Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques/Tome 3/04

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Imprimerie de Crapelet (Tome 3p. 189-264).


L’AMANT DÉROUTÉ.















L’AMANT DÉROUTÉ.




Le jeune comte de Rosenthall, après avoir recueilli la riche succession d’un grand-oncle, se hâta de terminer toutes ses autres affaires, afin de quitter l’Allemagne et d’entreprendre un grand voyage. Avec une fortune considérable, un esprit cultivé, un ardent désir de s’instruire, et une parfaite indépendance, il étoit tout simple qu’un Allemand de vingt-six ans qui n’avoit jamais quitté son pays, fût occupé, depuis long-temps, du projet de voir l’Italie, la France et l’Angleterre. Rosenthall résolut de commencer d’abord par la France, qui, à cette époque, étoit gouvernée par le Directoire. Il partit sur la fin du mois de mars. Il voyagea rapidement, et il arriva à Paris au mois d’avril ; malheureusement pour lui, c’étoit à une époque où l’on arrêtoit, où l’on déportoit prodigieusement. Rosenthall n’avoit qu’une lettre de recommandation pour une personne que l’on venoit d’envoyer à Cayenne. Il se permit de censurer les mesures rigoureuses prises par le Gouvernement ; il fut épié, dénoncé, et enfin arrêté ; vingt-quatre heures après son arrivée, on le conduisit au Temple. On l’enferma dans une chambre vaste, et propre qui contenoit six autres prisonniers, parmi lesquels Rosenthall distingua sur-le-champ, un homme de cinquante ans, d’une figure intéressante et noble, qui, seul à l’écart, assis auprès d’une petite table, lisoit avec tant d’attention, qu’il se leva sans discontinuer sa lecture, lorsqu’il entendit entrer un nouveau prisonnier. Rien souvent n’excite la curiosité comme ceux qui n’en montrent aucune ; le dédain irrite et repousse, mais la sérénité de l’insouciance a je ne sais quoi d’original qui peut réveiller et piquer l’amour-propre. Après avoir reçu les complimens de ses compagnons d’infortune, après avoir répondu à mille questions faites à la-fois, Rosenthall demanda tout bas le nom du prisonnier silencieux qui lisoit à l’autre extrémité de la chambre ; on lui apprit qu’il se nommoit Darmond ; et le comte, au bout de quelques minutes, fut s’asseoir auprès de Darmond qui continua sa lecture, sans faire la moindre attention à lui ; dans cet instant la porte s’ouvrit, et une jeune personne, d’une figure ravissante, entra précipitamment dans la chambre, et fut se jeter dans les bras de Darmond. C’étoit sa fille. Oh ! combien le père de cette charmante inconnue parut alors plus intéressant aux yeux du comte ! « Ma chère Léontine, dit Darmond, comment avez-vous obtenu la permission d’entrer ici ? — Ah ! mon père, comment auroit-on pu me la refuser !… ». À ces mots, les yeux de Darmond se remplirent de larmes, sa fille se pencha sur son épaule, ils se parlèrent tout bas, et le comte, ému, s’éloigna d’eux par discrétion. Tous les prisonniers avoient les yeux fixés sur la charmante Léontine, mais Rosenthall, sur-tout, la contemploit avec cette admiration et ce trouble, présages certains d’un sentiment passionné. Il est rare que dans la jeunesse, une première entrevue, accompagnée de circonstances intéressantes et extraordinaires, ne fasse pas naître l’amour, quand les deux personnes sont également remarquables par leurs agrémens extérieurs. Rosenthall étoit jeune et beau, Léontine s’apperçut de l’impression qu’elle faisoit sur lui, et lorsque la conversation devint générale, il fut le premier auquel elle adressa directement la parole ; il sentit vivement cette distinction : on sait si bien apprécier ce qui touche le cœur ! Léontine resta plus de trois heures dans la prison ; et en s’en allant, elle promit à son père de revenir le lendemain à midi. Rosenthall fit, le soir même, une heureuse découverte. Darmond desiroit jouer aux échecs, et ne trouvoit personne pour faire sa partie. Le comte s’offrit avec empressement, et fut accepté avec reconnoissance. Le jeu fini, les deux prisonniers se questionnèrent mutuellement sur les causes de leur détention, et tous les deux étoient, à cet égard, de la même ignorance. Vous avez des amis, dit le comte, qui sans doute obtiendront promptement votre liberté. Pour moi, étranger, sans parens et sans connoissances dans ce pays, je ne vois pas trop comment je pourrai sortir d’ici. La justice ne prévient personne ; elle est si belle, qu’en effet elle mérite bien qu’on lui fasse des avances ; elle veut être demandée, sollicitée… Eh bien ! reprit Darmond, je la demanderai pour vous, et promptement, si, comme j’ai lieu de l’espérer, je recouvre ma liberté sous peu de jours. Ah ! monsieur, s’écria Rosenthall, que je serois heureux de vous avoir une obligation !…

Léontine revint le lendemain, elle trouva son père et le comte, déjà intimement liés, car en prison, les liaisons se forment aussi promptement qu’en voyage et aux eaux. Léontine apportait de bonnes nouvelles ; on lui avoit promis que son père seroit mis en liberté sous quinze jours, on reconnoissoit sa parfaite innocence ; mais on sait que dans les temps de révolution, il ne faut pas se presser de réparer une injustice. On causa gaîment, Léontine fut charmante ; elle avoit un sourire enchanteur, et ce sourire disoit tant de choses ! Rosenthall y trouvoit de si douces réponses ! cette matinée acheva de lui tourner la tête.

Léontine resta jusqu’à six heures du soir, et en s’en allant, elle dit tout haut à son père : Si Melcy arrive de bonne heure, je reviendrai demain avec lui. Après le départ de Léontine, Rosenthall proposa à Darmond une partie d’échecs ; et tandis qu’il arrangeoit les pièces : « Savez-vous, dit Darmond, quel est ce Melcy dont parle ma fille ! c’est mon gendre futur… » — Votre gendre, reprit Rosenthall avec une extrême émotion !… — Oui, un jeune homme charmant, notre parent ; il est le neveu de mon cousin germain, mon ancien compagnon de collége, mon ami intime, qui a fait une grande fortune dans nos îles : en repassant la mer pour revenir en France, il a été pris par les Anglais ; cependant nous espérons qu’il recouvrera bientôt sa liberté, et nous n’attendons que son retour pour célébrer le mariage… Mais jouez donc, continua Darmond… ». Le pauvre Rosenthall soupira, et poussant tristement un pion : Ce mariage, dit-il, n’est pas seulement de convenance, il est sans doute aussi d’inclination ?… — Assurément ils s’aiment tous les deux passionnément. Melcy est le plus aimable jeune homme !… Mais ne voyez-vous pas le coup qui vous menace ?… vous y attendiez-vous ? — Hélas ! non. — Vous perdez votre dame. — Oui… je perds tout… Vous jouez si bien, comment avez-vous pu faire une telle faute ? Ils s’aiment donc depuis long-temps ? — Depuis l’enfance, et cet amour est accompagné d’une amitié si tendre, d’une confiance si intime !… Vous venez de faire là un mauvais coup, échec au roi. — Et… ce mariage, dites-vous, se fera ?… — Certainement, au plus tard dans deux mois !… — Dans deux mois… — Échec et mat ».

Rosenthall ne demanda point de revanche, il se plaignit d’un violent mal de tête ; et, se retirant dans un coin de la chambre, il garda tout le reste du jour le plus profond silence. Il étoit également surpris, affligé et piqué, sur-tout quand il se rappeloit les sourires de Léontine. Peut-on sourire ainsi, se disoit-il, à celui qu’on n’aime pas, et quand on en aime un autre ! Quoi ! cette expression si tendre, et qui paroît si naïve, n’est qu’une mine, ou pour mieux dire, un piège ! quelle coquetterie, quelle fausseté !… Voilà les Françaises !… Ah ! pourquoi faut-il que tant de graces soient réunies à tant d’artifices !…

Rosenthall se coucha de très-bonne heure, afin de se débarrasser de toute conversation, et ne pouvant dormir, il se leva avec le jour. Cependant il se promit de dissimuler son chagrin, et d’employer toute sa raison à se guérir d’un sentiment sans espérance, et son dépit même lui persuada qu’il ne lui seroit pas difficile de surmonter un penchant si nouveau. Il prit la résolution de montrer à Léontine beaucoup d’insouciance et de légèreté ; il ne s’avouoit pas qu’il avoit envie de l’étonner et de la piquer ; mais il trouvoit, dans ce projet, la seule consolation qu’il pût recevoir.

À dix heures du matin on vint annoncer Melcy, qui parut un instant après. C’étoit, en effet, un jeune homme de la figure la plus agréable, et dont les manières étoient remplies de graces et de douceur. Après avoir causé un quart d’heure avec Darmond, il s’avança vers Rosenthall qui reçut, avec autant de sécheresse que d’embarras, le compliment qu’il lui adressa. Léontine survint, Rosenthall affecta un air très-dégagé ; et s’asseyant auprès d’elle, il saisit un moment où tout le monde parloit à la fois pour la féliciter sur son prochain mariage ; Léontine le déconcerta en répondant avec simplicité et sentiment pour Melcy, dont elle fit en peu de mots un éloge touchant. Comme Léontine et Melcy devoient aller faire plusieurs courses utiles à Darmond, leur visite fut courte, ils sortirent ensemble. Léonine, le soir, revint seule, et elle apprit à Rosenthall que Melcy, qui avoit plusieurs amis puissans, feroit aussi des démarches pour lui ; Rosenthall remercia froidement, et avec un tel embarras, qu’il ne put achever son compliment ; Léontine, qui avoit les yeux fixés sur lui, sourit ; et il y avoit dans ce sourire tant de douceur et de sentiment, que Rosenthall fut au moment de le lui reprocher comme une perfidie ; pouvant à peine se contenir, il s’éloigna brusquement. Les jours suivans, Léontine et Melcy revinrent régulièrement, et témoignèrent, à l’envi l’un de l’autre, le plus vif intérêt à Rosenthall ; Melcy, sur-tout, paroissant vouloir se lier intimement avec lui, s’occupoit tellement de ses affaires, que Rosenthall, malgré toute son humeur, ne pouvoit se dispenser de lui montrer beaucoup de reconnoissance. Enfin, au bout de trois semaines, Melcy, un matin, vint annoncer aux deux prisonniers qu’ils étoient libres ; il embrassa le comte et le félicita avec une grâce et une sensibilité qui touchèrent vivement Rosenthall. Je pars pour la campagne, lui dit Darmond ; il faut, mon cher comte, que vous y veniez avec nous ; Melcy joignit ses instances à celles de Darmond, et Rosenthall se laissa entraîner et les suivit. Au bas de l’escalier on trouva Léontine qui, transportée de joie, se jeta en pleurant au cou de son père ; ensuite se retournant vers Rosenthall et Melcy, elle leur dit, à l’un et à l’autre, les choses les plus aimables, et avec le ton de la sensibilité la plus vraie. On quitta la prison, on monta en voiture, et l’on partit pour Franconville. Après avoir fait cinq lieues, on arriva dans un château charmant, situé dans la vallée de Montmorency, et qui appartenoit à Darmond.

