Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/23

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VINGT-TROISIÈME JOURNÉE.


Pour la première fois depuis vingt-trois jours, le soleil se retire de nous, et des nuées tout aussi noires que les nôtres ont voilé ce ciel de Provence dont les poëtes vantent à l’envi la sérénité. En même temps, la contrée déjà si nue a pris l’aspect d’un lugubre océan, et du fond d’une gorge où nous allons entrer accourt un vent pluvieux qui intercepte nos paroles, qui ballonne nos blouses et qui décoiffe nos têtes. Cette gorge, c’est l’Averne en personne. Plus de jour, plus d’air, plus de terre ; à la place, deux mornes parois de pierre, un bout d’étroite chaussée, et, tout au fond, le Styx qui rugit et bouillonne.

Au plus noir du passage, nous atteignons un cavalier qui se prélasse sur un joli cheval bai. Salut de part et d’autre, après quoi nous le complimentons sur les beautés de la promenade. « Oui, dit-il, un pays pauvre, mais des populations honnêtes ; les affaires petites, mais sûres. » Nous voilà d’autant plus curieux de savoir quel genre d’affaires fait ce monsieur, lorsque devinant notre pensée : « Je suis tailleur, messieurs. Nous habillons ces vallées. À cette heure, je me rends de bourgade en bicoque et de bicoque en chaumière pour faire choisir des étoffes et pour prendre des mesures. Pendant l’hiver on confectionne la marchandise, et au printemps on l’expédie. Depuis quinze ans, toujours la même chose ; aussi ces pierres me connaissent, » ajoute-t-il en souriant. Après quelque entretien encore, ce monsieur pique des deux, et bientôt nous l’avons perdu de vue.

Après deux heures de marche, une maisonnette se présente, nous y entrons en criant famine. Philémon et Baucis accourent, un vieux et une vieille

......ne marchant qu’avec peine.


Baucis nous met sur la table tout ce qu’elle a, du lait, du fromage, des raisins, des noix et une tête de mouton que l’on s’apprête à diviser en rations. Mais quoi ? la cervelle n’y est pas ! « Attendez, attendez, » dit Baucis en s’éloignant, et, bientôt de retour, elle apporte la cervelle soigneusement ployée dans du papier. Nous nous prenons à rire ; mais elle demeure sérieuse, car, à ses yeux, c’est d’un acte de probité qu’elle vient de s’acquitter. Cependant Philémon, qui s’est éloigné aussi, reparaît en traînant le sac de noix, et lui-même il en remplit nos poches, même après que nous venons de régler le compte de notre dépense. Il y a des ladres, il y a aussi des généreux.

Au sortir de cette chaumière, un homme qui se trouve là offre de nous faire gagner quatre heures sur le chemin que nous nous sommes proposé de suivre, si seulement, laissant Digne sur la gauche, nous voulons couper droit sur Marigé, deux lieues plus loin. Cette proposition nous séduit ; un exprès est envoyé à notre cocher pour qu’il ait à nous courir après, et nous nous engageons dans les pentes d’une montagne. Le sol est ici plus fendillé, plus aride, plus hideux encore que tout ce que nous avons vu. Néanmoins, le paysage est loin de manquer de caractère, et ces vastes nudités ont en réalité plus d’imposante grandeur que la plupart des paysages boisés et fleuris. Nous n’avons vu la Palestine, et en particulier la contrée où est assise Jérusalem, que dans les représentations plus ou moins fidèles de la gravure et des panoramas, mais, en vérité, à plusieurs reprises, nous avons cru saisir entre ces représentations et les sites que nous avons ici sous les yeux une frappante analogie.

Au delà de la montagne, nous retrouvons tout ensemble et soudainement la grande route, les prairies, les arbres et deux hommes qui paraissent nous attendre. Ce sont en effet deux marchands de parapluies qui, après avoir salué respectueusement toute la société, nous offrent leurs services « Croyez-nous, messieurs, le temps changera, et vous serez aises d’être abrités. » Mais le soleil brille en ce moment, en sorte que nous laissons dire, et les deux marchands ont du dessous.

Plus loin, une mendiante nous attend aussi pour nous tenir d’interminables discours en azés, et les sous qui pleuvent dans sa main ne font que rendre plus rapide et plus bruyant le flot de son éloquence. À la fin, se taisant tout à coup, elle se retire à quelque distance, et là, dévotement agenouillée, elle implore en notre faveur la protection de sainte Madeleine. Un homme vient à passer : « Que fay ? — Prions (je prie), » dit-elle, et elle continue son oraison. Pendant ce temps, le ciel s’est de nouveau chargé de nuées qui se mettent à crever sur nos têtes, et les deux marchands, qui choisissent ce moment pour nous devancer abrités sous de magnifiques parapluies, ne laissent pas que d’avoir du dessus. Nous arrivons à Marigé transis de froid et mouillés jusqu’aux os.

Dans toute cette région, les auberges offrent quelques caractères communs et distinctifs. L’ail et l’huile d’abord, qui dominent dans tous les assaisonnements ; ensuite, pas de couteaux, ils sont fournis par le consommateur. Dans les chambres à coucher, point d’eau, et du linge, pas davantage. Enfin, comment dirai-je… tous les endroits désirables, et pas l’endroit nécessaire. La clef des champs, rien d’autre.