Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/04

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Voyage autour du mont Blanc



QUATRIÈME JOURNÉE.


La carte à payer est excessivement modérée, presque nulle, comme le souper ; de plus, l’hôte nous fait ses excuses de nous avoir affamés au profil des survenants, qu’il a ensuite affamés au profit d’autres survenants. Il n’y a donc pas moyen de se fâcher : c’est presque toujours le cas, quand on ne commence pas par là. Un excellent et copieux déjeuner nous remet à neuf, et nous partons.

Le ciel est nuageux, les sommités sont voilées, et ceci nous aide à renoncer à la course du Brévent, que nous avions d’abord projeté de faire. Quand même nous n’avons pas besoin de guide pour nous rendre à Saint-Gervais, nous ne laissons pas que d’engager dès ici Jean Payod pour autant de jours que durera notre excursion autour du mont Blanc. C’est sottise, en effet, que de se priver, pour quelque motif de minime économie, de l’avantage d’avoir un guide de Chamonix ; car d’avance on peut compter que ce guide sera expérimenté, rempli de complaisance, exempt de hâblerie, décent de ton et de manières, et sachant fort bien ce que comporte sa responsabilité et comme guide et comme membre d’un corps qui tient à sa bonne réputation. Nous apprenons que, cet été, soixante hommes de la vallée ont été reçus au nombre des guides, et pas un d’eux sans avoir été préalablement appelé à faire preuve, par-devant experts, de connaissances spéciales suffisantes. Cette organisation, outre qu’elle assure aux étrangers les garanties qu’ils ont droit de réclamer de la part de ceux qui s’offrent à les guider dans les passages difficiles des Alpes, les a délivrés de ces obsessions auxquelles ils étaient autrefois en butte de la part de guides marrons une et deux journées déjà avant d’arriver au Prieuré.

Ces guides de Chamonix, parmi lesquels vivent encore toutes les traditions de De Saussure, et qui doivent principalement aux savants de Genève, avec lesquels ils ont été particulièrement en contact, l’esprit d’instruction et le tact des bonnes manières, sont, au fait, d’agréables compagnons de voyage tout autant que des guides excellents, et il faudrait être soi-même bien dépourvu de curiosité ou bien mal à propos dédaigneux pour s’ennuyer dans leur compagnie. Instruits de tout ce qui concerne les montagnes, causant bien et avec sens, comme tous les Savoyards, riches d’aventures à conter, et, au demeurant, observateurs par état, il n’y a sorte d’intéressantes choses que l’on ne puisse tirer d’eux, et nous sommes de ceux qui trouveraient leur conversation toute seule achetée à très-bon compte au prix de six francs par jour. À peine tenons-nous Jean Payod, que les questions lui pleuvent de vingt-deux côtés à la fois, en sorte que pendant la première demi-heure il ne sait trop auquel répondre. En attendant, il nous fait observer que dans ce moment le mont Blanc est voilé, non pas de nuages, comme nous nous l’imaginons, mais de neiges soulevées par le vent et formant, en effet, des traînées confuses et sans contours. « Je les connais par cœur, dit-il. Il y a quatorze jours que nous avons monté au mont Blanc avec deux messieurs italiens. Nous étions arrivés là-haut, au-dessus de la dernière rampe, et en moins d’une heure nous touchions le sommet, lorsque, d’un seul coup de vent, quatorze que nous étions, et bien attachés les uns aux autres, nous voilà jetés bas comme des capucins de cartes, et sans plus nous voir ni rien. C’était cette même neige soulevée. On s’est relevé, et en s’arquant les deux mains posées sur les cuisses on lui a présenté le dos, jusqu’à ce que, la première bouffée passée, vite on a profité de la minute pour redescendre. Au bas de la rampe déjà c’était plein soleil. Mais tous nous étions aussi fournis de neige en lames, soit bourrée dans nos habits comme dans un sac, soit piquée à nos laines et à nos visages, que si nous y avions pris peine et adresse. » Nous avons appris, depuis notre retour à Genève, qu’une ascension tentée quelques jours après notre passage à Chamonix a échoué par la même cause.