Plus Rosenthall observoit Léontine et Melcy, plus il se confirmoit dans l’idée qu’ils s’adoroient. Melcy, qui lui montroit une extrême amitié, lui parloit sans cesse de Léontine, et toujours avec enthousiasme. Rosenthall n’avoit plus l’ombre de l’espérance ; néanmoins, il ne pouvoit vaincre une passion, d’autant plus vive qu’elle étoit la première de sa vie. D’ailleurs, malgré tout l’attachement de Léontine pour Melcy, il remarquoit, avec autant de trouble que de surprise, que Léontine, froidement polie pour tous les hommes qui venoient chez son père, étoit naturellement d’une réserve excessive ; et cependant Rosenthall la voyoit pour lui remplie de graces, de charmes et de prévenance ; Melcy même n’obtenoit pas d’elle de plus doux sourire et un accueil plus aimable. Quelquefois Rosenthall osoit penser que Léontine, sans se l’avouer, sans peut-être s’en douter, avoit du penchant pour lui ; mais il avoit une grande obligation à Melcy, ce dernier lui témoignoit une confiance et une amitié touchantes : Rosenthall eut horreur de l’idée de le supplanter, et il prit la résolution de s’arracher, sans délai, à des dangers qui menaçoient également son repos et sa vertu. Il étoit depuis huit jours à Franconville, lorsqu’il annonça que des affaires l’obligeoient à partir le lendemain. Après avoir déclaré ce dessein à Darmond, qui le combattit vainement, il fut chercher Léontine et Melcy pour leur faire ses adieux. Il les trouva tête-à-tête dans le salon ; mais quelle fut son émotion, lorsqu’à l’annonce de son prochain départ, il vit Léontine pâlir !… « Quoi ! s’écria Melcy, nous quitter si brusquement ! et pour quelle raison ? — Il m’est survenu une affaire importante… — Quelle affaire ? — Ce détail seroit trop long. — Mon cher Rosenthall, j’ai trop d’amitié pour vous, vous m’inspirez trop de confiance, pour n’avoir pas le droit de vous questionner. Ce prompt départ m’inquiète ; que vous est-il donc arrivé ? — Rien de fâcheux ; mais je vous assure, je vous proteste qu’il faut absolument que je parte. — Pourquoi donc ce mystère » ? À ces mots, pour toute réponse, le comte baissa les yeux en soupirant, et Léontine prenant la parole : « Ne voyez-vous pas, Melcy, dit-elle, que tout simplement M. de Rosenthall s’ennuie à la campagne, et qu’il veut aller à Paris ? — Ah ! mademoiselle, reprit vivement Rosenthall, n’ajoutez pas au chagrin trop sensible que j’éprouve… ». Il s’arrêta, croyant qu’il venoit de se trahir ; car ses yeux étoient remplis de pleurs… Il n’osoit ni les relever, ni parler, ne doutant point que Léontine et Melcy n’eussent enfin pénétré son secret « Non, non, dit Melcy, on ne s’ennuie point avec des amis sincères ; oui, Rosenthall se plaît avec nous, j’en suis sûr… — J’aimerois à le croire, dit Léontine ». Elle prononça ces paroles avec un son de voix qui retentit jusqu’au fond du cœur de Rosenthall ; il mit ses deux mains sur son visage, et il fondit en larmes. Après un moment de silence, Melcy saisissant et serrant affectueusement la main du comte : « Cher Rosenthall, lui dit-il, je vois qu’il s’agit d’un secret qui ne vous regarde pas ; car s’il vous étoit personnel, vous nous le confieriez : ainsi, je ne vous presserai plus de vous expliquer ; mais accordez-nous encore quinze jours… — Oh ! ne nous refusez pas, ajouta Léontine… — Grand Dieu ! s’écria Rosenthall, qui pourroit vous résister » ?… Dans ce moment, Darmond entra ; on lui annonça que Rosenthall ne partiroit point ; Darmond l’embrassa, et se tournant vers Melcy : « Vous allez, dit-il, aujourd’hui à Paris ; il faut que vous y meniez le comte : car jusqu’ici nous n’avons pensé qu’à nous, sans songer qu’il ne connoît de Paris que le Temple et le Musée, qu’il visita le lendemain de son arrivée. Il n’a vu ni les spectacles, ni les promenades ; vous pourrez aujourd’hui le mener à l’Opéra et à Frascati… — Non, non, interrompit Rosenthall, laissez-moi passer à Franconville les quinze jours que je vous consacre ; souffrez que je n’en perde rien : ils ne s’écouleront que trop vite !… Léontine remercia Rosenthall par le plus tendre regard, et Melcy partit seul.

Plusieurs personnes vinrent de Paris pour dîner. Léontine parut plus gaie qu’à son ordinaire et plus aimable que jamais pour Rosenthall. En sortant de table, elle fut obligée, par l’ordre de son père, de jouer au wisck, et Rosenthall descendit dans le jardin. En réfléchissant à tout ce qui venoit de lui arriver, il ne put concevoir comment Melcy n’étoit pas éclairé sur le véritable état de son cœur ; il sentoit qu’à sa place il éprouveroit la plus violente jalousie : Léontine avoit pâli !… Comment Melcy n’avoit-il pas remarqué son trouble et celui de Rosenthall ! comment les discours, l’embarras et les pleurs de Rosenthall pouvoient-ils laisser le moindre doute sur le secret qu’il avoit refusé de confier ? Cependant Melcy n’avoit pas montré la plus légère surprise ; son air, son maintien, ses discours et sa conduite annonçoient une parfaite sécurité et une ignorance entière des sentimens de Rosenthall ; sans doute qu’il comptoit tellement sur le cœur de Léontine, que non-seulement il étoit inaccessible à la jalousie, mais qu’il n’admettoit même pas la possibilité qu’un homme raisonnable pût devenir amoureux d’elle. Léontine paroissoit encore plus inexplicable à Rosenthall ; des regards en amour trompent moins que des discours, et s’expliquent aussi clairement ; et ceux de Léontine étoient si tendres, si expressifs ! elle avoit tant d’esprit et de finesse ! elle avoit si bien l’air de comprendre Rosenthall ! elle paroissoit d’ailleurs si éloignée de toute espèce de coquetterie ! enfin Rosenthall l’avoit vue rougir, pâlir et s’attendrir ; mais, d’un autre côté, elle montroit toujours les mêmes sentimens pour Melcy, le même plaisir à le voir, le même empressement à lui parler en particulier ; elle avoit toujours quelque secret à lui dire à l’oreille ; sa présence, loin de la gêner jamais, paroissoit lui être agréable dans tous les instans. Absorbé dans ces diverses réflexions, le comte se promenoit à pas lents dans une sombre allée de marronniers, lorsqu’il entendit marcher derrière lui. Il se retourna et tressaillit en appercevant Léontine : elle étoit seule, elle s’avançoit ; il alloit se trouver sans témoins avec elle : quel événement !… un premier tête-à-tête avec l’objet qu’on aime, est une époque dans la vie… Rosenthall étoit bien décidé à se taire ; mais cette idée ne put affoiblir le charme de cet instant de trouble et de bonheur. Léontine s’approcha d’un air timide ; on ne parla d’abord que de choses indifférentes ; ensuite, on garda le silence : car la conversation tombe facilement quand on veut dissimuler ce qu’on éprouve, et qu’on est trop préoccupé de ses pensées pour trouver autre chose à dire. Au bout de l’allée étoit un parterre rempli de fleurs qui exhaloient un parfum délicieux ; le jour commençoit à tomber, Léontine s’assit sur un banc, et Rosenthall restant debout, elle le pria d’aller cueillir une tubéreuse ; il obéit, et revint s’asseoir auprès d’elle. Après avoir vanté la douce odeur de la tubéreuse, on retomba dans un profond silence. Enfin, Léontine reprenant la parole : « Vous êtes bien rêveur », dit-elle. Cette remarque assez simple et très juste, fit frissonner Rosenthall : « Moi, rêver près de vous ! reprit-il d’une voix tremblante. — Et pourquoi pas ? — Ah ! je n’oserois… — Je ne m’en fâcherois point. — Je le crois… L’indifférence ne se blesse, ne se formalise de rien. — L’indifférence ! quel est ce langage dont l’amitié pourroit s’offenser ? Mais avouez la vérité : vous vous repentez d’avoir cédé à nos instances ; l’idée de passer encore quinze jours ici vous effraie… — Elle doit, en effet, m’effrayer… oui, voilà le mot que je n’eusse osé dire, c’est vous qui l’avez prononcé. — Ainsi donc, vous convenez franchement que vous brûlez de nous quitter » ? Rosenthall vit dans cette réponse une mauvaise foi qui lui déplut, et regardant fixement Léontine : « Le croyez-vous ? dit-il d’un ton un peu sévère. — Oh non, reprit vivement Léontine, et si je le pensois, je chercherois à me tromper moi-même sur une si triste vérité. — Grand Dieu » ! s’écria Rosenthall avec transport. Il s’arrêta, saisit une des mains de Léontine, la serra fortement dans les siennes, et se levant brusquement, il s’arracha d’auprès d’elle et disparut. Il fut rêver en liberté à l’autre extrémité du parc. Il ne pouvoit plus douter des sentimens de Léontine » ; il étoit même clair qu’elle vouloit les lui faire connoître : mais quels étoient ses projets et son espoir ? Tout se préparoit pour son mariage avec Melcy ; les dernières lettres d’Angleterre annonçoient que l’oncle de Melcy seroit en France sous un mois, et la noce devoit se faire le lendemain de son arrivée. Cependant Léontine étoit calme, satisfaite et gaie ; elle présidoit elle-même aux apprêts de son hymen : Rosenthall l’avoit entendue, la veille, commander sa robe et sa parure de noce. Comment concevoir une telle conduite, d’une personne remplie de délicatesse, de sensibilité, et qui montroit d’ailleurs des principes si sévères et si purs ? Rosenthall se perdoit dans ces réflexions ; mais la certitude d’être aimé lui fournissoit un sujet de rêverie bien plus intéressant : Non, se disoit-il, je ne manquerai point aux devoirs sacrés de la reconnoissance et de l’hospitalité. Léontine, qui ne peut que soupçonner mes sentimens, n’en recevra jamais l’aveu ; je partirai sans avoir goûté la consolation de lui ouvrir mon cœur ! Mais, que dis-je ? n’a-t-elle pas lu dans ce triste cœur ? ne serai-je pas récompensé de mon silence par son estime ? Elle m’aime : ne se dira-t-elle pas tout ce que je suis forcé de taire ?… Elle m’aime ! je suis aimé de Léontine ! je puis gémir de mon sort, mais je dois du moins m’en enorgueillir…

