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Nouveaux Principes d’économie politique/Livre III/Chapitre 8

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Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre III, chapitre 7

Livre III, chapitre 8

Livre III, Chapitre 9


CHAPITRE VIII.

De l'exploitation par bail à la ferme


CHEZ les nations les plus opulentes l'exploitation par bail à ferme a remplacé presqu'absolument tous les contrats résultant de l'ancien servage ; elle a plus que toutes les autres fixé l'attention des économistes, et elle est généralement considérée comme devant être partout la conséquence des progrès de la civilisation.

Par le bail à ferme, le propriétaire cède au cultivateur sa terre toute nue, et il lui demande en retour un revenu toujours égal ; tandis que le fermier se charge de diriger ou d'exécuter seul tous les travaux, de fournir le bétail, les instruments et le fonds d'agriculture, de vendre les fruits, et de payer les impôts. Le fermier prend sur lui tous les soucis et les profits de l'agriculture ; il la traite comme une spéculation commerciale, dont il attend des bénéfices proportionnés au capital qu'il y emploie.

Au moment de l'abolition de l'esclavage, le système des fermes ne pouvait point encore s'établir ; des affranchis ne peuvent prendre des engagements aussi importants ; ils ne peuvent faire l'avance de tout le travail d'une année ; beaucoup moins celui du travail de plusieurs années, pour mettre une ferme en valeur. Leur maître, en leur donnant la liberté, aurait eu besoin de leur faire encore un établissement, de leur donner du bétail, des instruments aratoires, des semences, et des aliments pendant une année ; et, après toutes ces avances, la ferme serait néanmoins demeurée un bail onéreux pour lui ; car, par son contrat, il renonce au bénéfice des bonnes années, pourvu que son fermier le garantisse des mauvaises. Mais le fermier qui n'a rien ne peut rien garantir ; et le maître sacrifie ses bonnes récoltes sans aucun retour.

Les premiers fermiers furent de simples laboureurs ; ils exécutèrent de leurs mains la plupart des travaux de l'agriculture ; ils proportionnèrent leurs entreprises aux forces de leurs familles ; et, comme ils n'inspiraient pas une grande confiance aux propriétaires, ceux-ci réglèrent leurs opérations par beaucoup de clauses obligatoires, ils limitèrent leurs baux à un petit nombre d'années, et les tinrent dans une constante dépendance. C'est encore là assez généralement l'état des fermiers, partout où ce genre d'exploitation est adopté, excepté à Rome et en Angleterre. Ailleurs, les clauses obligatoires ont été peu à peu retranchées du bail, ou négligées dans l'exécution ; les fermiers disposent plus librement de la terre qu'ils faisaient il y a un demi-siècle, et ils obtiennent de plus longs termes. Cependant, ils n'ont pas cessé d'être paysans : ils tiennent eux-mêmes les cornes de leur charrue ; ils suivent leur bétail, dans les champs, dans l'étable ; ils vivent en plein air, s'accoutumant aux fatigues habituelles, et à la nourriture sobre, qui forment des citoyens robustes et de braves soldats. Ils n'emploient presque jamais, pour travailler avec eux, des ouvriers pris à journée, mais seulement des domestiques, choisis toujours parmi leurs égaux, traités avec égalité, mangeant à la même table, buvant le même vin, et habillés des mêmes habits. Aussi, les fermiers ne forment avec leurs domestiques qu'une classe de paysans, animés des mêmes sentiments, partageant les mêmes jouissances, exposés aux mêmes privations, et tenant à la patrie par les mêmes liens.

Dans cette condition, les fermiers sont moins heureux sans doute que les petits propriétaires, mais ils le sont plus que les métayers ; du moins s'ils ont plus de soucis, si l'obligation de trouver à jour fixe le prix de la ferme et l'argent des impôts, les expose à des embarras plus cruels, à des pertes plus sévères, ils ont aussi plus d'espérances ; leur carrière n’est point limitée, ils peuvent s'avancer, ils peuvent s'enrichir, et passer au rang de propriétaires, comme ils l'ambitionnent tous. Ce mélange d'espérances et de craintes développe l'esprit, il fait sentir le prix des connaissances, et il forme aux sentiments élevés : les fermiers en France sont français, les métayers ne sont que vassaux.

