Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/08

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Voyage à Gênes



HUITIÈME JOURNÉE.


Les cicerone sont le fléau de l’Italie, les vetturini aussi, dès que l’on est dans le cas de recourir à eux. Groupés pareillement sur la grande place ou sur le seuil des hôtels, dès qu’on fait mine de vouloir en aborder un, aussitôt tous ces molosses se jettent sur vous d’accord pour vous écorcher, d’accord pour vous dévorer. Toutefois, parmi ces molosses, M. Töpffer en avise un qui a l’air plus carlin que les autres, et il traite avec lui pour une grande voiture à douze places et à trois chevaux qui viendra demain nous prendre à l’hôtel Féder. Après quoi M. Töpffer peut procéder aux divertissements de la journée sans plus avoir devant lui l’horrible fantôme de cette meute à aborder, de ces doguins à combattre.

Nous visitons d’abord le palais de la Reine, où l’on a transporté récemment la superbe collection des tableaux de la couronne. Que de chefs-d’œuvre ! et, au nombre, quel Van Dyck ! En Angleterre seulement, l’on peut, dit-on, en voir d’équivalents. Un valet de chambre est là en grande livrée qui nous explique la lanterne magique, tout en flairant qui, parmi cette troupe, tient la bourse et distribue les gratifications. Comme notre état-major se compose de quatre grandes personnes, la chose n’est vraiment pas aisée à découvrir, aussi le basset dépisté ne sait pas mieux faire que de branler la queue tantôt pour l’une, tantôt pour l’autre, avec une risible sollicitude. Pendant que nous parcourons les salles, arrive un Turinois qui, ayant appris notre venue par le bruit public, s’en vient nous accueillir et nous faire avec son frère les honneurs de la ville. C’est M. V*** G***, ancien tout petit élève de M. Töpffer, aujourd’hui grand et beau jeune homme, gai, expansif, hospitalier, comme le sont en général tous les Italiens, Piémontais ou autres, à qui nous avons eu affaire. Nous passons donc sous l’amical patronage de ces messieurs.

Au sortir du palais, nous allons visiter le magnifique pont qui a été récemment construit sur la Doire : cet ouvrage est merveilleux de hardiesse et de perfection. Mais le plus amusant de la chose, à notre gré du moins, c’est d’aller se poster sous l’arche elle-même contre la culée du pont, pour y faire jaser un écho qui prend la peine de répéter quarante fois chaque parole qu’on lui dit. Comme on peut bien croire, chacun de nous, arrivé à l’endroit, s’empresse de faire l’épreuve, et rien ne saurait donner l’idée de l’active, de la dévorante volubilité que déploie cet écho pour répondre quarante fois de suite à tous et à chacun, successivement et à la fois. L’idée nous vient de donner à nos amis une représentation du moulinet de la Grande-Croix, et tout en trottant, frappant, heurtant : La clef, la clef ! s’écrie-t-on,… vite, vite ! Ici, ici, ici !… Bon, bon, bon !… Ces quelques mots jetés précipitamment et relevés, multipliés, emmêlés, repris, renvoyés en toute hâte, reproduisent la scène d’une manière si frappante, si accrue en vacarme et en comique, que nous partons d’un éclat de rire général qui nous est renvoyé sur le temps en quarante éclats de rire généraux… Plusieurs alors, qui ne s’attendaient pas à celle-là, suffoquent, tombent, se roulent par terre ; l’hilarité du pont ne fait qu’en redoubler, la nôtre que s’accroître, et c’est d’épuisement que plus tard on redevient sérieux. Ah ! la bonne aubaine, et qu’une dose comme celle-là de désopilement colossal fait de bien aux côtes, au cœur, à l’âme !

Du pont nous passons au marché aux bœufs et à d’autres édifices publics d’une construction aussi belle que bien entendue, puis aux musées d’histoire naturelle, d’anatomie, d’antiquités, mais surtout au musée égyptien, le plus célèbre à juste titre entre tous les musées du même genre. Nous y trouvons un jeune docte tout occupé de déchiffrer les hiéroglyphes d’un papyrus, et qui met la plus aimable complaisance à nous expliquer la nature, le but et les procédés de ses travaux. Dans tous ces musées les concierges sont parfaitement empressés, quoiqu’il leur soit enjoint de ne recevoir aucune gratification. Au sortir des papyrus, nous courons de nouveau sur la place du Pô pour y voir passer le roi : c’est pour nous un objet plus rare et plus curieux que ce qu’on voit dans les musées. Chose singulière, le roi a tout autant de poussière sur sa royauté que nous jadis sur notre roture. Ça fait plaisir. Et comme il salue sans cesse, nous attrapons un de ses saluts que nous gardons pour nous.

Cependant Oudi entre chez un marchand et s’y fait montrer des cannes. Une surtout le tente qui est plus haute que lui de trois pouces, et il se dispose à l’acheter, lorsqu’il s’aperçoit qu’il n’a plus le sou. C’est qu’Oudi place volontiers son numéraire dans des poches trouées, d’où, par la porte, il descend, se disperse, se sème ou se loge. Aussi, le soir quand il se déshabille, Oudi a des surprises ; il trouve des fonds dans sa chemise, dans ses bas, dans ses souliers, et c’est au fond ce qui le rend acheteur hardi, spéculateur entreprenant, parce qu’il n’est jamais sûr de n’avoir pas beaucoup d’argent sur sa personne.

Après le dîner, MM. G*** reviennent nous prendre pour nous conduire à la terrasse du couvent des Capucins, où nous arrivons au soleil couché. De là on voit tout le Piémont, la Lombardie et l’immense chaîne des Alpes, dont les dentelures hardies contrastent merveilleusement avec les douces lignes de la plaine. Mais nous ne jouissons qu’à demi de ce beau spectacle, car notre séjour à Turin touche à son terme, et c’est en soins domestiques et en préparatifs de départ qu’il nous faut employer le reste de cette radieuse soirée.