Rosenthall étoit encore dans le parc à dix heures, quand on vint l’avertir que l’on servoit le souper.

Il revit Léontine avec une vive émotion qui s’accrut encore, en remarquant qu’elle s’étoit parée de la tubéreuse qu’elle tenoit de sa main. À table, Léontine le fit placer à côté d’elle, et pendant tout le souper, elle ne fut occupée que de lui. Darmond, qui se trouvoit en tiers avec eux, n’apperçut rien d’extraordinaire dans leur maintien et dans leurs discours. Avec de l’esprit et le caractère le plus loyal, Darmond étoit un de ces hommes qui n’ont jamais appliqué qu’aux affaires la faculté de réfléchir et d’observer, et qui, d’ailleurs, spectateurs distraits et nonchalans au milieu de la société, n’y voient bonnement que ce qu’on y veut montrer, n’y comprennent que ce qui s’y dit clairement et sans voile ; manière d’être qui ressemble un peu à l’imbécillité, mais qui, lorsqu’elle est réunie à quelque sorte de mérite, est plus utile que la finesse et la pénétration qui font tant d’ennemis : tout le monde aime ces gens-là, ils sont si peu gênans ! on peut impunément tromper, intriguer en leur présence ; fussent-ils durs et vicieux, on feroit encore l’éloge de leur parfaite bonté : mais les gens qui savent entendre et voir, sont bien dangereux et bien méchans.

Après le souper, Rosenthall perdit, de suite, contre Darmond, trois parties d’échecs : ce qui fit dire à Darmond, qu’il avoit un jeu singulièrement inégal ; car il l’avoit vu jouer souvent, ajouta-t-il, d’une manière supérieure.

Le lendemain, Léontine, au déjeûner, portoit encore la tubéreuse qui, cependant, étoit un peu fanée. Melcy revint de Paris, et, suivant l’usage, il présenta à sa future épouse, un superbe bouquet. Léontine reçut cet hommage avec sa grâce accoutumée, et après avoir loué la beauté des fleurs : « Je ne suis pas assez parée aujourd’hui, dit-elle, pour mettre ce charmant bouquet, il ornera mon cabinet, et j’en jouirai plus long-temps. — Du moins, reprit Melcy, permettez que j’en détache cette branche de tubéreuse, pour remplacer celle que vous portez, qui est beaucoup moins fraîche. — Non, non, s’écria Léontine en rougissant, cette tubéreuse a toujours un parfum si doux !… je veux la garder ». En disant ces mots, elle sonna, et fit porter le bouquet dans son cabinet.

