Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/05

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Voyage autour du mont Blanc



CINQUIÈME JOURNÉE.


Nous avons eu un moment l’intention de gravir aujourd’hui le mont Joly, mais des nuages accumulés ce matin autour des cimes, et surtout le désir de passer dans la compagnie de MM. D… et C… une tranquille et oisive matinée, nous font renoncer à ce projet. D’ailleurs il y a des noms de montagnes qui attirent, qui enlèvent : le Géant, le Jorasse, le Crammont encore et le Brévent aussi, mais le mont Joly ! c’est un nom par trop bourgeois, et l’on s’accommode de n’en pas gravir les pentes, tout comme l’on se passe de monter au clocher pour y voir Pierre le sonneur ou Jacques le marguillier.

Les vallées et les cimes des Alpes de Savoie n’ont pas comme celles des cantons allemands de ces noms âpres à entendre, âpres à dire, mais expressifs de sons et de sens, et constituant, au moyen de terminaisons génériques, comme une classification naturelle des objets ou des formes auxquels ils s’appliquent. Ces horn, ces bach, ces thal, précédés de leur caractéristique pittoresque, comme Finsterarhorn, Vetterhorn, Matterhorn, Faulhorn, comme Giesbach, Staubach, Kanderthal, Simmenthal, conservent à la géographie suisse, même réduite à son simple vocabulaire, une vive et poétique empreinte des lieux, quelque chose aussi de leur uniforme mais grandiose sévérité. Le mont Blanc lui-même ne porte pas un nom frappant ni distinctif, tandis que la Jungfrau, vierge si longtemps des atteintes de l’homme, éveille déjà l’imagination, et se revêt pour elle de charme et de mystère rien que par le nom qu’elle porte. Autour du mont Blanc quelques sommités ont été baptisées plutôt avec bonheur que d’une manière poétiquement significative : ainsi l’aiguille de Dru, d’Argentière, le Tacul, les Charmoz ; mais le Goûter, mais le Taconnay, les Bossons, le Lachat sont des termes sans grandeur, et le Bonhomme n’est qu’une ironique désignation appliquée à une montagne qui est dangereuse à passer ; ou plutôt, car on montre au voyageur la forme d’un rocher à laquelle les gens du pays appliquent ce nom de Bonhomme, c’est ici une de ces gaietés linguistiques qui ne sont point rares à rencontrer dans le vocabulaire des montagnards. Quelque apparence comprise ou saisie par eux sous un côté comique reçoit un nom drôle qui perpétue la tradition, qui s’étend à la montagne, qu’adoptent les géographes, et il se trouve à la fin que c’est Alexandre le Grand qui s’appelle Jeannot, ou Cléopâtre qui se trouve inscrite sur les cartes sous le nom de Nannette. Mais, quoique ces accidents de dénomination se rencontrent tout aussi bien dans le vocabulaire suisse que dans le vocabulaire savoyard, il n’en est pas moins vrai qu’aux signes des choses se peint le génie des peuples. En Savoie, les noms des sommités sont familiers, patoisés, uniquement pratiques. Dans le Hasli et dans la chaîne bernoise, ils sont poétiques, hardis, et ils semblent inspirés par la contemplation bien plutôt qu’inventés pour guider le voyageur ou pour la commodité du marchand forain.

Notre déjeuner de ce matin est gentleman, moka et scientifique plus que de coutume. Il s’agit des nébuleuses, des aérolithes, et aussi de ces blocs erratiques sur lesquels s’exercent depuis si longtemps la curiosité des amateurs et la sagacité des géologues. Prise par ces côtés phénoménaux et mystérieux, la science, il faut l’avouer, est infiniment amusante, instructive même, pour peu que ce soit un savant aussi profond qu’aimable qui vous en ouvre familièrement les plus jolis tiroirs, pour en mettre à votre portée les plus brillants échantillons. Par malheur, Martin Marc et Simond Marc aussi étant venus à se regarder, adieu nébuleuses, blocs et morraines ; le branle est donné, le désopilement s’opère, et les rates se dilatent au sujet de cette spirale ascensionnelle présumée dont il a été question. On se lève de table, et l’on va visiter les particularités de l’endroit.