Mais en Angleterre, les fermiers participant aux progrès de l'aisance générale, et à l'accumulation des capitaux, sont sortis d’une classe plus relevée de la société. Pour faire valoir leurs épargnes, ils ont pris des fermes plus considérables ; des connaissances plus étendues et une meilleure éducation leur ont fait traiter l'agriculture comme une science. Ils lui ont appliqué plusieurs découvertes importantes faites dans la chimie et l'histoire naturelle. Ils ont aussi joint quelques habitudes mercantiles à celles des cultivateurs. L'espérance d'un plus grand bénéfice leur a fait faire des avances plus considérables. Ils ont renoncé à cette épargne née du besoin, qui est contraire à la vraie économie ; ils ont tenu plus régulièrement leurs comptes, ce qui leur a donné plus de moyens de profiter de leur propre expérience.

D'autre part, les fermiers ont cessé dès lors d'être laboureurs, et il a fallu qu'il se formât au-dessous d'eux une classe d'hommes de peine, qui, chargés de nourrir par leur travail la nation toute entière, sont les vrais paysans, et la partie essentielle de la population. La classe des paysans, fortifiée par le travail le plus naturel de tous à l'homme, est en possession constante de recruter toutes les autres. C'est elle qui doit au besoin défendre la patrie ; c’est elle aussi qu'il est le plus essentiel d’attacher au sol qui l'a vue naître, et la politique seule inviterait à rendre son sort heureux, si l'humanité ne l'ordonnait pas.

Quand on a comparé, comme on l'a fait souvent, le système des petites fermes à celui des grandes, on a peu remarqué que les dernières, en ôtant la direction du travail aux paysans, réduisaient ceux-ci à un état beaucoup plus malheureux que presque tout autre système de culture. En effet, les journaliers qui, sous les ordres des riches fermiers, font tout le travail de l'agriculture, sont dans une condition plus dépendante, non-seulement que les métayers, mais à plusieurs égards que les serfs qui acquittent ou la capitation, ou la corvée. Ces derniers, quelque vexation qu'ils éprouvent, ont du moins une espérance, une propriété et un héritage à laisser à leurs enfants. Les journaliers n'ont aucune participation à la propriété, ils n'ont rien à espérer de la fertilité du sol, ou d'une saison propice ; ils ne plantent point pour leurs enfants. Ils ne confient point à la terre le travail de leurs jeunes ans, pour en recueillir les fruits avec usure dans la vieillesse. Ils vivent au jour le jour, avec le salaire de la semaine. Toujours exposés à manquer d'ouvrage par le dérangement de fortune de leurs supérieurs, toujours près d'éprouver les derniers besoins, en suite d'une maladie, d'un accident, ou même des approches de la vieillesse ; ils courent toutes les chances de la ruine, et ne conservent aucune de celles de la fortune.

Dans la situation à laquelle les ouvriers de terre se trouvent réduits, il est peu probable qu'ils se forment à l'économie. Des privations et des souffrances de tous les jours les accoutument aussi à désirer des jouissances journalières. Outre que la boisson leur devient peut-être nécessaire pour s'étourdir sur leurs soucis, la pensée d'un homme qui peut chaque jour manquer de nourriture, est constamment ramenée sur ce qu'il mange et boit, de même que l'habitude des vigiles et des jeûnes excite à la gourmandise. Il faut que le peuple ait ses plaisirs, et ce n'est pas la faute du journalier, si l'organisation sociale le réduit à ne connaître que les plus grossiers.