Pendant cet entretien, Rosenthall, aussi troublé qu’attendri, respiroit à peine ; mais ensuite, il éprouva une émotion bien différente, lorsqu’un moment après il vit Léontine se lever, conduire Melcy dans l’embrasure d’une fenêtre, et là, s’entretenir tout bas avec lui, pendant plus d’une demi-heure, avec l’air le plus tendre et le plus attentif ; à la fin, Rosenthall, impatienté, sortit précipitamment de la chambre ; il descendit dans le jardin, et au bout d’une heure, Melcy fut l’y trouver. Rosenthall n’avoit nulle envie de causer avec lui ; mais Melcy, plus communicatif et plus affectueux que jamais, se mit à lui parler de sa tendresse pour Léontine, de son bonheur, de l’attachement de Léontine pour lui, de la confiance intime et parfaite qu’elle lui témoignoit ; il termina ces longs détails par l’éloge de l’esprit supérieur et du caractère angélique de Léontine. Tandis que Melcy parloit avec autant de volubilité que de feu, Rosenthall changea plus d’une fois de visage, il garda un morne silence ; Melcy ne parut remarquer ni son embarras, ni sa souffrance. Rosenthall apperçut heureusement Darmond au bout du parterre ; il se hâta de l’aller rejoindre, afin de se délivrer d’une conversation qu’il n’étoit plus en son pouvoir de supporter. Rosenthall bouda pendant cinq ou six jours, et Léontine, sans avoir l’air de s’en appercevoir, n’en fut que plus aimable pour lui. Cependant, elle l’arrachoit souvent à ses réflexions, par des mots charmans, par des traits naïfs d’une sensibilité touchante ; mais bientôt, sa conduite et son intimité avec Melcy ranimoient le dépit de Rosenthall, et lui rendoient tout son chagrin. Darmond et sa fille furent invités à un bal champêtre à Taverny, que donnoit un de leurs voisins ; Rosenthall qui en fut prié aussi, déclara qu’il n’iroit point. Le jour où l’on devoit y aller, Melcy ne dîna point à Franconville ; en sortant de table, Darmond passa dans son cabinet pour répondre à un billet qu’il venoit de recevoir, et Rosenthall se trouva seul dans le salon avec Léontine. Son premier mouvement fut de fuir ; Léontine l’appela, il revint, et, d’un air glacial, il lui demanda quel ordre elle avoit à lui donner ? Plusieurs, répondit en riant Léontine, et, premièrement, celui de vous asseoir là, et elle montroit un fauteuil à côté d’elle. Rosenthall s’assit. « Vous viendrez à Taverny ? lui dit-elle. — Non, mademoiselle. — Bon, ce refus est une plaisanterie ? — Je suis, en effet, si plaisant ! J’ai une telle gaîté, et tant de sujets d’en avoir ! — Mais vous m’aviez dit que vous aimiez la danse ? — Ce goût m’a passé. Je hais les bals, les fêtes, la société. — C’est dommage. Cependant vous viendrez à Taverny. — Juste ciel ! s’écria Rosenthall avec véhémence, pouvez-vous me proposer une partie de bal, quand je pars dans cinq à six jours, quand je pars pour jamais !… En disant ces mots, il se lève impétueusement pour sortir ; il s’élance vers la porte. Rosenthall !… dit Léontine d’une voix douce et pénétrante. Ce seul mot eut un effet magique ; jamais Léontine ne l’avoit prononcé sans y joindre la froide épithète de Monsieur. Ce ton de sentiment et de familiarité, toucha, enivra Rosenthall ; il s’arrêta, avec un tel battement de cœur, qu’il fut obligé de s’appuyer contre une table… Rosenthall !… répéta Léontine avec un accent plaintif ; Rosenthall éperdu, courut se précipiter à ses pieds. Léontine, à son tour, devint tremblante, et une sorte d’effroi se peignit dans ses yeux… Que signifie ceci ? dit-elle. — N’est-ce pas ainsi, répondit Rosenthall, que l’on doit recevoir vos ordres ? En prononçant ces paroles avec un trouble inexprimable, il se relève, et tombe sur une chaise. Il y eut un moment de silence. Eh bien ! reprit Léontine, n’avez-vous rien à me dire ? À cette question pressante et dangereuse, Rosenthall réfléchit un moment. Ensuite, poussant un profond soupir : Si vous desirez, dit-il, savoir tout ce que je pense, tout ce que je sens, chargez celui qui possède votre confiance de m’interroger ; je lui répondrai sans, déguisement : mais ce n’est qu’à Melcy que je puis déclarer ce que j’éprouve, ou ce n’est qu’en sa présence que je puis satisfaire votre curiosité. Pour toute réponse, Léontine tendit une main à Rosenthall, qui pressa cette main contre son cœur, en la regardant avec étonnement. La physionomie de Léontine avoit la plus douce expression d’amour, de reconnoissance, et en même temps de sérénité… Quel être inconcevable vous êtes ! dit-il. — Eh bien ! reprit Léontine avec un sourire enchanteur, vous viendrez à Taverny ? — Grand Dieu ! s’écria Rosenthall, faut-il vous répéter que je pars dans cinq jours ? et ne croyez pas que mon projet soit de m’arrêter à Paris. Non, je n’y passerai même pas ; j’irai directement en Allemagne : je ne veux y emporter de la France qu’un seul souvenir. Eh ! que m’importent tous les autres !… — Vous ne partirez point dans cinq jours ; vous m’accorderez tout le temps que je vous demanderai… — Qui, moi ! j’attendrois ici le retour de l’oncle de Melcy ?… — Oui, je l’exige. — Plutôt mourir. — Rosenthall, je le veux : j’ai le droit de vous parler ainsi… — Comment ? — Par le pouvoir suprême d’un sentiment aussi vrai qu’il est pur… — Et cependant, grand Dieu !… — J’entends mon père ; répondez-moi, m’obéirez-vous ? — Ah ! s’écria Rosenthall, vous me bouleversez, vous me percez le cœur ; mais disposez de moi. À ces mots, deux larmes s’échappèrent des beaux yeux de Léontine. Vous savez aimer, dit-elle. En prononçant ces paroles, elle se hâta d’essuyer ses yeux ; elle reprit un visage serein : Darmond entroit dans le salon : Mon père, dit gaîment Léontine, M. de Rosenthall s’est ravisé ; il viendra à Taverny. — Ah ! c’est charmant, répondit Darmond, et j’espère aussi qu’il ne quittera pas Franconville avant ton mariage… Oh non, mon père, reprit Léontine, il vient de me le promettre. Ces mots firent tressaillir Rosenthall : heureusement que dans ce moment on vint avertir que les chevaux étoient mis. Léontine se leva, prit le bras de son père, donna l’autre à Rosenthall, et l’on partit. Rosenthall éperdu, plus dérouté que jamais, et se trouvant en voiture à côté de Léontine, ne put articuler que des monosyllabes durant toute la route. On trouva Melcy à Taverny, et Léontine l’aborda avec son amabilité ordinaire, sans que Rosenthall pût démêler en elle la plus légère nuance de contrainte ou d’embarras. Le bal commença ; Léontine dansoit dans la perfection ; Rosenthall ne l’avoit jamais vu danser : mais elle s’étoit engagée avec Melcy, elle sembloit ne voir que lui ; et Rosenthall entendoit répéter dans toute la salle : Quel couple charmant ! ils sont bien faits l’un pour l’autre !… Après cette première contre-danse, quelqu’un vint prier Léontine ; elle refusa, en disant : Je suis engagée avec M. de Rosenthall. Cela n’étoit pas vrai ; mais Rosenthall ne put se dispenser d’accepter la main qu’elle lui tendoit. Il dansoit bien aussi ; et, malgré son dépit, il dansa de son mieux. Aussi-tôt que l’anglaise fut finie, Rosenthall s’échappa de la salle du bal, descendit dans le jardin, et s’enfonçant sous un épais ombrage, il s’assit sur un siège de gazon adossé à une charmille. Après avoir passé plus d’une heure, absorbé dans la plus profonde rêverie, il entendit du bruit de l’autre côté de la charmille : quel fut son trouble, en reconnoissant le son de voix de Léontine et celui de Melcy ? Tous les deux rioient aux éclats, et Rosenthall entendit distinctement prononcer son nom… Tremblant de surprise et d’inquiétude, il prête l’oreille, et il entend Léontine dire : Pauvre Rosenthall !… Melcy fit un long éclat de rire ; ensuite, continuant de marcher avec Léontine, il s’éloigna, et Rosenthall n’entendit plus rien. Il resta immobile à sa place, pétrifié d’étonnement, et suffoqué par la colère. Quoi donc, s’écria-t-il, je ne suis pour eux qu’un objet de dérision !… Cette femme que j’adorois, malgré l’extravagance de sa conduite, cette femme qui subjuguoit mon cœur et mon admiration, malgré la duplicité qui devoit me la faire mépriser ; Léontine enfin n’est qu’un monstre de fausseté, sa noirceur est égale à sa monstrueuse coquetterie !… Il est clair qu’elle se moque, avec mon rival, des sentimens qu’elle m’inspire ; il est clair qu’elle se fait un jeu de me tourner la tête, qu’elle n’a voulu me séduire que pour me sacrifier, et que son amant n’est qu’un fat insolent qui, sous le masque de l’amitié, se fait un amusement de mon trouble, de mes peines, de ma crédulité !… et je croyois lui devoir de la reconnoissance, j’étois touché des perfides démonstrations de sa fausse amitié ; me croyant aimé, je m’étois imposé la loi rigoureuse de me taire : je voulois partir, et lorsqu’il me retenoit, vingt fois j’ai été tenté de lui confier à lui-même mes sentimens secrets ! Voilà le prix de tant de droiture, de candeur, et d’une conduite si pure !… Oui, je vais m’arracher de ce séjour détesté ; mais je ne partirai pas sans vengeance, l’odieux Melcy me rendra raison de son insolence !… Après tout, c’est un bonheur pour moi de pouvoir le haïr et le mépriser. Mais Léontine !… grand Dieu ! puis-je le croire !… Cependant ce n’étoit point une illusion, je l’ai vu pâlir, j’ai vu couler ses larmes, j’ai lu dans ses yeux le sentiment que j’éprouve… Je l’ai vu !… Seroit-ce donc Melcy qu’elle abuse ! auroit-elle un projet qui la porte à cet artifice !… Elle trompe l’un de nous deux… Hélas ! si elle ne mérite point ma haine, elle n’en est pas plus digne de mon estime. Cette dernière réflexion déchira le cœur du malheureux Rosenthall, ses pleurs inondoient son visage ; tout-à-coup il entendit un bruit extraordinaire dans le château, il n’en étoit qu’à cent pas, il leva les yeux, et il vit un mouvement qui annonçoit quelqu’événement ; on couroit, on jetoit les portes avec fracas, on appeloit les domestiques, et les instrumens ne jouoient plus…Le comte inquiet se leva précipitamment, et courut au château. Il arrive, il entre dans le salon ; quel objet frappe ses regards !… Il voit, sur un canapé, Léontine évanouie dans les bras de son père… Elle avoit un bras ensanglanté… Pénétré, hors de lui, le comte interroge ; on lui apprend qu’une girandole de bronze s’étant détachée du lambris, est tombée sur l’épaule gauche de Léontine, et qu’on croit qu’elle a le bras cassé. L’accident venoit d’arriver dans l’instant La maîtresse de la maison à genoux devant Léontine, s’occupoit à couper avec des ciseaux la manche de sa robe. En faisant cette opération, elle découvrit le bras à nu, et l’on vit alors au-dessus du coude un ruban bleu autour du bras, formant une espèce de bracelet ; on le dénoua, et on le jeta négligemment sur une petite table qui se trouvoit derrière le canapé. Le bras de Léontine étoit meurtri depuis l’épaule jusqu’au coude, et profondément entamé en plusieurs endroits ; la douleur qu’on lui fit éprouver en le touchant, lui rendit l’usage de ses sens ; elle r’ouvrit les yeux : ses pre­mières paroles furent pour son père ; en­suite ses regards errans parurent chercher quelqu’un dans la chambre, et se fixèrent avec la plus tendre expression sur Rosenthall baigné de larmes : un instant après, elle demanda Melcy ; on répondit qu’il étoit allé chercher un chirurgien qui demeuroit à un quart de lieue de Taverny, Toute la société de danseurs, consternée de cet événement, étoit restée dans une galerie voisine ; Léontine n’étoit entourée que de quatre ou cinq personnes. Elle fit signe au comte de s’approcher plus près d’elle ; il étoit dans un tel état, qu’à l’exception de Darmond, tout le monde fut éclairé sur ses sentimens pour Léontine. Enfin Melcy revint avec un chirurgien qui, après avoir examiné le bras de Léontine, déclara qu’il n’y avoit rien de cassé : à cette heureuse annonce, Melcy embrassa avec transport Rosenthall qui serra son rival dans ses bras, sans se rappeler en ce moment son ressentiment et sa colère. Cependant, tandis qu’on pansoit le bras de la malade, Rosenthall, rassuré sur son état, se ressouvint du mystérieux bracelet de ruban bleu ; et poussé par la plus vive curiosité, il s’en saisit et le mit dans sa poche, sans que personne s’apperçût de ce larcin. La maîtresse de la maison qui l’avoit dénoué, étoit trop occupée à faire les honneurs de la chambre, pour se rappeler une chose aussi frivole ; ainsi le vol de Rosenthall ne fut ni remarqué, ni réclamé.

