Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/03

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Voyage à Gênes



TROISIÈME JOURNÉE.


Grande vendange, ce matin. Ce sont corbeilles sur corbeilles qui nous arrivent de la part de nos amis et camarades Henri et Hippolyte, propriétaires dans ce canton. Gail s’en mêle, et si bien et si fort, qu’on commence à trouver qu’il va presque trop mieux. En effet, sous prétexte de se refaire, il décime, il ravage, il absorbe ; c’est un fléau dévastateur, une plaie d’Égypte, qui présage de grandes famines aux survivants.

De l’Hôpital, nous nous acheminons, par la rive gauche de l’Isère, sur Aiguebelle, où nous aurons rejoint la grande route du mont Cenis. On a établi là un chemin fort large, fort beau : il n’y manque plus que les ponts. Par malheur, en Savoie les ponts se font attendre longtemps, ceux qui ont brûlé comme ceux qui sont à construire ; et d’ordinaire deux, trois bacs ont le temps de pourrir de vétusté avant qu’on ait commencé d’y construire les culées d’un pont qui ne s’achèvera jamais. C’est pour cela justement que la Savoie est un beau pays, primitif, pittoresque, tranquille et bon enfant.

Pourtant, près d’Aiguebelle, nous repassons l’Isère sur un pont qui est presque achevé, il faut le dire ; puis, à demi-lieue de là, un homme se présente qui réclame le pontonnage. Ohé ! c’est par trop rétrospectif. Du reste, et bien certainement, cet homme mourra jeune ; car, comme l’Isère se divise là en une multitude de bras, les uns pontés, les autres guéables, et dans une contrée toute parsemée de broussailles tutélaires, il erre sans cesse sur ces longs rivages, toujours craintif que, pendant qu’un le paye de ci, douze ne lui échappent de là. Une âme en peine absolument ; un Caron sans barque, qui, de toute sa journée, n’attrape qu’une, que deux méchantes oboles, pendant que là-bas les ombres par milliers lui traversent son Styx sans débourser.

Elle est belle, la route du mont Cenis ; mais, durant trois mois de sécheresse, il s’y est accumulé une quantité énorme de poussière broyée à extinction, fluide, ou à peu près. Dans cette poussière cheminent en dandinant un crétin et sa vache. Ces deux animaux jasent ensemble, ils s’arrêtent, ils jouent, ils se caressent, et l’un d’eux abat pour l’autre pommes, poires, tout ce qui se rencontre. « Bonne bête, balbutie-t-il à M. Töpffer, elle a plus d’esprit que moi ! — C’est vrai ; mais vous la nourrissez de fruits qui ne vous appartiennent pas ? » Alors l’autre cueillant un épi de maïs : « Voyez donc comme elle répond. Hé ! Jeanne !… Vous voyez bien. Hé ! Jeanne !… » Et un autre épi sur le premier. « Hé ! Jeanne !… » Et un troisième. « Elle doit vous coûter peu, votre vache, si vous la nourrissez comme cela ! — Tenez, du plus loin, je la fais venir. Hé ! Jeanne !… » Pour le coup, M. Töpffer s’éloigne, afin de ne pas devenir complice, par sa présence au moins, des déprédations de cet amateur.

À Aiguebelle, nous déjeunons dans une auberge qui a ceci de remarquable que l’hôtesse, toute petite femme, porte un bonnet immense, solennel, rayonnant : on dirait Vichnou dans sa pagode. Cette pagode nous sert plat sur plat ; mais Gail les avale tous, et notre situation au milieu de cet affamé-là devient de plus en plus critique. Aussi, comme à Faverge, plusieurs s’en vont à la recherche du confiseur ; mais celui-ci, en fait de brioches, n’a que du jus de réglisse en bâtons. C’est égal, Oudi s’en achète un fagot, et à partir de ce jour il voyagera enréglissé de la tête aux pieds, tantôt noir, tantôt mulâtre, tantôt pie, et toujours orateur aussi polyglotte qu’incompris.

Au delà d’Aiguebelle, et comme M. Töpffer est à marcher solitaire dans la campagne déserte, deux hommes armés et de détestable mine sortent tout à coup d’un fourré et s’avancent droit sur lui… Ce sont, à la vérité, deux chasseurs qui passent tranquillement leur chemin ; mais, outre que tous les chasseurs n’ont pas celle mine-là, il est de fait que quand l’on porte cent napoléons sur soi l’on est cent fois plus ombrageux que de coutume. Allez, dit-il en lui-même, allez, braves gens, c’est tout de même une fameuse caille que vous manquez là !

Cependant la chaleur est horrible, suffocante ; M. R*** en est à craindre l’évaporation totale de sa personne. Aussi, ayant avisé des chênes qui sont à quelque distance de la route au pied de la montagne, il s’y achemine, s’étend dessous, et, une fois là, prétend qu’on l’y laisse. « Allez, partez pour la Syrie ou ailleurs, dit-il à ses compagnons ; pour moi, j’ai mon affaire et je m’y tiens ! » Et comme on insiste pour le tirer de là sur ce qu’il est tard et que le gîte est encore éloigné, M. R*** en prend occasion d’exposer sa théorie sur les haltes.