D'ailleurs, quand le journalier réussirait à mettre ensemble un petit capital, la suppression de tous les degrés intermédiaires dans la société l'empêche d'en profiter. Il y a trop loin de son sort à celui d'un gros fermier, pour qu'il puisse franchir cet espace ; tandis que, dans le système de la petite culture, le journalier peut avec ses petites économies prendre une petite métairie, de celle-ci passer à une plus grande, ou à une propriété. Les mêmes causes ont fait supprimer les intermédiaires dans les autres carrières ; un abîme se présente entre le journalier et toute entreprise de manufacture ou de commerce, aussi bien que de fermage ; et la classe inférieure a perdu l'espérance qui la soutenait, dans la précédente période de la civilisation. Les secours même de leur paroisse, qui sont assurés aux journaliers anglais, augmentent leur dépendance ; dans l'état de souffrance et d'inquiétude auquel ils sont réduits, ils peuvent à peine conserver le sentiment de la dignité humaine, ou l'amour de la liberté ; et au plus haut terme de la civilisation moderne, l'agriculture se rapproche de cette période de corruption de la civilisation antique, où tout l'ouvrage des champs était fait par des esclaves.

L'état de l'Irlande et les convulsions auxquelles ce malheureux pays est sans cesse exposé montrent assez combien il importe au repos et à la sûreté des riches eux-mêmes que la classe agricole, qui forme la grande majorité d'une nation, jouisse de l'aisance, de l'espérance et du bonheur. Les paysans irlandais, qui sont toujours prêts à se soulever et à plonger leur pays dans les horreurs d'une guerre civile, vivent dans de misérables huttes, sur le produit d'un carré de pommes-de-terre, et le lait d’une vache. Ils sont aujourd'hui plus malheureux que les cottagers anglais ; cependant, ils ont une petite propriété que les derniers n’ont pas. En retour, pour la portion de terrain qui leur est accordée, ils s'engagent seulement à travailler à la journée sur la ferme dont ils dépendent, pour un salaire déterminé. Mais la concurrence qu'ils se font les uns aux autres les a réduits à se contenter, pour ce salaire, du plus bas terme possible [1]. Cette conconcurrence agira de même contre les cottagers anglais. Il n’y a point égalité de forces entre le journalier qui a faim, et le fermier qui ne perd pas même le revenu d'une partie de sa terre, en supprimant quelques-uns de ses travaux habituels. Aussi, le résultat de la lutte entre ces deux classes est toujours le sacrifice de la plus pauvre, de la plus nombreuse, et de celle qui a le plus de droits à la protection du législateur.

Cependant, lorsqu'une fois le système des grandes fermes commence à s’introduire, les petits fermiers ne peuvent plus soutenir leur concurrence ; les petits propriétaires eux-mêmes se voient ruinés par des rivaux qui font toujours leurs travaux avec plus d'économie, qui vendent toujours leurs denrées dans un temps plus opportun. Lorsque les impôts se sont fort multipliés, chaque propriétaire n'est plus en quelque sorte que le fermier du fisc. On remarque en Angleterre que ceux qu'on y nomme les petits free-holders (francs-tenanciers) y sont généralement dans un état de souffrance. Ainsi, le système qui rend le peuple plus misérable tend, par ses propres forces, à l'emporter sur tous les autres.

Cet avantage s'explique aisément ; les bénéfices d’un fermier sont le résultat de trois luttes très-différentes qu'il est appelé à soutenir, avec les consommateurs, avec les propriétaires de terres, et avec les ouvriers qui travaillent pour lui. Il peut augmenter ses profits, soit en vendant plus cher ses denrées, soit en payant moins de fermage, soit en contraignant les journaliers à se contenter d'un moindre salaire. Pour chacune de ces opérations, le gros fermier, le fermier qui dispose de gros capitaux, est placé plus avantageusement que le petit.

Vis-à-vis des consommateurs, plus le nombre des fermiers est réduit, et plus il leur est facile de s'entendre pour donner à leurs denrées un prix de monopole. On rencontre dans l'État Ecclésiastique plus d’une ville qui se trouve enclavée dans une ferme. Il est bien certain que les habitants de Népi, ou ceux de Ronciglione, sont dans une dépendance absolue du fermier qui les entoure de toutes parts ; ils achètent de lui seul toutes les denrées qui ne peuvent pas souffrir de longs transports ou se garder longtemps, comme le laitage, les herbages, la volaille. Si la ville de Velletri confine avec quatre fermiers, ou celle de Tivoli avec dix, la condition des consommateurs y sera d'autant moins mauvaise qu'ils auront plus de pourvoyeurs ; et plus les fermes seront petites, moins les fermiers pourront exiger un prix de monopole.