On partit de Taverny : en arivant à Franconville, Léontine se mit au lit, et Rosenthall fut s’enfermer dans sa chambre, afin de s’y recueillir sans distraction, et sur-tout dans l’intention d’examiner scrupuleusement le bracelet de ruban bleu. Cet inquiétant bracelet n’étoit autre chose qu’un petit sachet parfumé, de satin bleu, cousu avec soin, auquel étoient attachés deux rubans ; mais Léontine avoit porté ce bracelet caché sous la manche de sa robe, c’étoit sans nul doute un gage précieux de sentiment. Par son peu d’épaisseur et par sa souplesse, Rosenthall jugea qu’il ne pouvoit renfermer que des cheveux ; mais Léontine portoit depuis long-temps, sans aucun mystère, un anneau, des cheveux de Melcy !… D’ailleurs, le bracelet paroissoit être neuf, que pouvoit-il contenir ? Rosenthall, pour éclaircir des doutes insupportables, et pour fixer une espérance vague, fut bien tenté de le découdre ; cependant il sut vaincre son ardente curiosité. Il pensa, avec raison, que Léontine réclameroit son bracelet, et que ne le trouvant point, elle soupçonneroit aisément la vérité ; cette réflexion fortifiant sa vertu, le détermina à prendre le parti le plus généreux, celui de restituer le bracelet, et par conséquent de le conserver parfaitement intact. Il l’envelopa dans du papier et le remit en soupirant dans sa poche. Il se coucha de bonne heure, dormit peu, et se leva avec le jour naissant. Personne n’étant éveillé dans le château, il en sortit pour aller se promener dans les champs ; à cinq cents pas du village qu’il traversa, se trouvoit une colline parsemée d’arbres, qui dominoit une petite maison isolée ; le soleil commençoit à dorer la cime des arbres, et l’on sait comme les voyageurs, jeunes et vieux, de ce siècle, sont passionnés pour le lever du soleil, contemplé du haut d’une montagne. Rosenthall, de plus, étoit inquiet, amoureux et jaloux ; la matinée étoit superbe ; quelle belle occasion d’enrichir son journal d’une description poétique et d’une intéressante peinture de sensations !… Rosenthall se saisit de ses tablettes, et gravit la colline ; parvenu au sommet, il fut assez heureux pour trouver un tronc d’arbre desséché à côté d’un cyprès ; alors il se mit à écrire ses pensées… ou celles des autres ; mais enfin, il est certain qu’il étoit dans le plus beau moment d’extase et d’enthousiasme, lorsqu’un objet très inattendu vint s’emparer de toute son attention. En jetant machinalement les yeux sur la petite maison isolée, il en vit sortir mademoiselle Victorine, la femme-de-chambre de Léontine ; il étoit placé de manière à n’en pouvoir être apperçu, et Victorine, jeune et leste, disparut comme un éclair, en reprenant le chemin de la maison de Darmond… La femme-de-chambre, favorite de Léontine, sortant furtivement à cinq heures du matin d’une maison étrangère… Il n’en falloit pas tant pour émouvoir le jaloux Rosenthall, d’autant plus que j’ai oublié de dire qu’il etoit excessivement curieux. Il descendit précipitamment la colline, dans l’intention de courir après Victorine et de la questionner vivement ; il l’apperçut de loin, redoubla de vitesse, il étoit près de l’atteindre, lorsqu’il remarqua sur sa trace un papier blanc ; il s’approche, s’arrête, ramasse le papier, une belle boucle de cheveux blonds y étoit attachée ; Rosenthall retourne le papier, et lit ces mots : À Léontine, la bien-aimée de mon cœur… Grand Dieu, s’écria Rosenthall, et Melcy a des cheveux noirs !… et ces cheveux sont d’un autre !… Il n’en put dire davantage, la rage le suffoquoit. Il s’appuya contre un arbre et y resta cloué plus de dix minutes ; ensuite, sortant de cet état de stupeur, il faut le connoître, dit-il, ce nouveau rival, ce rival préféré !… En disant ces paroles, il retourna sur ses pas et fut droit à la maison que Victorine venoit de quitter. Quand il en fut prés, il vit qu’un grand écriteau collé sur la porte, annonçoit que la maison étoit à louer. Il pensa que l’amant inconnu avoit profité de cette circonstance pour se cacher dans cette maison, la seule de Franconville qui ne fût pas habitée, et que l’on laissoit l’écriteau pour mieux déguiser l’intrigue. Rosenthall voit un cordon de sonnette, il sonne, une vieille femme survint, qui, se contentant d’entr’ouvrir la porte, et d’avancer un peu la tête, demande ce qu’on veut : louer cette maison, répond Rosenthall. — Si vous avez lu l’écriteau, vous avez vu qu’il faut s’adresser à Paris, rue du Bouloi. À ces mots, la vieille referma brusquement la porte ; et Rosenthall eut beau sonner encore, frapper à coups redoublés, on ne répondit plus. Rosenthall, furieux, fut contraint de s’éloigner. En rentrant au château, il rencontra Victorine qui en sortoit : elle avoit l’air triste, et paroissoit chercher quelque chose, il se douta bien du sujet de son inquiétude, il auroit essayé de la faire parler, si Darmond qui survint ne se fût pas emparé de lui, pour lui conter la plus ennuyeuse affaire et la plus embrouillée, tout en se promenant dans le jardin. Darmond s’exprimoit posément et pesamment, son récit dura plus d’une heure. Rosenthall, enfin, s’en croyoit quitte en le voyant reprendre le chemin de la maison, mais Darmond lui dit : Comme je vois, par l’attention avec laquelle vous m’avez écouté, que cette affaire vous intéresse, venez dans mon cabinet, je vais vous lire un mémoire que j’ai fait là-dessus, et qui vous l’expliquera à fond. Le pauvre Rosenthall fut obligé de suivre Darmond, et, plongé dans la consternation la plus profonde, il entendit la lecture du mémoire, et ne recouvra sa liberté qu’à neuf heures. En descendant l’escalier, il rencontra Victorine, qui lui dit d’un air mystérieux, que Léontine qui venoit de se lever, souffroit peu de son bras, et qu’elle desiroit l’entretenir un moment dans le parterre. Rosenthall fort troublé, y fut sur-le-champ. Aussi-tôt que Léontine l’apperçut, elle s’avança vers lui d’un air agité, en disant : J’ai perdu à Taverny un bracelet qui m’est précieux, je ne me le suis rappelé qu’en me couchant, j’ai envoyé le demander chez madame de***, qui m’a écrit qu’elle l’avoit cherché vainement ; ne l’auriez-vous point ? — Oui, mademoiselle, répondit Rosenthall, d’un ton froid et sévère, calmez-vous, le voici. À ces mots, la physionomie de Léontine devint rayonnante de joie. Elle prit le bracelet, et après l’avoir regardé, elle le rendit à Rosenthall : Gardez-le, lui dit-elle, n’y touchez point, et sous peu de jours je l’ouvrirai en votre présence, vous verrez alors ce qu’il contient. Rosenthall étonné, hésitoit à le reprendre, mais Léontine l’exigea, il obéit. J’ai encore, reprit-il, une restitution à vous faire, il prononça ces mots avec le sourire le plus amer. — Comment ? dit Léontine. — J’ai trouvé sur le grand chemin, répliqua-t-il cette boucle de cheveux blonds, avec cette inscription : lisez, mademoiselle… Rosenthall articula ces derniers mots d’une voix terrible et menaçante… Léontine jeta les yeux sur le papier, elle devint pâle et tremblante. Sa surprise égaloit son trouble, car Victorine n’avoit encore osé lui avouer son étourderie. Rosenthall, effrayé de l’état où il voyoit Léontine, se hâta de l’assurer qu’il garderoit sur cette aventure un secret inviolable. Léontine, toujours pâle et chancelante, étoit prête à s’évanouir ; Rosenthall la retint dans ses bras, et la pressant contre son sein : Oh ! pourquoi cet effroi, s’écria-t-il, quels que soient mes sentimens, devez-vous me redouter ?… En disant ces paroles, il la posa sur un siége de gazon. Léontine fut un moment sans parler, ensuite elle prit la boucle de cheveux et le papier, lut encore ce qu’on y avoit tracé, et regardant fixement Rosenthall avec des yeux remplis de larmes : le croyez-vous, Rosenthall ? demanda-t-elle. Ô puissance d’un regard !… qui sait aimer, la connoît ! qui sait aimer, comprendra que Rosenthall, malgré sa fureur et sa jalousie, malgré l’évidence, retomba dans le doute, et qu’il s’écria : Je méprise tous ces gages mystérieux, ils sont trompeurs, puisqu’ils vous accusent ; oui, Léontine, je ne veux croire que vous !… Il tenoit la main de Léontine, il sentit serrer la sienne, il vit couler les plus douces larmes… Dans cet instant, on apperçut de loin Melcy, Léontine rougit, et mit promptement dans sa poche la boucle de cheveux et le papier. Rosenthall se leva et s’éloigna. Dès qu’il ne vit plus Léontine, il reprit tous ses soupçons, et bientôt la conviction que Léontine entretenoit une intrigue criminelle ; car comment interpréter autrement son saisissement, son effroi mortel, son silence ? Ne se seroit-elle pas justifiée si elle l’avoit pu ? ses larmes et sa confusion n’avoient-elles pas été l’aveu le plus complet de son égarement ? mais, d’un autre côté, ce regard, cette question touchante, faite d’un ton si naïf : Le croyez-vous ?