« Au fait, dit M. R***, que recherche-t-on en voyage ? Le plaisir. Or, dix minutes de halte en route, et sous un frais ombrage, représentent réellement une somme de plaisir dix fois plus forte qu’une heure de séjour de plus à l’auberge ; vingt minutes, que deux heures ; trente minutes, que trois heures ; quarante minutes, que quatre heures, et ainsi de suite, indéfiniment. Il est donc absurde de ne pas faire des haltes sous chaque bel arbre, et de ne pas les prolonger indéfiniment.

Sans doute, continue M. R***, il faut avoir marché pour sentir tout le charme d’une halte. Et toutefois, notez-le bien, plus on marche, plus aussi l’on prend sur le temps qui serait plus agréablement employé à s’étendre sous un frais ombrage. D’où il suit que la vraie formule du souverain bien, c’est une fraction dont le dénominateur exprime que la journée de marche est composée de tant de parties, et dont le numérateur exprime qu’on emploie en haltes un nombre indéfini de ces parties… »

Puis, pressentant l’objection : « Vous me direz, reprend M. R*** en se levant mélancoliquement pour continuer son chemin, vous me direz que ce n’est pas étendu sous un frais ombrage que l’on arrive à la Chambre, notre gîte de ce soir ? Hélas ! je ne le sais que trop ! Halte et marche, marche et halte, sont comme bien et mal, comme beau et laid, une de ces dualités fatales et irréductibles qui sont ici-bas la triste loi des choses et le désespoir du philosophe ! Pour tout concilier il faudrait, chers camarades, il faudrait que, par quelque miracle du ciel ou de l’industrie, la halte elle-même pût devenir cheminante. Alors, beau chêne que je quitte avec tant de regret, alors havre-sac détesté que je reprends avec tant d’amertume, mus par quelque ressort ou traînés par quelque bon ange, tous ensemble nous irions à Gênes, tous ensemble nous affronterions les tropiques, nous ferions le tour du monde au frais toujours, en paix toujours, toujours avançant et toujours en repos ! »

Pendant que M. R*** tient ces éloquents discours, le reste de la caravane s’est divisé en plusieurs détachements qui sont échelonnés sur une lieue de pays. Un chasseur encore, mais un chasseur brigandeau celui-ci, aborde l’un après l’autre ces détachements, et, le fusil au poing, il leur tient toute une gamme de propos appropriés à la force respective de chacun d’eux. Avec les brimborions, il lui faut un franc, et vite ; avec les détachements moyens, il insinue poliment qu’il serait plus sûr de lui donner un franc, sans quoi… Avec les détachements vigoureux, c’est une femme, sept enfants, un incendie ; il est appréhendé, ruiné, perdu, si les charitables messieurs n’ont pas pitié de sa misère. Par un procédé si simple, ce brave homme se fait trois francs environ d’argent blanc ; après quoi il lève le pied, et, crainte de noise, prend par les bois.

Au crépuscule, on arrive à la Chambre, et le peuple s’attroupe pour nous regarder faire ; c’est notre histoire de tous les soirs. Parmi la société se trouve un crétin sourd-muet qui contrefait, en façon d’explication sommaire, tout ce qu’il nous arrive de faire. Il arrive, il décharge les sacs, il dételle les chevaux ; puis, à la vue d’un lièvre que l’on prépare pour notre souper, il court, aboie, ajuste, tire, meurt, écorche, cuit… et puis s’arrête là : nous nous chargerons du reste. Rien d’heureux en général comme ces demi-crétins, d’une part déchargés de travail à cause de leur gaucherie, d’autre part flâneurs, musards, et qui se délectent à tout bruit, à tout mouvement, à tout spectacle. Calmes d’habitude, joyeux pour un rien, farceurs à tous venants, ils descendent la vie sans comprendre l’affliction, et arrivent à la mort sans l’avoir pressentie. Beau lot, ma loi, et qui, à coup sûr, n’est pas le vôtre, mon frère.

Notre hôtesse, ici, est une bonne vieille dame qui se fait un scrupule de nous bien régaler, un scrupule surtout de bien ménager nos finances. « De père en fils et de mère en fille, dit-elle, nous tenons cette auberge ; jugez si on irait vous surfaire ! seulement, donnez-nous le temps, et vous serez bien servis. Prendrez-vous du poulet ? — Oui, oui ! — Voulez-vous du dessert ? — Oui, oui ! — Oui, » répète encore Gail pour plus de sûreté.

Nous donnons le temps, et cette excellente femme tient toutes ses promesses. Poisson, lièvre, poulets arrivent à la file, et nous voilà si activement occupés que des chiens se battent sous notre table, s’entre-mordent parmi nos mollets, sans que nous y donnions la moindre attention. Ces chiens, au nombre de quatre, sont les commensaux d’un particulier de l’endroit, qui, assis à une table voisine, se délivre de leurs obsessions en leur lançant ses os de notre côté.