Les bains de Saint-Gervais, séjour de malingres communément très-bien portants, sont d’ailleurs tout autrement agréables à voir que ceux de Lavey. Depuis la retraite de M. Gonthard, on a agrandi les bâtiments, embelli les abords, creusé un lac et posé des balançoires, mais on n’a remplacé par rien d’équivalent l’originale et comique royauté de M. Gonthard lui-même, cette quotidienne gaieté qu’entretenaient également et ses colères, et ses caprices, et ses artistiques fantaisies, et ses propos pâteux comme son organe, fins comme son regard, de côté comme toute sa personne. Aujourd’hui l’on n’y a plus affaire qu’avec les valets gagés d’une administration gagée, qu’avec les subalternes indifférents d’une royauté invisible. Du reste, même fraîcheur quelquefois trop crue, mêmes pentes pour sortir de cet entonnoir, même nature aussi, ici agreste, là sauvage, plus haut sublime, partout admirable. Et nous serions ingrats si nous n’ajoutions pas que, personnellement, nous y sommes traités comme du temps de M. Gonthard, c’est-à-dire, pour peu d’argent, tout à fait bien.

Vers le milieu du jour, M. G… nous fait ses adieux, et nous partons tout à l’heure avec M. le professeur D…, qui s’est décidé à nous accompagner jusqu’à Nant-Bourant. M. Töpffer pourvoit ici la caravane d’un mulet de secours et d’un guide surnuméraire. Ce guide surnuméraire se trouve être une sorte de radoteur grisâtre, usé comme un vieux chapeau, fêlé comme un timbre fendu, et qui va au doigt comme une pendule arrêtée. Sept heures ou midi, blanc ou noir, oui ou non, c’est comme on veut, au désir des personnes, au gré de la société. Nous le recommandons aux touristes qui craignent la contrariété, comme à ceux qui font cas d’une souriante et docile imbécillité.

Nous l’avons dit, hormis d’un seul côté, l’on ne sort pas de ce vallon des bains sans gravir des pentes roides. En particulier, lorsqu’on veut s’élever jusqu’au village de Saint-Gervais sans suivre les contours de la grande route, il faut prendre par un petit traître de sentier qui a beau être ombreux et fleuri, au bout de cent pas le plus refroidi des particuliers se trouve rincé de sueur et ruisselant comme un parapluie. On devrait envoyer là tous les rhumatismeux, tous les cutanés, tous ceux de qui les pores fermés ou mal ouverts ont besoin d’être élargis et transformés en tuyaux de fontaine ; en trois montées ils seraient guéris. Et, pour le dire en passant, à la condition qu’on ne brave pas ainsi rincé l’haleine froide des glaciers, ni ces fraîcheurs humides qui croupissent sous l’excavation des rocs ou sous l’ombrage à fleur de terre des longs rameaux, ces gigantesques suées sont infiniment salubres, rafraîchissantes, propres à redonner aux muscles leur souplesse et aux membres leur ressort. Tel part boiteux, mal entrain, le bras de bizingue et la jambe en quinconce, qui, le bain venu, va se trouver dispos, alerte, le bras rapistoqué et la jambe toute neuve.

À Saint-Gervais le village, il y a une boutique qui, dans la direction où nous marchons, se trouve être dernière et suprême. L’on s’y approvisionne donc de citrons, de sucre, d’eau-de-vie, de ficelle et de pain chaud. Ah ! lecteur, si vous ne devinez pas ce qu’ont d’agrément ces menues emplettes, ce que vont leur donner de valeur les heures, le dénûment, le désert, il faut que vous soyez un de ces malheureux qui, pour n’avoir jamais manqué de rien, ne savent le prix de rien ; qui, pour ne s’être jamais écartés des relais et des hôtelleries, ignorent le doux plaisir que c’est de remplir son outre à la dernière fontaine en se disant qu’on la videra dans les sables. Prévoyance, dit le proverbe, est mère de sûreté. En voyage, prévoyance est bien mieux encore mère de granités et limonades, mère des petits saucissons de poche qu’on gruge dans les haltes, mère de mille occasions de s’entre-régaler au coin des chemins ou sur la marge fleurie des ruisseaux.