Vis-à-vis des journaliers, les fermiers exercent un monopole tout semblable. Les habitants de Népi ou de Ronciglione, lorsqu'ils offrent leur travail contre un salaire, n'ont à traiter qu'avec un seul homme, qui est maître absolu de les réduire au plus bas terme possible. Ceux de Vellétri peuvent espérer une concurrence un peu plus grande entre quatre voisins, ceux de Tivoli une concurrence un peu plus grande encore entre dix ; il s'en faut bien cependant qu'ils se sentent assurés que leur ouvrage sera payé à son prix.

D'ailleurs, le gros fermier fait une économie immédiate par l'état de misère auquel il a réduit les familles de laboureurs. Mille arpents étaient cultivés dans le système des petites fermes, par cinquante familles vivant dans une honnête aisance ; un gros fermier, pour faire du même terrain une seule ferme, leur substituera d'abord cinquante familles de journaliers, qui vivront dans la pauvreté ; il gagnera par conséquent toute la différence entre leur consommation et celle de leurs prédécesseurs. Peut-on considérer un tel bénéfice comme avantageux à la nation ?

Cependant, le fermier en fera bientôt un second de même nature ; il congédiera ses journaliers, il mettra en culture leur village, et il comptera, pour accomplir son ouvrage, sur des ouvriers appelés de loin, dans la saison des travaux ruraux.

Après avoir mieux vendu ses denrées, et moins payé ses travailleurs, le fermier de mille arpents sera certainement en état de payer une plus grosse ferme au propriétaire, que les cinquante petits fermiers qu'il aura déplacés. Il commencera par le faire, il rasera les humbles cabanes qui sont devenues inutiles à son exploitation, il fera passer la charrue dans le jardin, dans le verger d'où chaque petit ménage tirait ses jouissances ; il arrachera les clôtures qui n'ont plus de but, et soumettra ses mille arpents à une rotation uniforme de récoltes. Mais alors, le propriétaire aurait beau vouloir revenir à la petite culture, il n'en aura plus les moyens. Il lui faudrait une avance nouvelle et considérable de capitaux pour tout remettre dans l'état primitif. La grande ferme ne convient plus qu'à de grands fermiers. Personne ne peut y songer s'il n'a un capital suffisant pour faire valoir mille arpens de terre. Le nombre de tels entrepreneurs est tout autrement limité que celui des fermiers laboureurs qu'ils ont remplacés. Ils sont aisément à portée de s'entendre ; ils évitent de se faire une concurrence dangereuse ; bientôt ils se trouvent en état de dicter la loi au propriétaire, et le gros fermier qui a plus gagné que le petit sur la vente de ses denrées, qui a plus gagné que le petit sur l'entretien de ses travailleurs, gagne encore plus que le petit dans son marché avec le propriétaire.

C'est ainsi que, lorsque le système des grandes fermes se trouve en collision avec celui des petites, sans que le dernier soit protégé ni par la loi ni par l'opinion, le premier doit l'emporter quoique la société n'y trouve aucun avantage. Le petit fermier, le petit propriétaire peuvent se trouver dans l'impossibilité de soutenir la concurrence de leur riche voisin, sans que ce fait, assez fréquemment remarqué, voive faire rien conclure en faveur du système victorieux, considéré sous le point de vue de la prospérité nationale.

