propriété doit rester. En général, le législateur, tout occupé d'empêcher l’aliénation des immeubles, et de conserver les grandes fortunes aux grandes familles, a craint qu'on ne lui dérobàt une telle aliénation par un fermage à long terme et sans retour. Il s’est empressé de défendre les droits des propriétaires contre les propriétaires eux-mêmes ; il leur a ménagé des dédites, des clauses résolutoires ; il a fixé un terme court aux baux à ferme ; la paru enfin répéter sans cesse au cultivateur : « Cette terre que vous travaillez n'est point à vous, ne vous y affectionnez point trop, n'y faites point des avances que vous risqueriez « de perdre ; profitez du moment présent, si vous pouvez, mais ne songez point à l'avenir ; surtout gardez-vous de travailler pour la postérité. »

D'ailleurs, indépendamment des erreurs du législateur, il est dans la nature même du bail à ferme de ne permettre jamais au fermier de prendre à la terre un intérêt égal à celui du propriétaire. Il suffit que ce bail ait un terme, pour qu'à mesure que ce terme approche, le fermier se désintéresse de ses champs, et renonce à y faire de longues avances. Le métayer, avec de moindres facultés, ne craint pas du moins d'améliorer, autant qu'il dépend de lui, la terre qui lui est confiée, parce que, comme les conditions de son bail sont invariables, il n'est jamais renvoyé que pour sa mauvaise conduite. Le fermier, au contraire, s'expose à être renvoyé en raison de sa bonne administration. Plus il a bonifié la ferme qui lui est confiée, plus son maître, en renouvelant le bail, sera disposé à lui demander une augmentation de rentes. De plus, comme la plupart des avances que l'agriculteur fait sur la terre créent une valeur perpétuelle, il n’est ni juste ni naturel qu'elles soient faites par celui qui n'y a qu'un intérêt temporaire. Le fermier soignera peut-être les champs et les prés qui, en peu d'années, lui rendront toutes ses avances ; mais il plantera peu de vergers ; dans le nord, peu de forêts de haute futaie ; dans le midi, peu de vignes ou d'oliviers ; il fera peu de canaux de navigation, d'irrigation ou d'écoulement, peu de transports de terre, peu de défrichements, peu de ces travaux enfin qui sont le plus conformes à l’intérêt public, puisqu'ils fondent l'aisance de la postérité. Tous ces travaux, desquels dépend l'accroissement des subsistances pour la nation entière, ne peuvent être entrepris que par un propriétaire riche en capitaux mobiliers. Ce n'est donc point la conservation des grandes fortunes qui importe à la nation, mais l'union des fortunes territoriales aux fortunes circulantes. Les campagnes ne fructifieront pas entre les mains de ceux qui ont déjà trop de biens-fonds pour les surveiller, mais de ceux qui ont assez d'argent pour les faire valoir. La législation territoriale devrait donc tendre à rapprocher sans cesse le capital mobilier du capital fixe, à réunir les propriétés que les Anglais nomment personnelles, à celles qu'ils nomment réelles, à faciliter la vente des immeubles ; la législation de presque toute la terre s'est étudiée à faire le contraire.

La conséquence naturelle de l'accumulation des richesses dans la société doit être de séparer toujours plus le travail de la jouissance ; la tâche du législateur doit être de rattacher sans cesse la jouissance au travail. Celui qui a élevé sa propre fortune doit désirer le repos et l'aisance : ce sont les fruits de son travail, et il est juste qu'il en jouisse ; mais c'est aussi une des jouissances qui lui sont réservées que de voir sans inquiétude l'augmentation de sa famille ; et, si le législateur ne s'efforce pas de lui inspirer des préjugés anti-sociaux, il se plaira à élever plusieurs enfants, à partager son bien également entre eux, et à les voir commencer comme il a commencé lui-même,

