Nouveaux contes berbères (Basset)/104

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Ernest Leroux, éditeur (Collection de contes et de chansons populaires, XXIIIp. 103-107).

104

L’ogresse et les deux frères (192).
(Béni Menacer).

Au temps jadis, il y avait un homme qui épousa deux femmes. Elles accouchèrent toutes les deux la même nuit. L’une d’elles mourut ; celle qui restait éleva les deux enfants jusqu’à ce qu’ils eurent grandi, elle ne distinguait pas son fils de celui de sa compagne.

Un jour, elle envoya consulter une vieille femme : « Conseille-moi, indique-moi comment faire pour reconnaître mon fils d’avec celui de ma compagne. » La vieille répondit : « Quand tu sauras qu’ils reviennent des champs, fais semblant d’être malade ; tu enverras un de tes serviteurs pour le leur dire. Alors, dès que le fils de tes entrailles l’entendra, son cœur s’emportera pour arriver le premier près de toi, avant le fils de l’autre femme. Quand il sera arrivé, fais-lui une marque en mettant du henné à son burnous. »

La femme fit semblant d’être malade, elle envoya un de ses serviteurs eu devant des deux enfants et il leur dit : « Hâtez-vous, votre mère est très malade. » Alors le cœur du vrai fils s’emporta, il courut et en arrivant, il tomba sur sa mère en pleurant et lui demanda de quel mal elle souffrait. Alors elle le serra sur sa poitrine et lui fit une marque sur le pan de son burnous. Chaque jour, elle préparait pour son fils une bonne nourriture ; quant au nourrisson, elle le négligeait.

Celui-ci s’aperçut que son frère ne mangeait pas comme lui, il examina et découvrit le burnous marqué de henné ; il comprit que la femme le distinguait de son frère, il en fut irrité et lui dit : « Viens avec moi, allons à la fontaine. » L’autre l’accompagna. Comme ils arrivaient à un peuplier, le fils adoptif y monta, cassa deux baguettes minces et longues, descendit à terre et les mesura. Ils continuèrent de marcher jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à la fontaine. Le fils adoptif planta sa baguette le premier, puis il dit à son frère : « Plante aussi ta baguette à côté de la mienne. » Il obéit. Quand elles furent plantées, l’autre dit : « Dorénavant, visite-les chaque jour, car, à partir d’aujourd’hui, je te dis adieu. Si un jour, en venant, tu trouves ma baguette desséchée, sache par là que je suis mort. » Là-dessus ils se dirent adieu et se séparèrent en pleurant.

Le fils adoptif s’en alla : chaque jour son frère venait visiter les baguettes à la fontaine et les trouvait toujours prospères. Au bout d’un an, il trouva la baguette de son frère desséchée. Il comprit qu’il avait été mangé ou qu’il était mort. Il se mit en route, lui aussi, après avoir pris ses armes, monté son cheval et emmené ses lévriers ; il suivit la même route que son frère.

Il marcha jusqu’à ce qu’il arriva à une haute montagne au coucher du soleil. Il attacha son cheval, alluma du feu pour se réchauffer et demeura à faire le guet. Au milieu de la nuit, voici qu’une ogresse arriva sous la forme d’une femme. « Bonsoir, mon fils, lui dit-elle, je suis venue pour que tu me donnes des charbons, car mon feu s’est éteint et je n’ai rien pour le rallumer et me chauffer, je suis morte de froid. — Passe, répondit-il, tu emporteras des charbons pour toi et tu iras à tes affaires. — J’ai peur de tes lévriers et des ruades de ton cheval, attache-les. — Bien », dit-il, puis il chercha de la scille et en attacha les pieds des chiens, ensuite il dit à l’ogresse : « Passe, maintenant tu prendras du feu. » Il avait reconnu que c’était elle qui avait dévoré son frère. Elle crut qu’il avait attaché ses chiens et passa du côté du jeune homme ; quand elle fut près de lui, elle voulut se jeter sur lui. Mais il se tenait sur ses gardes ; quand il la vit ainsi, il tira son couteau et l’en frappa au cou. Puis il appela ses chiens qui vinrent l’aider. Bientôt il l’eut tuée avec leur secours. Alors il lui fendit le ventre et en tira son frère qu’il trouva mort, il l’étendit à terre, alla chercher de l’eau et le lava bien.

Il était là, la joue dans la main, attristé et pleurant lorsque vinrent deux tarentes. Elles jouèrent puis se battirent ; l’une d’elles frappa sa sœur et la tua. Le jeune homme les regardait tout en pleurant son frère. Il dit à la survivante ; « Pourquoi as-tu nui à toi-même et à ta sœur ? Pleure. — C’est bon pour toi de pleurer, répliqua-t-elle ; pour moi, tu vas voir ma sœur revenir avec moi. » Alors elle alla chercher une herbe qu’elle mit au nez de la morte. À peine celle-ci l’eut-elle sentie qu’elle se leva et courut. Le jeune homme les regardait, il vit cette herbe, la prit, la mit au nez de son frère qui se leva et revint à la vie (193).

Voilà ce que nous avons entendu.