Les avantages dont nous venons de parler tiennent tous aux conditions que les gros fermiers sont en état d'imposer à ceux avec qui ils traitent. Quelques autres résultent d'un accroissement réel de richesses. Le petit fermier, ou le petit propriétaire emploie rarement un capital suffisant même pour sa petite exploitation ; il est toujours trop pressé de vendre, il est rarement en état d'acheter à temps. D'autre part, le grand fermier épargne beaucoup de temps qui est perdu par le petit. La direction d'un ouvrage demande à peu près le même degré d'attention et de fatigue sur quelque échelle qu'il soit entrepris, et l'on conduit quarante ouvriers aussi facilement que quatre. Mais dix fermiers faisaient autrefois en même temps la même opération qu'un seul fait aujourd'hui ; tout ce qui pouvait être alloué comme gages, pour le travail de neuf de ces dix fermiers, peut être épargné aujourd'hui. En réunissant dix champs en un seul, autant de clôtures et de chemins vicinaux peuvent être supprimés ; le village même avec tout le terrain qu'occupaient ses maisons et ses cours, peut être rendu à la culture.

L'exploitation en grand permet de faire faire dans le même temps, à un même nombre d'hommes, une plus grande masse d'ouvrage ; elle tend surtout à faire obtenir par l'emploi de gros capitaux, le bénéfice qu'on obtenait auparavant par l'emploi de beaucoup de main-d'œuvre. Elle introduit l'usage des instruments dispendieux qui abrègent et facilitent le travail de l'homme ; elle invente des machines, où le vent, la chute des eaux, l'expansion des vapeurs remplacent la force des bras ; elle fait faire par des animaux l'ouvrage auparavant fait par des journaliers ; elle pourchasse ceux-ci d'occupations en occupations, et finit par rendre leur existence inutile. L'économie des forces humaines est un avantage prodigieux dans un pays neuf, dans une colonie où l'on peut toujours employer profitablement leur surabondance. On sollicite avec raison, au nom de l'humanité, l'emploi des machines aux Antilles, pour suppléer au travail des nègres qui ne peuvent suffire à ce qu'on demande d'eux, et qu'on recrutait sans cesse par un infâme commerce. Mais dans un pays où la population surabonde déjà, c'est un grand malheur que le renvoi de plus de la moitié des ouvriers de la terre, dans le temps même où un perfectionnement analogue des machines fait renvoyer des villes plus de la moitié des ouvriers des manufactures. La nation n'est autre chose que la réunion des individus dont elle se compose, et les progrès de sa richesse sont illusoires, s'ils sont obtenus au prix de la misère commune et de la mortalité. On peut juger du danger qui menace le pays qui s'abandonne à l'exploitation par grandes fermes, en contemplant l'état où elles ont réduit la province de la Campagne de Rome ; c'est le nom qu'on donne à tout le pays qui s'étend depuis la montagne de Viterbo jusqu'à Terracine, et depuis la mer jusqu'aux montagnes de la Sabine. Dans cette province de quatre-vingt-dix milles de longueur sur vingt-cinq de large, ou deux mille deux cent cinquante milles en carré, on ne compte plus aujourd'hui qu'environ quarante fermiers. Ils n'en portent plus, il est vrai, le nom, qu’ils regarderaient comme au-dessous d'eux. On les appelle mercanti di tenute, négociants en terres. Ils emploient à ce commerce d'immenses capitaux ; et, par leur extrême richesse, ils rendent la place intenable à tous leurs concurrents. Mais leur manière de faire valoir les terres, et il n'y a aucun doute qu'elle ne soit de beaucoup la plus profitable pour eux, est d'épargner en toute chose sur le travail de l’homme, de se contenter des produits naturels du sol, de n'avoir en vue que le pâturage, et d’écarter successivement tout ce qui reste de population. Ce territoire de Rome, si prodigieusement fertile, où cinq arpents nourrissaient une famille et formaient un soldat, où la vigne, l'olivier, le figuier s'entremêlaient aux champs, et permettaient de renouveler trois et quatre fois les récoltes par année, à peu près comme dans l'État de Lucques, qui n'est pas plus favorisé par la nature ; ce territoire a vu disparaître peu à peu les maisons isolées, îles villages, la population toute entière, les clôtures, les vignes, les oliviers et tous les produits qui demandaient l'attention continuelle, le labeur et surtout l'affection de l'homme. De vastes champs sont venus ensuite, et les mercanti di tenute ont trouvé plus économique d'en faire faire les semailles et les moissons par des bandes d'ouvriers qui descendent chaque année des montagnes de la Sabine ; ceux-ci, accoutumés à vivre d'un morceau de pain, dorment en plein air sous la rosée, périssent par centaines de la fièvre maremmane dans chaque campagne, faute de soins, et se contentent cependant, pour courir ces dangers, du plus misérable salaire. Une population indigène dans la campagne de Rome leur serait inutile, et elle a complètement disparu. Quelques villes demeurent encore debout au milieu des vastes champs qui appartiennent à un seul maître ; mais Népi et Ronciglione voient rapidement périr des habitants qu'on a rendus étrangers au sol par lequel ils devaient vivre, et l'on peut calculer d'avance l'époque attendue où la charrue devra passer sur le terrain qu'occupent leurs palais ; comme elle passe déjà sur les ruines de San Lorenzo, de Vico, de Bracciano, et de Rome elle-même. D'autre part, les champs à leur tour font place au pâturage, et dans ceux-ci les ronces et les genêts empiètent chaque jour la place des graminées ; au centre de la civilisation, on voit renaître les steppes de la Tartarie.