De Saint-Gervais à Contamines on compte… n’importe. Le fait est que la faim nous force d’envahir l’auberge de ce dernier village, où d’ailleurs M. de la Rive entend nous régaler d’omelettes. Vermicelle funeste, flaque indigne, omelettes atroces ! M. Töpffer pousse un cri… C’est l’homme des Alpes, c’est le pâtre des Alpes, c’est ce gredin si pittoresque de tout à l’heure qui lui verse dans le collet tout le beurre fondu de ses omelettes des Alpes ! Pour cette fois, irrémissiblement graissé dans sa cravate et dans sa blouse, M. Töpffer fait la plus drôle de triste figure du monde ; c’est de l’amer, du furieux, du profondément découragé, une foule de sentiments véhéments qui se neutralisent en une ingrate immobilité. On le console, on le lessive, on se met en quatre pour apporter des adoucissements à sa situation, mais lui, marqué de beurre fondu pour huit jours au moins, se laisse faire, se laisse dire, et cette tartine au dos lui suffit pour être encore plus inconsolable que Calypso dans son île.

Au delà de Contamines la contrée est inhabitée, solitaire, druidique même, à cause de la noirceur rapprochée des forêts. Cependant chaque année, le 15 août, de toutes les vallées environnantes l’on vient y célébrer la fête de Notre-Dame de la Gorge : c’est la madone d’une petite chapelle acculée contre l’escarpement qui ferme ce vallon si sévère. Qu’il doit être riant alors ! Mais où donc se loge la foule de pèlerins ? Dans tout l’endroit il n’y a d’habité que la cantine de Nant-Bourant, qui est située au-dessus de l’escarpement, à l’entrée des gorges du Bonhomme. Nous y arrivons transis.

Cette cantine de Nant-Bourant est une sorte d’auberge tenue par des Philémon et Baucis. À peine, de leurs hauteurs, ils ont vu de loin tout l’Olympe s’acheminer vers leur seuil qu’un pauvre mouton en a pâti. Il est là, immolé et sanglant, et, tout homérique qu’il soit, ce spectacle n’en est pour cela ni doux ni attrayant. Nous entrons dans la cabane : vieux, vieilles et marmots, tout est à l’œuvre, tout met la nappe ou fait cuire du mouton ; nous-mêmes, nous aidons aux préparatifs, surtout à regarder cuire, parce que ça réchauffe. Cependant les questions vont leur train, les histoires arrivent à la file, et Jean Payod rapporte de dehors la nouvelle que le ciel tire sur le beau, sauf le vent qui est au médiocre, en sorte que, pour bien dire, c’est demain soir qu’on saura le temps qu’il aura fait. Pour l’autre guide, celui de Saint-Gervais, il assure qu’il fera beau, et il assure aussi qu’il fera mauvais, comme on veut, au goût des gens, à la convenance des personnes.

À la fin tout est prêt, et nous sommes introduits dans une salle à manger où pendent à la muraille tous les quadrupèdes de l’arche, gravés dans le temps et enluminés conforme. Entre ces quadrupèdes, des saints et des saintes, un crucifix, et puis cette grande page sur l’Éternité qu’on trouve dans presque tous les cabarets de Savoie, pour rappeler aux buveurs qu’ils ne boiront pas toujours. Outre ces ornements caractéristiques, une horloge de la forêt Noire sonne le temps d’une voix grave, lente, solennelle, et par deux, par trois fois à chaque heure, à chaque quart, avec une importune instance, comme pour dire que le sépulcre est proche et que la mort s’impatiente. Au surplus, est-il possible de méconnaître dans ces images, dans cette sonnerie, dans ces quadrupèdes demi-fabuleux, d’humbles mais significatifs emblèmes de Dieu, du temps, de l’univers, de ces trois centres de poésie vers lesquels gravitent en tout temps l’esprit et le cœur de l’homme ; et n’est-il pas curieux, intéressant que, pour satisfaire aux besoins de ce primitif instinct, de petits marchands forains aillent porter jusque dans les chaumières les plus écartées de ces montagnes des enluminures de fabrique et des horloges de la forêt Noire !

Le souper est exquis suffisamment, la couchée laborieuse, mais tout vient à point, les puces aussi. C’est la coutume des puces dans ces montagnes que d’affluer dans les cabanes pour s’y jeter de préférence sur toute chair fraîche qui entre : l’on en attrape jusque sous les rocs où les passants ont l’habitude de s’arrêter quand le soleil cuit ou quand le ciel gronde, et le tout constitue cette théorie du kangourisme que nous avons exposée dans la relation du voyage de 1837.