… Que penser ? Rosenthall se perdoit, s’abîmoit dans ces diverses réflexions, lorsqu’on vint, le chercher pour le déjeûner. Il trouva Léontine rêveuse et préoccupée. Melcy annonça qu’il alloit à Paris, qu’il ne reviendrait que le lendemain, et il partit en effet. Léontine parut extrêmement agitée, elle se retira dans sa chambre. Il vint ce jour-là beaucoup de monde à dîner. Léontine reparut dans le salon, mais à chaque minute elle en sortoit, elle appeloit Victorine, rentrait dans sa chambre, et ne reparoissoit qu’avec un visage triste et abattu. Elle se plaignit beaucoup de son bras, mais Rosenthall l’observoit trop bien pour prendre le change ; il vit clairement qu’elle étoit profondément affectée par une cause morale ; il résolut d’épier toutes ses démarches, et le soir, il découvrit par son valet-de-chambre, que Victorine sortoit continuellement du château, qu’elle revenoit très-essoufflée, parloit à sa maîtresse, et puis ressortait encore. La journée s’étoit passée de la sorte. Rosenthall fit suivre Victorine, et il acquit la certitude qu’elle n’alloit qu’à la petite maison isolée. Voulant absolument percer ce mystère, Rosenthall redoubla de vigilance. Tout le monde s’en alla à huit heures du soir. Il remarqua que Léontine, plus agitée que jamais, tâcha de l’engager à se coucher de bonne heure, en lui proposant, ainsi qu’à son père, une partie de promenade pour le lendemain de grand matin. Darmond se couchoit tous les jours à onze heures, Léontine, pour hâter ce moment, se retira à dix. Rosenthall, persuadé que Léontine avoit l’intention de recevoir une visite secrète, ou d’en aller faire une, ne se coucha point. Il fut dans la cour, sur laquelle donnoient les fenêtres de Léontine ; il étoit enveloppé dans un grand manteau, il avoit son épée sous son bras ; il s’assit sur un banc de pierre en face des fenêtres. La nuit étoit excessivement obscure. Il vit de la lumière chez Léontine jusqu’à onze heures et demie, ensuite la lumière disparut. Il resta encore plus d’un quart-d’heure, et ne voyant aucun mouvement, il se leva pour s’en aller, mais il entendit ouvrir une porte dans la maison, il s’arrêta, et bientôt il vit entrer dans la cour deux figures portant une lanterne sourde. Ne doutant plus que Léontine et Victorine n’allassent à la maison de la colline, il résolut de les devancer. Il s’échappa doucement de la cour, gagna le jardin, ouvrit une petite porte dont il avoit la clef, et qui donnoit sur la campagne, et il se rendit avec toute la vitesse possible, à la petite maison : deux colonnes rustiques en formoient de chaque côté la façade ; il se cacha derrière ces colonnes, et au bout d’un demi-quart-d’heure, il vit arriver la lanterne sourde… À dix pas de la maison on s’arrêta, et il entendit ces mots : À présent, donne-moi la lanterne, va-t-en, et reviens me chercher dans deux heures… Victorine s’en alla… Léontine s’approche ; elle tire de sa poche une clef, elle ouvre la porte, elle entre ; Rosenthall se glisse derrière elle, et voyant Léontine troublée faire quelques pas sans refermer la porte, il entre avec elle ;… il étoit dans une espèce de corridor ; en tâtonnant à main droite, il trouve un enfoncement formé par une porte, il s’y cache et s’y tient immobile. Cependant Léontine appeloit Marianne et Marianne arrive et ferme la porte d’entrée. Léontine fit tout bas quelques questions que Rosenthall ne put entendre ; tout-à-coup Léontine s’écrie : Ah ! le voilà !… Et la surprise de Rosenthall fut extrême, en reconnoissant la voix de Melcy, qui disoit en sanglotant : Ô chère Léontine ! armez-vous de courage !… Léontine ne répondit que par des gémissemens… On ordonne à Marianne de passer devant avec la lanterne, Léontine et Melcy la suivent lentement ; Rosenthall confondu se met à leur suite ; l’obscurité étoit totale. Au bout de quarante pas, on tourne à gauche, on entre dans un autre corridor aussi obscur ; Léontine et Melcy pleuroient toujours ; on trouve un escalier, on le monte ; Rosenthall, dans la crainte de se trahir, resta au bas ; mais il vit Léontine, Melcy et la vieille Marianne, disparoître au haut de l’escalier ; il entendit fermer des portes, et puis un grand silence. Alors, malgré les profondes ténèbres il monte à son tour ; et parvenu à la dernière marche, il tâtonne de tous côtés, il sent une porte, se fixe là, et pose une oreille attentive et curieuse sur le trou de la serrure. Au bout d’un moment, il frémit… Des cris perçans de femme se font entendre… Rosenthall éperdu, tire son épée, et frappe à coups redoublés, personne ne répond… Les cris cessent un instant ; et après quelques minutes, ils recommencent avec une nouvelle force et l’accent de douleur le plus déchirant… Rosenthall hors de lui, essaye en vain de forcer la porte : épuisé par ses efforts et par l’excès de sa terreur, il tombe à genoux contre le mur ; le sang lui portoit violemment à la tête, et lui causoit une douleur qui fut un peu soulagée par un grand saignement de nez… Cependant un silence effrayant venoit de succéder aux cris lamentables. Rosenthall, saisi d’horreur, n’avoit plus la force ni d’appeler, ni de frapper ; une sueur froide inondoit son corps et son visage, et le sang qu’il perdoit en abondance, achevoit de l’affoiblir encore. Il étoit dans cet état de défaillance, lorsqu’il entendit marcher de l’autre côté de la porte, il écoute ; que devint-il en reconnoissant la voix de Melcy, en pleurs, qui prononçoit ces terribles paroles entrecoupées de soupirs et de gémissemens : Eh bien ! est-elle morte ?… Oui, répondit une voix inconnue, elle est morte… Rosenthall s’évanouit. En reprenant l’usage de ses sens, Rosenthall se trouva sur un sopha, dans un appartement inconnu ; une personne placée derrière lui, qu’il ne pouvoit voir, soutenoit sa tête ; Melcy étoit à genoux près de lui ;… Léontine ? s’écria Rosenthall, d’un air égaré, qu’est devenue Léontine ?… Vous êtes dans ses bras répondit Melcy ; Rosenthall se retourne, il voit en effet le visage adoré de Léontine échevelée, inondée de larmes ; il retrouve dans ses regards l’expression de la plus vive tendresse, et il revient à la vie ; un ruisseau de pleurs s’échappe de ses yeux. Ah ! Rosenthall, dit Melcy, l’effroi mortel que vous nous avez causé, surpasse certainement celui que vous avez pu éprouver ! figurez-vous, s’il est possible, ce que nous avons dû ressentir, lorsqu’en sortant de cet appartement, nous vous avons trouvé étendu à terre, sans connoissance, baigné dans votre sang, et ayant à côté de vous votre épée nue et ensanglantée… Oh ! dit Léontine, je ne puis concevoir comment j’ai pu soutenir cette vue sans mourir !… À ces mots, Rosenthall, pénétré jusqu’au fond de l’ame, regarda Léontine sans pouvoir articuler une parole ; l’attendrissement et la surprise suspendoient toutes les facultés de son esprit ; enfin, se tournant vers Melcy : Mais où suis-je, dit-il, qu’est-il arrivé ? Quel crime s’est commis ici ? Quelle est donc cette victime infortunée qui n’existe plus ?… Mon cher Rosenthall, répondit Melcy, vous saurez tout sous peu de jours. Il est deux heures après minuit, il faut retourner au château, afin d’y être avant le jour : tout ce que je puis vous dire, c’est que nos mains sont aussi pures que nos âmes… Mais venez, ne perdons plus de temps. À ces mots, Rosenthall se leva, Léontine lui donna le bras, il s’appuya sur celui de Melcy, et ils sortirent ainsi tous les trois. Ils trouvèrent au bas de l’escalier Victorine avec une lanterne sourde ; Melcy les conduisit jusqu’au-delà du village, et ensuite retourna sur ses pas, en disant qu’il se rendroit le lendemain matin au château. Léontine et Rosenthall rentrèrent sans être apperçus, et Léontine, avant de quitter Rosenthall, lui dit : Dormez bien, Rosenthall, bientôt vous connoîtrez Léontine. Malgré cette assurance, Rosenthall, en pensant aux choses inouïes qui s’étoient passées, à cette victime dont il avoit entendu les cris, et dont on avoit annoncé la mort ; enfin, à tout le mystère étonnant de cette aventure, resta persuadé qu’une vengeance atroce avoit immolé son objet dans cette nuit funeste. Il ne croyoit capable d’un crime, ni Léontine, ni Melcy, mais un crime s’étoit commis, il n’en doutoit pas ; mais Léontine et Melcy étaient engagés dans une intrigue ténébreuse, et il pensoit qu’on n’avoit différé l’explication de cette scène surprenante, que pour se donner le temps de composer une fable. Dans d’autres momens, se rappelant la boucle de cheveux blonds, envoyée de cette maison, il étoit tenté de penser que Melcy avoit tué son rival : mais les cris avoient été ceux d’une femme, on avoit dit : elle est morte… Léontine étoit entrée en pleurant dans la maison, elle s’attendoit dès-lors à un événement terrible ; Melcy, en sanglotant, l’avoit exhortée à s’armer de courage. Comment expliquer tant de faits étranges ? Après mille réflexions, Rosenthall prit la ferme résolution de partir sous deux jours ; il sentit que le souvenir de Léontine troubleroit long-temps sa vie, et le préserveroit à jamais de tout autre attachement passionné ; mais l’idée de la voir s’unir à Melcy sous peu de jours, lui déchiroit l’ame, et les soupçons qu’il ne pouvoit écarter de son esprit, malgré la certitude d’être aimé, achevoient de lui rendre odieux le séjour de Franconville. Le lendemain matin, à dix heures, Melcy entra dans sa chambre ; et Rosenthall, sans préambule, lui déclara l’intention où il étoit de partir très-incessamment. Dès les premiers mots que Melcy prononça pour combattre ce dessein, Rosenthall l’interrompant brusquement : « Mon cher Melcy, lui dit-il, avec l’esprit que vous ayez, il est impossible que vous n’ayez pas pénétré les raisons qui me font desirer de m’éloigner ; mais s’il vous reste à cet égard quelques doutes, si la curiosité qui, cette nuit, m’a fait épier et suivre Léontine, ne vous éclaire pas assez, écoutez-moi ; je veux enfin vous parler sans aucun déguisement. Je suis votre rival, j’aime éperdument Léontine, je ne réponds plus de moi : il faut que je parte ou que je lui déclare mes sentimens avec toute l’ardeur de la passion la plus violente, contenue et concentrée depuis deux mois au fond de mon cœur… À ces mots, Melcy, pour toute réponse, saute au cou de Rosenthall, l’embrasse à plusieurs reprises, et sort d’un air triomphant. Rosenthall stupéfait, reste debout au milieu de sa chambre. Ils me feront tourner la tête, dit-il… Léontine ! Melcy ! quels êtres bizarres, incompréhensibles ! Qui pourroit expliquer leur conduite, et comprendre leurs sentimens !… Melcy revint au bout d’un quart-d’heure : cher Rosenthall, dit-il ; Darmond est à Paris, et ne reviendra que pour dîner ; Léontine, seule dans le salon, nous attend, nous pourrons causer tout à notre aise, venez. Rosenthall suivit Melcy. On trouva Léontine préparant le thé : elle étoit pâle, on voyoit qu’elle avoit souffert et mal dormi, cependant elle avoit l’air attendri et satisfait ; jamais elle ne parut plus charmante aux yeux de Rosenthall. Après le déjeuner, on renvoya les domestiques, on ferma les portes. Alors ils se regardèrent tous les trois en silence, et Léontine, avec des yeux pleins de larmes, sourit. Eh bien ! dit Rosenthall, finirez-vous de me tourmenter, de déjouer mes conjectures, de bouleverser toutes mes idées ?