À des hauteurs bien moins grandes, et en général partout où dans nos montagnes l’on atteint les neiges, ou encore le voisinage des neiges, l’on est exposé à des dangers analogues, dangers qui se trouvent être d’autant plus grands pour le touriste ordinaire, qu’il est plus isolé, et qu’il ne s’est préparé ni à les affronter ni à les éluder. Perdre sa route, n’apercevoir plus ni ses compagnons, ni son guide, ni le sol même sur lequel on marche, tel est le premier et inévitable effet de ce soulèvement des frimas ; et si l’on prétend chercher sa sûreté dans une immobilité qui semble en effet dès lors forcée, cela revient à se choisir pour genre de mort l’engourdissement et le gel. Ainsi ont péri autrefois sur le col du Bonhomme deux dames sur la tombe desquelles chaque passant, aujourd’hui encore, jette une pierre en signe de regret pour ces infortunées, et de propice augure pour lui-même. Ainsi ont péri en 1830, sur le col du Bonhomme encore, deux touristes anglais, ce même jour où une caravane des élèves du pensionnat de Fribourg y échappait maltraitée, mais sauve enfin, aux formidables assauts de l’effroyable tourmente. Ainsi nous-mêmes, au printemps de la même année, pour nous être engagés trop tôt dans les anfractuosités encore comblées de vieille neige du col d’Anterne, nous nous vîmes aux prises tout à l’heure avec une trombe formidable, et dix-neuf que nous étions, nous aurions péri tous jusqu’au dernier sans l’intrépide résolution et l’incomparable sagacité du chasseur Felisaz, notre guide, qui sut à temps encore, et en mettant à profit, pour tenter un extrême effort, le reste entier de nos forces, nous abriter derrière le sublime rempart des Fiz. Lez Fiz ! c’est une chaîne de majestueux rochers, de tours juxtaposées, qui, de leur cime altière, défient les tempêtes depuis le commencement du monde. Les Fiz ! tant que battra notre cœur, ils s’y peindront comme un symbole de délivrance inespérée, de puissante joie, de reconnaissante effusion envers la bonté d’en haut ! Pendant que nous en longeons la base, la trombe, accourue sur le sentier que nous venons de quitter, éclate, se déchire, lance en tous sens ses gerbes folles, et couvre au loin le col de ses formidables débris.

Comme on peut le croire, tant d’exemples funestes et cette alerte de 1830 nous ont rendus prudents à l’endroit des cols ; mais nous ne nierons pas que ces chances à courir, à éviter, si l’on veut, ne soient, à nos yeux, pour quelque chose, pour beaucoup dans le plaisir que nous trouvons à franchir de hautes sommités ; dans l’attrayante émotion qui nous y accompagne, si le ciel ou le vent menacent ; dans la sécurité radieuse et sentie qui nous y visite, si tout est azur au ciel, resplendissante sérénité sur les cimes prochaines et sur les croupes qui ondulent vers l’horizon. Cette année encore, peu favorisés par le temps, nous n’avons pas échappé aux orageuses nuées qui enveloppaient de nuit et de froidure deux ou trois des huit cols que nous avons passés, sans éprouver, en nous retrouvant désormais parfaitement en sûreté sur l’autre revers, des mouvements très-vifs de délicieuse satisfaction. Il est de fait qu’au sortir de ces nuées-là tout vous sourit, tout vous est soleil, même la pluie, et que, rincés jusqu’aux os comme nous l’étions après avoir passé dans un même jour le col du Bonhomme et le col de la Seigne, il ne nous serait pas venu à l’esprit de n’être pas infiniment contents et très-fortunés. Toutefois, nous le répétons, ce sont là des plaisirs qu’il ne faut se hasarder à goûter qu’en compagnie d’un bon guide, et après qu’on a acquis soi-même quelque expérience des us et coutumes des nuages ou du vent à un millier de toises au-dessus du niveau de la mer.

À deux pas du Prieuré, il s’agit de passer une flaque d’eau noire et bourbeuse. Alfred, qui ne fait pas usage des ponts, mesure de l’œil, prend son élan, saule, et flac, en effet… voici M. Töpffer et sa blouse neuve qui en un clin d’œil sont passés du propre au bourbeux. Autant vaudrait presque ce vermicelle dont, l’an passé, Sorbières fut arrosé par un sommelier chevelu. Vermicelle funeste ! flaque indigne ! Adieu joie, projets, fêtes et plaisirs ! Adieu toutes ces espérances que fonde un honnête touriste qui n’a pour garde-robe qu’un habit et sa blouse, sur l’éclat et la fraîcheur scrupuleusement ménagés de celle-ci ! Vraiment, comme à ces malheureux que la flétrissure et le déshonneur atteignent au début de la carrière, et qui en se voyant la livrée du vice ne songent plus qu’à s’en donner les plaisirs, il ne reste guère à M. Töpffer qu’à patauger dans les flaques, qu’à s’asseoir dans les marécages. Pourtant il hésite encore à prendre ce dernier parti. À la première fontaine on le lessive à qui mieux mieux, et, rincé à fond, il sèche en marchant.