Le législateur est sans doute appelé à arrêter cette proscription de la population exercée au nom de la propriété. Ce n'est pas pour qu'on empêche la terre de produire, et l'homme d'employer utilement son travail, que le droit du premier occupant a été garanti. Mais ce qui rend le devoir du législateur plus étroit encore, c'est que tout le mal qui résulte de cette exploitation vicieuse est son ouvrage. La nature avait préparé un correctif aux malheurs résultant de l'accumulation des propriétés : c'était la multiplication des familles et le partage égal des héritages qui devaient s'ensuivre. Le fléau des grandes richesses, non moins redoutable pour la société que celui d'une grande misère, se serait dissipé de lui-même, si le législateur n'avait pas cherché à les rendre éternelles par des primogénitures. La loi ne peut point, peut-être, sans faire trop sentir sa pesanteur, régler l'étendue d'une ferme ; mais elle doit sans cesse avoir en vue de rendre fréquents les partages de propriété, pour éviter le plus grand malheur national, celui qu'éprouve aujourd'hui la campagne de Rome, l'expulsion de la nation hors de ses propres foyers.

Tandis qu'en Angleterre la classe des paysans marche rapidement à sa destruction, qu'elle est déjà détruite dans la campagne de Rome, elle s'élève en France, se fortifie, et, sans abandonner le travail manuel, elle jouit de l'abondance, développe son esprit, et adopte, quoique avec lenteur, les découvertes de la science. Une longue guerre et de pesantes contributions n'ont pu arrêter les progrès que l'acquisition du droit de propriété a fait faire aux habitants des campagnes. Les provinces les plus industrieuses ont été amenées par là à une modification inattendue du bail à ferme : c'est l'amodiation parcellaire. Un grand propriétaire, plutôt que de donner sa ferme à exploiter à un seul fermier, trouve aujourd'hui infiniment mieux son compte à partager son domaine entre un grand nombre de paysans ses voisins, qui prennent chacun de lui autant de terrain qu'il leur en faut pour les occuper toute l'année. Le paysan sacrifie en général, il est vrai, la terre qu'il tient à ferme à celle qu'il possède en propre ; cependant l'une et l'autre sont cultivées avec cette affection que donne au laboureur un intérêt direct, et cette intelligence qui s'est développée en lui depuis que son seigneur ne peut plus l'opprimer. En effet, la classe agricole est en France aussi heureuse que lui permettent de l'être les circonstances politiques où se trouve aujourd'hui une patrie qu'elle aime avec enthousiasme.

  1. Ce n'est point la division des héritages dans chaque famille qui a multiplié les cottagers en Irlande, au-delà des besoins de l’agriculture ; c’est la concession originaire qui leur a été faite par les seigneurs. Une trop petite portion de terre a été attachée à chaque cabane, et les seigneurs encore guerriers ont voulu en avoir un trop grand nombre ; mais ces portions originales n'ont point éprouvé de nouveaux partages par le fait des paysans mêmes. Tome I