… J’ai dit mon secret à Melcy (car je n’en ai qu’un) ; me confierez-vous enfin les vôtres ? Oui, Rosenthall, répondit Léontine, vous allez tout savoir. Avez-vous sur vous mon bracelet de ruban bleu ? — Oui, il est dans mon porte-feuille, le voici. Ouvrez-le, reprit Léontine. « À ces mots, elle lui présenta des ciseaux en rougissant. Rosenthall, vivement ému, découd d’une main tremblante le petit sachet : mais quel fut son attendrissement, en n’y trouvant que des feuilles desséchées de tubéreuse, avec un petit morceau de satin bleu, sur lequel étoient brodés en or ces deux mots : Rosenthall et Léontine !… Rien ne pouvoit être suspect dans cette découverte, c’étoit à la fois l’aveu le plus doux et la preuve la plus convaincante d’un sentiment aussi délicat que tendre et passionné. Rosenthall, transporté, tomba aux genoux de Léontine qui se cachoit le visage avec ses deux mains… Melcy, saisissant une des mains de Léontine, découvrit son aimable visage que rendoit céleste le doux coloris de la pudeur, uni à l’expression d’une profonde sensibilité. Léontine, levant des yeux timides sur l’heureux Rosenthall : ne trouvez-vous pas, lui dit-elle en souriant, que Melcy est un rival d’une espèce un peu singulière ? Mais, poursuivit-elle, c’est lui maintenant que vous devez écouter ; asseyez-vous, et connoissez enfin notre situation et tous nos secrets. Rosenthall obéit ; et Melcy prenant la parole : Mon cher Rosenthall, dit-il, un seul mot vous expliquera beaucoup de choses ; je ne suis point votre rival… — Vous n’adorez pas Léontine, vous à qui l’on accordoit sa main : est-il possible !… — Non, je ne fus jamais son amant. Mais cette amie incomparable ne m’en est pas moins chère, son bonheur sera toujours l’un des premiers intérêts de ma vie. Vous allez juger si je dois sentir ainsi : écoutez son histoire et la mienne. J’ai six ans de plus que Léontine, je l’ai vu naître, et je m’en souviens ; nous fûmes élevés dans une terre éloignée de Paris. J’aimai Léontine comme une sœur ; et ce premier sentiment de mon cœur, se fortifioit à mesure que je voyois le développement de son heureux caractère. J’avois quinze ans quand mon oncle partit pour les îles ; il me confia le projet formé entre Darmond et lui, d’unir un jour mon sort à celui de Léontine ; j’y applaudis avec transport, cette idée me rendit Léontine plus chère. Quelques années après, la révolution et la guerre m’obligèrent à me séparer de Léontine, elle n’avoit que douze ans ; mais avant de la quitter pour si longtemps, je l’instruisis, en présence de son père, du projet de nos familles ; elle reçut cette confidence avec la sensibilité naïve de l’innocence. Quoiqu’elle fût encore trop enfant pour inspirer de l’amour, je l’aimois cependant assez pour trouver un charme inexprimable à m’engager de lui consacrer ma vie. Je la chérissois comme l’enfant le plus aimable, j’entrevoyois facilement ce qu’elle seroit un jour, et je l’adorois dans l’avenir. Je partis, je fis la guerre. La paix avec la Prusse me rappela dans ma patrie après quatre ans d’absence. J’avois toujours entretenu une correspondance avec Léontine ; ses lettres me promettoient et me prouvoient la plus tendre amitié ; l’absence, loin de me refroidir, exaltoit au contraire tous mes sentimens pour elle. À son âge, le temps ne pouvoit que l’embellir, je la voyois croître, je la voyois à seize ans !… je brûlais du désir de me retrouver auprès d’elle. Une blessure assez fâcheuse que j’avois reçue à l’épaule se rouvrit, et me força de m’arrêter à Châlons ; le lendemain, me trouvant un peu mieux, je sortis à pied pour essayer mes forces ; je vis une grande rumeur dans la rue, un peuple immense étoit attroupé devant une maison ; je perce la foule, je questionne, et l’on me dit que c’est une émigrée qui est imprudemment rentrée, et qu’on va arrêter ; en effet, au bout de quelques minutes, je vois sortir de la maison, conduite par de vils satellites, une jeune personne d’une beauté ravissante, entraînée indignement par ces scélérats, avec la brutalité la plus révoltante : elle étoit pâle, mais il y avoit dans son maintien, plein de douceur et de modestie, une dignité frappante. Ses regards rencontrèrent les miens, elle tressaillit, sembla m’implorer, et je jurai de la sauver ; je l’avois entendue nommer, je m’avance vers les brigands : « Arrêtez, leur criai-je, arrêtez, je connois mademoiselle de Mauny, et je réponds d’elle. « On ne m’écouta point, on l’entraîna ; l’infortunée me remercia par un tendre regard, et je vis couler ses larmes ; son danger n’avoit pu lui en arracher !… « Soyez tranquille, lui criai-je, oui, je jure de périr ou de vous sauver ». Je volai à la municipalité ; j’étois militaire, et puissamment protégé par mes chefs ; je parlai avec feu, avec audace, en faveur de l’innocente victime. Quel droit as-tu de la réclamer ? me demanda-t-on, elle est donc ta maîtresse ou ta femme ! Je sentis que l’artifice étoit absolument nécessaire pour la sauver, et ne croyant nullement m’engager, je répondis qu’elle avoit reçu ma parole de l’épouser. On parut douter, on ajouta que cette ruse n’étoit pas nouvelle, je protestai de ma sincérité. Eh bien ! dit l’un des magistrats, tu pars après-demain, va la chercher demain à la pointe du jour dans sa prison ; épouse-la en notre présence, et en ta faveur, on lui accordera la vie et la liberté. Je pâlis, je balbutiai, enfin je dis que mes parens avoient d’autres vues sur moi, que je ne pourrois l’épouser que dans quelques années. On me répondit ces terribles paroles : Si demain tu ne la prends pas pour épouse, elle ira à neuf heures sur l’échafaud. Elle sera demain ma femme, m’écriai-je. Mais seulement je vous demande le secret, donnez-moi le temps de préparer ma famille. Je sortis éperdu, je ne me couchai point, mais je persistai dans ma résolution. Au point du jour, je retournai à la municipalité, j’obtins l’ordre nécessaire pour entrer dans la prison. Je fais ouvrir la porte du cachot où gémissoit l’innocence, j’y entre, et je me trouve tête-à-tête avec mademoiselle de Mauny. Elle fit un cri de joie en m’appercevant. « Les momens nous sont chers, lui dis-je, répondez-moi, êtes-vous libre ? — Oui, je le suis. — Vous ne pouvez vous sauver qu’en me donnant la main. On va venir, dites que nous sommes engagés l’un à l’autre depuis long-temps… — Ô mon généreux libérateur ! il faut cependant que vous sachiez que je ne possède rien au monde ; mes parens ont émigré, et tous leurs biens sont vendus. Tant mieux, mon action aura toute la pureté de mes motifs ». À ces mots, mademoiselle de Mauny, baignée de larmes, se jette à mes pieds, et serrant mes genoux dans ses bras : « Ô vous ! dit-elle, dont j’ignore le nom, ange bienfaisant ! vous que je choisirois quand je serois assise sur le trône de l’univers ! je vous donne ce qu’on peut offrir de plus précieux à la Divinité même, un cœur pénétré de reconnoissance, un cœur pur que les passions n’ont jamais ni souillé, ni troublé ; mais vous, grand Dieu ! ne vous repentirez-vous point un jour du sacrifice sublime que vous faites à la pitié ?… Ces dernières paroles me rappelèrent vivement l’engagement qui m’étoit si cher ; je me sentis cruellement oppressé, et je répondis, avec une sorte de dureté : il s’agit de vous et non de moi, il faut vous sauver. Comme je disois ces mots, on entra, on vint nous prendre, on nous conduisit à la municipalité, et là, j’épousai mademoiselle de Mauny qui n’apprit mon nom qu’en me donnant sa main… Après la cérémonie, je la ramenai chez moi. J’avais à peine ma tête : quand nous fûmes seuls, je tombai dans un fauteuil, et je regardai fixement ma nouvelle épouse d’un air égaré. Elle me considéra avec une espèce d’effroi ; ensuite, poussant un profond soupir : « La religion, dit-elle n’a point sanctifié cette bizarre union, le caprice de quelques tyrans subalternes n’a pu vous engager. Procurez-moi les moyens de me sauver de France, nous protesterons, l’un et l’autre, contre l’espèce de violence qu’on vient d’exercer contre vous, et vous serez libre. Elle prononça ces paroles avec une fermeté et une dignité qui me tirèrent de ma léthargie : sa jeunesse, sa beauté m’attendrirent. « Il est vrai, lui dis-je, j’avois un engagement pris dès mon enfance ; j’avois promis ma foi, mais je vous l’ai donnée, c’est à vous que j’appartiens. — Aimiez-vous celle que vous deviez épouser ? — Elle n’avoit que douze ans quand je la quittai. — Et moi, j’ai dix-sept ans ». Cette réponse, faite avec autant de sentiment que d’ingénuité, acheva de fixer mon sort ; je tombai aux genoux de ma femme, nos pleurs se confondirent, et mon cœur ratifia le serment que la seule compassion venoit de m’arracher. Je trouvai dans Bathilde (c’est le nom de ma femme), tout ce qui pouvoit enchaîner une ame telle que la mienne ; l’innocence et la pureté d’un ange, une douceur touchante, un cœur sensible et généreux, l’esprit le plus délicat et le plus juste. Enfin, le sort qui me ravissoit Léontine, ne pouvoit me dédommager qu’en me donnant Bathilde. Je l’instruisis de ma situation, je ne lui cachai point que n’ayant aucune fortune personnelle, j’attendois tout des bontés de mon oncle ; j’ajoutai qu’il falloit cacher notre mariage, s’il étoit possible, jusqu’au retour de mon oncle, ou du moins jusqu’à ce que j’eusse mûrement réfléchi aux moyens de le préparer à cet événement. Bathilde conçut mes raisons, et promit de se soumettre à tout ce que j’exigeois. Nous partîmes séparément, nous arrivâmes en même temps à Paris, et Bathilde, sous son nom de fille, fut se loger dans un fauxbourg écarté, chez une vieille femme qui la prit en pension. Je revis Léontine ; son accueil fut celui de l’innocence et de l’amitié, il me toucha sans m’embarrasser ; mais Darmond me reçut comme un gendre, et le remords le plus pressant déchira mon cœur !