Au sortir de Chamonix, nous avons quitté la route pour visiter la cascade des Pèlerins, qui jaillit des roches voisines du glacier des Bossons. Cette cascade est curieuse. Une masse d’eau considérable tombe d’abord perpendiculairement, puis, heurtant à mi-hauteur contre la saillie excavée d’un grand roc, elle repart de là pour le haut des airs, se recourbe en arc, et s’en va à cinquante ou soixante pas environ plonger dans son lit. Les débris, les pierres que charrie le torrent prennent la même route ; on les voit décrire l’arc et se briser ou rebondir au moment où ils frappent le sol. Jean Payod nous conte qu’une grosse pierre étant venue à s’engager et à se maintenir au-dessus de cette roche en saillie, la cascade perdit ce beau diadème que les étrangers viennent contempler. Mais, au bout de deux ans, une crue extraordinaire des eaux fit partir la grosse pierre, et les choses ont été remises dans l’état où nous les voyons. Du reste, pour jouir du spectacle, il faut grimper des gazons glissants et rapides qui penchent tout juste sur l’endroit où aboutit l’arc, en sorte qu’un particulier qui s’y laisserait choir recevrait une douche de bouillons et de cailloux sous laquelle en trois secondes il aurait cessé de vivre. Au moment où nous quittons la cascade des Pèlerins, une pèlerine y arrive seule avec son guide et le mulet qui la porte. C’est une jeune dame, pâle, belle, assoupie par la chaleur, qui, se laissant paresseusement balancer sur sa selle, rappelle ces lis solitaires dont tour à tour la tige flexible s’incline et se redresse au souffle capricieux de la brise.

Pour rejoindre la route sans rebrousser sur nos pas, il s’agit de passer le torrent que vomit le glacier des Bossons. Mais voici que le pont a été emporté dans la nuit. C’est le cas d’en construire un, et vite l’on se met en quête de perches, de pieux et de sapins gisants : mais l’onde furieuse se joue de tous nos efforts, lorsque apparaissent deux naturels, les mêmes probablement qui veillent à ce que le pont soit emporté toutes les nuits. Ces deux hommes traînent à grand effort de reins un long plateau de mélèze ; en voici un autre qui survient avec une corde ; Jean Payod dresse des culées, et tout vient à point moyennant salaire. Bientôt nous avons rejoint la route, et au travers d’une haie d’incendiés qui mendient, de filles et de garçons qui offrent à vendre ici du lait, là des cristaux, nous atteignons le joli village des Ouches.

Des Ouches, on peut se rendre à Saint-Gervais par le Prarion, que nous connaissons déjà ; par la vallée de Servoz, en passant par Chède, dont le lac jadis si éclatant de beauté est aujourd’hui comblé de vase et de graviers ; par la Forclaz enfin : c’est un col qui s’ouvre à la droite du Prarion, sur le prolongement de la même montagne. Il est une heure après midi, et la chaleur est étouffante ; aussi l’idée de quitter la plaine pour gravir à l’ombre des bois jusque sur une sommité ouverte nous séduit-elle irrésistiblement. Par malheur, quatre de nos compagnons ont poussé en avant, y compris Ernest la Virgule, et il n’y a pas plus de prudence que de loyauté à les abandonner à leur sort en leur laissant ignorer le nôtre. Burgess s’offre alors à les poursuivre, à les atteindre, à les ramener sur nos traces s’ils sont peu éloignés encore, ou à prendre avec eux par en bas, en se chargeant de la tutelle d’Ernest, si, ayant déjà franchi le pont Pélissier quand il les rattrapera, ils ne doivent plus songer à nous rejoindre. L’offre de Burgess est acceptée, et nous voici gravissant à travers prés, le long d’un ruisseau tari, mais à l’ombre des aunes qui croissent sur ses bords.

Rien ne donne soif au voyageur comme un ruisseau tari. Ces graviers où se voient des signes récents d’onde fraîche et courante lui portent au gosier, et il se sent pour boire une brûlante ardeur. Telle est notre situation lorsque d’Estraing, Alfred et d’autres éclaireurs qui viennent de déterrer une basse cabane ensevelie sous un massif de grands arbres se mettent à crier à tue-tête : Du cidre ! du cidre ! En un clin d’œil la cabane est envahie. Ce cidre est dur, acide, sauvage, mais, mêlé avec de l’eau, bu sur place à deux heures après midi, par un soleil d’août, et à côté d’un ruisseau tari, il se trouve être comme le bouillon gras du col de Balme, un cidre modèle, un cidre nectar, un cidre à illustrer l’endroit et à le faire marquer sur la carte. Il y a du lait aussi, et plusieurs qui hasardent le mélange s’en sont trouvés mieux probablement qu’ils n’auraient fait de lait pur, et non coupé par ce vinaigre. Il y a du pain aussi, mais intraitable, immordable, absolument pas distinct d’un quartier d’écorce de sapin, et beaucoup plus dur. Des blés pointant, des seigles croissent sur ces montagnes, mais pour l’exportation, pour la vente ; et à ceci l’on peut reconnaître la pauvreté sévère de ces bonnes gens, que, déjà privés de viande, ils ne connaissent d’autre pain que ce dur amalgame de graines grossières. En Suisse, dans des vallées toutes semblables, à la même élévation, jusque sur la lisière des glaciers, nous trouverons une population de montagnards qui, communément approvisionnés de viande salée, trempent d’ailleurs dans leur soupe ou dans leur laitage un excellent pain de seigle.