D'autre part, toutes les fois que la fortune d'un propriétaire de terres est embarrassée, il est à désirer pour lui-même, pour sa famille, et pour la société, qu'il vende sa terre, au lieu de l'hypothéquer pour des emprunts. L’affection de propriété, le préjugé, et surtout la vanité, le disposent presque toujours à faire le contraire. Il demeure chargé d'un fonds disproportionné à son capital, à ses forces physiques, à l'attention qu'il peut lui donner. Il emprunte à des conditions onéreuses, et le paiement des intérêts diminue encore chaque année ce capital avec lequel il devait faire valoir sa ferme ; il arrive enfin à faire produire moins à son domaine tout entier, qu'il n'aurait retiré d'une moitié, s'il avait vendu l’autre. Cette autre cependant, passant aussi entre les mains d'un acheteur qui n'éprouverait pas le besoin, serait remise en pleine valeur ; et la société, au lieu d'avoir un produit brut, en aurait deux.

La législation ne doit pas refuser au propriétaire le moyen d'emprunter, mais elle doit lui rendre plus facile l'expédient qui lui convient le mieux : elle doit, pour son propre intérêt, donner, contre lui, au prêteur, de fortes garanties ; et la plus forte de toutes doit être la facilité à faire vendre dès que le débiteur ne paie pas. Les législateurs ont presque tous adopté la pratique contraire : dans leur respect pour la propriété foncière, ils ont rendu les expropriations si difficiles, que l'intérêt du propriétaire qu'ils voulaient favoriser s'est trouvé sacrifié, tout aussi bien que celui de son créancier. On a réglé le rang des créanciers de la terre d'après leur date, tandis qu'on a laissé dans une égalité absolue les créanciers de toute date qui ne prétendent qu'à la propriété mobiliaire. Or le privilège des premiers est complètement inutile et par conséquent dangereux ; car, en compliquant les droits, il multiplie les procès ; ou il doit procurer au propriétaire l'avantage d'emprunter à un plus bas intérêt, en retour pour une sûreté plus grande. Cependant c'est le contraire qui est arrivé. Aujourd'hui, en France, on a vu souvent l'intérêt du commerce à quatre pour cent, et celui des prêts sur la terre, en première hypothèque, à six. En effet, les expropriations forcées sont si lentes, si dispendieuses, si difficiles à obtenir, que le créancier a bien moins de sûreté lorsqu'il prête sur la terre que lorsqu'il prête sur une lettre de change.

Autant la loi s’est montrée précautionneuse et timide, lorsqu'il s'agissait de faire vendre la terre, autant elle a observé peu de ménagements pour faire arrêter la personne. Presqu'en tout pays, l'arrestation d'un débiteur est plus facile à obtenir que la saisie de son mobilier, et celle-ci plus que la vente des immeubles. Cependant, outre le respect que mérite la liberté individuelle, le législateur, dans le seul but de soigner la richesse publique, aurait dû suivre la marche contraire. En arrêtant la personne, on détruit tout le revenu que le travail fait naître ; en saisissant le mobilier, on ne peut jamais le vendre que fort au-dessous de la valeur qu'il avait pour le propriétaire ; en saisissant la marchandise, on ruine souvent le marchand ; en saisissant l'immeuble, on ne fait tort ni au débiteur ni à la nation. On aurait déjà beaucoup fait pour la prompte liquidation des dettes, si la loi autorisait à faire vendre les terres, toutes les fois qu’elle autorise aujourd'hui à faire mettre le débiteur en prison. Alors la plupart des vieilles dettes seraient éteintes, et les immeubles qui doivent nourrir la nation, seraient entre les mains de ceux qui peuvent les forcer, par leurs capitaux et leurs travaux, à fournir de la subsistance. Au lieu d'y songer, on est arrivé à faire posséder à moitié des terres de l'Europe par des gens qui, loin de pouvoir disposer d'un capital pour les faire valoir, sont au contraire débiteurs d'un capital considérable, qu'ils ne peuvent retirer de ces fonds. Dès lors, ces propriétaires embarrassés ont eu sans cesse recours à des expédients ruineux, pour tirer de l'argent de leurs terres, pour emprunter de leurs fermiers, pour diminuer le fonds de culture, pour vendre leurs bois, et détériorer leurs immeubles, tandis qu'ils ne sauraient employer un capital à augmenter la valeur de leurs fonds.