… Enfin, j’ouvris ce cœur profondément affligé à la généreuse Léontine : comment dépeindrai-je la sensibilité sublime qu’elle me montra ! « Cher Melcy, me dit-elle, cette intéressante Bathilde devient ma sœur ; je ne sais quel sentiment j’aurois pu prendre pour vous, si vous ne l’eussiez point connue, mais je n’éprouve encore que celui qui fit le charme de notre heureuse enfance ; vos nouveaux liens, si respectables à mes yeux, viennent de fixer à jamais ce sentiment si pur. Melcy pour toujours est mon frère, je ne puis voir dans son épouse que mon amie la plus chère. Gardez votre secret, attendez, pour le découvrir, le retour de votre oncle ; n’instruisez point mon père, je le connois, cette confidence l’irriteroit ; attendons du temps des circonstances plus favorables. Je suivis les conseils de mon incomparable amie ; elle voulut connoître Bathilde, elle la vit en secret, et ces deux personnes, les modèles de leur sexe, prirent bientôt l’une pour l’autre la plus sincère et la plus vive amitié. Ce fut dans ce temps que l’exécrable Robespierre reçut le juste châtiment de ses forfaits. Cet événement décida mon oncle à revenir sans délai ; peu de mois après, il nous écrivit pour nous annoncer son retour : il partit en effet, fut pris par les Anglais, et précisément à cette époque, Darmond, sur une dénonciation calomnieuse, fut arrêté et conduit au Temple ; peu de jours après, vous y fûtes conduit vous-même, mon cher Rosenthall. J’étois absent alors ; à mon retour, Léontine me parla de vous avec un intérêt qui me surprit. Songez, Léontine, lui dis-je en souriant, que ce jeune homme est un étranger ; oui, reprit-elle, mais je lui ai entendu dire qu’il est son maître, que nul lien ne l’attache à son pays, et qu’il est décidé à s’établir où son cœur se fixera. D’après cet entretien, je m’adressai à un banquier de mes amis, qui écrivit en Allemagne pour prendre les informations les plus détaillées sur ce jeune comte de Rosenthall, qui interessoit si vivement Léontine. Vous sortîtes de prison, vous vîntes ici, et bientôt ma chère Léontine m’avoua, sans détour, le secret que j’avois si facilement pénétré. Léontine, faisant elle-même un choix, me tiroit d’un grand embarras ; mais son bonheur m’étoit aussi cher que le mien, et je résolus d’employer tout le pouvoir que donnoit l’amitié, pour l’engager à se conduire avec une parfaite prudence. Je lui demandai instamment de se laisser guider par moi, et de ne rien vous dire sans me consulter ; elle m’en donna sa parole. Je reçus d’Allemagne les réponses qui vous concernoient, et qui toutes faisoient les plus grands éloges de vos mœurs et de votre caractère ; je montrai ces lettres à Léontine, qui eut l’air de triompher en les lisant : ces témoignages, dis-je, me font grand plaisir ; mais il ne suffit pas que l’époux de Léontine ait des mœurs et de la probité, il faut encore qu’il soit généreux, délicat et sensible : il est amoureux, nous le voyons ; ce n’est point encore assez ; je veux qu’il puisse soupçonner votre penchant, et qu’il ne balance point à sacrifier l’espérance et l’amour à la reconnoissance, à l’amitié, enfin, à la confiance que Darmond et moi lui témoignons. S’il est véritablement vertueux, bientôt il voudra partir… Mais nous le retiendrons, interrompit vivement Léontine : eh oui ! répondis-je, soyez tranquille ; s’il est digne de vous, votre patrie deviendra la sienne. Voilà, mon cher Rosenthall, l’explication des prétendues inconséquences qui vous ont causé tant de surprise. Vous devez connoître à présent, que je n’exagérois pas en vous parlant de Léontine avec enthousiasme ; vous pouviez facilement vous méprendre sur le sentiment qui m’inspiroit : à nos âges, l’admiration et l’amitié ressemblent tant à l’amour ! et pour un cœur sensible, la reconnoissance n’est-elle pas aussi une passion ? Léontine me cherchoit pour me parler de vous ; je lui parlois de Bathilde ; cette double confidence rendoit nos entretiens si doux, si animés, elle joignoit l’intérêt inépuisable de l’amour au charme délicieux de la confiance et de l’amitié. Souvent en nous observant, vous avez dû voir sur le visage de Léontine, l’expression d’un sentiment passionné, mais c’est qu’alors elle venoit de prononcer votre nom, et vous étiez jaloux de tout ce qui confirmoit votre bonheur. Léontine, de son côté, ne jouissoit qu’en tremblant de votre amour ; elle aimoit à l’entrevoir, mais en craignant toujours que vous n’eussiez la faiblesse de le déclarer. Quand elle cherchoit à vous éprouver, quand elle essayoit de vous faire rompre le silence, c’étoit toujours avec inquiétude et timidité ; et lorsqu’elle vous voyoit combattre vos sentimens, quand vous lui parliez avec sécheresse, sévérité, et que vous vouliez partir, vous l’attachiez à vous par tous les liens puissans de l’estime : cependant elle gémissoit souvent avec moi du rôle extravagant qu’elle jouoit à vos yeux ; mais je voulois pousser l’épreuve jusqu’au bout, et j’encourageois Léontine, en me moquant de la tendre compassion que vous lui inspiriez, en lui représentant combien sa justification seroit facile, et combien le dénouement seroit heureux. Nous avons été très agités ces derniers jours, parce que les lettres de mon oncle nous annonçoient son très-prochain retour, et sur-tout par l’état de ma femme prête à devenir mère. Je me décidai à l’établir dans la maison à louer qui se trouve à l’extrémité de ce village, ce qui occasionna les messages de Léontine, qui ont fait naître dans votre esprit de si étranges soupçons. Et la boucle de cheveux blonds, interrompit Rosenthall, étoit de Bathilde ? Précisément, répondit Léontine ; elle m’avoit écrit la veille qu’elle avoit un pressentiment funeste sur ses couches ; ainsi, je reçus avec saisissement ce gage touchant de son amitié : d’ailleurs, je pénétrai facilement le soupçon outrageant que vous inspiroit cet incident ; j’avois donné ma parole à Melcy de ne vous instruire qu’avec son consentement, et dans cette occasion, je ne pouvois me justifier qu’en vous dévoilant un secret qui n’étoit pas le mien… cependant il m’étoit insupportable de paroître vile à vos yeux, ne fût-ce qu’un moment ; ces pensées me causèrent la plus cruelle anxiété, et je crois que j’allois parler, lorsque Melcy parut : il venoit m’annoncer que Bathilde éprouvoit de vives douleurs ; Melcy feignit de partir pour Paris, et fut s’enfermer dans la petite maison de la colline. Durant toute la journée, je ne fus occupée que de Bathilde ; les messages que je recevois devenoient inquiétans, Bathilde desiroit me voir, je résolus d’y aller aussi-tôt que mon père seroit couché ; en effet, je me rendis chez elle à minuit, je la trouvai dans l’état le plus effrayant ; mais enfin, au bout d’une heure, elle mit au jour une petite fille qui ne vécut que quelques minutes ; ce fut la mort de cet enfant, annoncée à Melcy par le chirurgien, qui produisit l’erreur qui vous causa tant d’effroi. Mais, qui pourroit peindre la terreur (et j’ose l’avouer), le désespoir que j’éprouvai au moment où nous sortîmes de l’appartement de Bathilde !… La vieille Marianne qui tenoit une lumière, nous devançant, ouvrit la porte qui donnoit sur l’escalier ; au même instant elle s’écrie : Un homme assassiné !… Elle se recule, et la porte étant ouverte, nous vous voyons sanglant, étendu sans mouvement, votre manteau détaché, et votre épée nue à côté de vous !… je tombai à genoux, je soulevai votre tête pour la soutenir ; immobile et glacée comme vous, je ne pleurois point, un saisissement affreux suspendoit mes larmes ; cependant l’espoir confus de vous rappeler à la vie, me donnoit une force surnaturelle !… Melcy, d’un air égaré, ordonna à Marianne d’aller chercher le chirurgien ; la servante nous quitte en emportant la lumière, et nous nous trouvons dans une profonde obscurité ; nous n’osions appeler, dans la crainte d’effrayer Bathilde… Ce moment fut d’une horreur inexprimable…… Malheureux Rosenthall !… dit Melcy d’une voix entrecoupée… je frémis en entendant prononcer votre nom… L’accent plaintif de Melcy, me sembloit une confirmation de votre mort, mon cœur se déchira ; mais l’idée qu’il me seroit impossible de vous survivre, me donna la morne résignation du désespoir ; je me calmai en pensant que tout alloit finir pour moi… et vous adressant la parole : Infortuné ! dis-je, c’est mon silence qui t’a perdu ! c’est la jalousie qui t’a conduit dans cette funeste maison… c’est elle qui t’a fait suivre mes pas !… et moi aussi, je te suivrai !… Dans ce moment, Melcy s’écria : Je sens battre son cœur !… Je tendis les bras à Melcy, celui qui venoit de prononcer ces paroles, étoit pour moi un libérateur ; nous vous embrassâmes, un déluge de pleurs soulagea mon ame oppressée… Le chirurgien survint, et après vous avoir examiné, il déclara que vous n’étiez point blessé… On vous porta dans le salon, vous savez le reste… Maintenant, si je puis annoncer à mon père que vous promettez de vous fixer en France, je suis certaine d’obtenir son consentement… À ces mots, Rosenthall, au comble de ses vœux, fit avec transport le serment d’adopter la France pour sa patrie ; il dit à Melcy tout ce que la reconnoissance et l’amitié peuvent inspirer de touchant ; il étoit ivre de bonheur et de joie, il voyoit l’aimable Léontine parfaitement heureuse. Il fut convenu que Melcy, profitant du malheur qui lui coûtoit son enfant, cacheroit encore son mariage à son oncle ; et que Léontine lui déclareroit ses sentimens pour Rosenthall, après en avoir fait l’aveu à son père. Tout s’exécuta de la sorte. Darmond, qui ne desiroit que le bonheur de sa fille, auroit été fort blessé que Melcy eût retiré sa parole ; mais Léontine faisant un autre choix, obtint son consentement, en lui proposant un gendre aimable, riche et d’un rang distingué. Cependant Darmond regretta Melcy, auquel Léontine et Rosenthall firent un mérite du sacrifice de ses prétentions. L’oncle de Melcy bouda Darmond, se fâcha contre Léontine, et plaignit son neveu. La charmante Léontine épousa l’heureux Rosenthall, et peu de mois après, Melcy, chéri de son oncle, et connoissant mieux l’indulgente bonté de son caractère, conduisit la belle Bathilde dans ses bras, et lui conta son histoire : le bon oncle pleura, admira la providence, trouva sa nièce belle comme un ange, et approuva le mariage. Le bonheur de Bathilde et de Melcy, mit le comble à celui de Léontine et de Rosenthall : ces quatre personnes, vivant ensemble dans une agréable retraite, jouissent d’une félicité qui sera sans doute aussi durable qu’elle est pure, puisqu’elle est formée par la vertu, par l’amour et par l’amitié.