Au sortir de cette cabane, nous continuons de gravir la montagne le long d’un sentier délicieux. Déjà l’ombre enveloppe ce revers, mais au-dessous de nous les maisons de Servoz scintillent des clartés du soir, et, vis-à-vis, les Fiz, Anterne, Pourmenaz, les crêtes déchirées du Brévent s’empourprent à l’envi. Majestueux spectacle, tranquillité radieuse, impressions sublimes… Par malheur, éparpillés et à l’œuvre, nous n’en avons que faire. L’on vient en effet de s’apercevoir que toute cette montagne n’est qu’un jardin rempli à perte de vue de framboises et d’ambresailles en pleine maturité. En pareil cas tout gouvernement est dissous ; il n’y a plus ni berger ni chien, mais seulement des chèvres éparses en haut, en bas, dont chacune broute aux touffes, allant de l’une à l’autre, et si bien et si loin que tout à l’heure M. Töpffer, demeuré parfaitement seul ne sait mieux faire que de s’asseoir sur l’herbe pour croquer à sa façon les roches de Pourmenaz et les cabanes de Servoz au pied desquelles serpente la Dioza.

Au-dessus de celle Forclaz-là on trouve un petit plateau cultivé où croupissent, dans un terreau pétri sous les pas des bestiaux, deux cabanes plutôt encore habitées qu’habitables, silence absolu, solitude entière ; des carbonari pourraient vivre là parfaitement oubliés des carabiniers royaux. Au delà la vue s’ouvre sur la vallée de Sallenche, où reluisent, au milieu de prairies boisées, les sinueux contours de l’Arve. Mais bientôt on perd de vue ce spectacle pour descendre et remonter ensuite les flancs d’une fissure profonde, qui court du haut en bas de la montagne. De cet endroit l’on voit les Cheminées des Fées. Ce sont de naturelles pyramides dont on trouvera ci-contre le portrait. Quelques-unes sont décapitées, d’autres sont en train de se former, et voici comment la chose se passe. L’eau du ciel frappe, délaie et entraîne incessamment la terre sablonneuse qui forme les deux côtés du ravin ; mais là où elle rencontre un maître roc, elle mine tout autour sans pouvoir rien sur la place qu’il recouvre et protège. De cette façon le roc se trouve bientôt sur une sorte de tige, et l’on dirait un colossal champignon. Avec le cours des années et des eaux, cette tige s’allonge indéfiniment, jusqu’à ce que, devenue colonne, un beau jour elle chancelle, s’incline et croule écrasée sous son propre chapiteau.

Au delà de cette fissure l’on commence à redescendre le long de couloirs rapides et poudreux, qui serpentent entre les troncs rapprochés de hauts sapins. L’ombre ici, c’est une nuit chaude et étouffée, tant les branchages entrelacés, tout en arrêtant jusqu’au jour lui-même, arrêtent aussi l’air et la brise ; au bout d’une heure l’on débouche dans une belle prairie tout à côté du village de Saint-Gervais, et d’un saut l’on se trouve aux bains. Nos cinq camarades y sont arrivés heureusement, et plus heureusement encore, ils ont rencontré à Servoz M. C… et le professeur D…, qui, partis de Genève ce matin, et croyant nous joindre à notre descente du Brévent, se sont acheminés sur le Prieuré. Ainsi donc, sans la circonstance fortuite et excessivement rare d’ailleurs de notre séparation en deux corps, le projet de ces deux messieurs échouait, et nous serions repartis nous-mêmes demain matin sans avoir eu la charmante surprise de leur visite.

La soirée, comme on peut le croire, se ressent de l’événement, et le souper aussi, qui se termine en négus, à l’infinie satisfaction des régalés. Le négus, c’est mieux encore que le bouillon gras, mieux encore que le cidre et le verjus, la boisson sans pareille du piéton, alors surtout que, sa tâche finie et son souper terminé, il ne lui reste plus qu’à prolonger en récréatives causeries ce crépuscule de la veille qui aboutit aux ombres du sommeil.