Nouvel Organum/Livre premier — Chapitre unique

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Traduction par F. Riaux.
Charpentier (2p. 7-82).
NOUVEL ORGANUM


rédigé en aphorismes.




APHORISMES


SUR L’INTERPRÉTATION DE LA NATURE
ET LE RÈGNE DE L’HOMME




LIVRE PREMIER.


I. L’homme, interprète et ministre de la nature, n’étend ses connaissances et son action qu’à mesure qu’il découvre l’ordre naturel des choses, soit par l’observation, soit par la réflexion ; il ne sait et ne peut rien de plus.

II. La main seule et l’entendement abandonné à lui-même n’ont qu’un pouvoir très-limité ; ce sont les instruments, et les autres genres de secours qui font presque tout, secours et instruments non moins nécessaires à l’esprit qu’à la main ; et de même que les instruments de la main excitent ou règlent son mouvement, les instruments de l’esprit l’aident à saisir la vérité ou à éviter l’erreur.

III. La science et la puissance humaine se correspondent dans tous les points et vont au même but ; c’est l’ignorance où nous sommes de la cause qui nous prive de l’effet ; car on ne peut vaincre la nature qu’en lui obéissant ; et ce qui était principe, effet ou cause dans la théorie, devient règle, but ou moyen dans la pratique.

IV. Approcher ou écarter les uns des autres les corps naturels, c’est à quoi se réduit toute la puissance de l’homme ; tout le reste, la nature l’opère à l’intérieur et hors de notre vue.

V. Les seuls hommes qui se mêlent d’étudier la nature, ce sont tout au plus le mécanicien, le mathématicien, le médecin, l’alchimiste et le magicien ; mais tous, du moins jusqu’ici, avec aussi peu de succès que de vraie méthode.

VI. Il serait insensé, et même contradictoire, de penser que ce qui n’a jamais été exécuté puisse l’être autrement que par des moyens qui n’ont pas encore été tentés.

VII. Au premier coup d’œil jeté sur les livres, les laboratoires et les ateliers, les productions de l’esprit et de la main de l’homme paraissent innombrables. Mais toute cette variété se réduit à une subtilité recherchée, et à des dérivations de ce qui frappe le plus la vue, et non à de nombreux axiomes.

VIII. Je dis plus : tous ces moyens imaginés jusqu’ici sont bien plutôt dus au hasard et à la routine, qu’aux sciences et à la méthode. Car ces sciences prétendues, dont nous sommes en possession, ne sont tout au plus que d’ingénieuses combinaisons de choses connues depuis longtemps, et non de nouvelles méthodes d’invention ou des indications de nouveaux moyens.

IX. Au fond, les sources et les causes de tous les abus qui se sont introduits dans les sciences se réduisent à une seule, à celle-ci : c’est précisément parce qu’on admire et qu’on vante les forces de l’esprit humain qu’on ne pense point à lui procurer de vrais secours.

X. La subtilité des opérations de la nature surpasse infiniment celle des sens et de l’entendement, en sorte que toutes ces brillantes spéculations et toutes ces explications dont on est si fier ne sont qu’un art d’extravaguer méthodiquement ; et si elles en imposent, c’est que personne encore n’a fait cette remarque.

XI. Comme les sciences que nous possédons ne contribuent en rien à l’invention des moyens, la logique reçue n’est pas moins inutile à l’invention des sciences.

XII. Cette logique, dont l’usage n’est qu’un abus, sert beaucoup moins à faciliter la recherche de la vérité, qu’à fixer les erreurs qui ont pour base les notions vulgaires ; elle est plus nuisible qu’utile.

XIII. Le syllogisme n’est d’aucun usage pour inventer ou vérifier les premiers principes des sciences. Ce serait en vain qu’on voudrait l’employer pour les axiomes moyens[1] ; c’est un instrument trop faible et trop grossier pour pénétrer dans les profondeurs de la nature. Aussi voit-on qu’il peut tout sur les opinions, et rien sur les choses mêmes.

XIV. Le syllogisme est composé de propositions, les propositions le sont de mots, et les mots sont en quelque manière les étiquettes des choses. Que si les notions mêmes, qui sont comme la base de l’édifice, sont confuses et extraites des choses au hasard, tout ce qu’on bâtit ensuite sur un tel fondement ne peut avoir de solidité. Il ne reste donc d’espérance que dans la véritable induction.

XV. Rien de plus faux ou de plus hasardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique, telles que celles de substance, de qualité, d’action, de passion, et la notion même de l’être. Encore moins peut-on faire fonds sur les notions de densité et de raréfaction, de pesanteur et de légèreté, d’humidité et de sécheresse, de génération et de corruption, d’attraction et de répulsion, d’élément et de matière, de forme, ni sur une infinité d’autres semblables, toutes notions fantastiques et mal déterminées.

XVI. Les notions des espèces du dernier ordre, comme celles de l’homme, du chien, du pigeon, et les perceptions immédiates des sens, comme celles du chaud, du froid, du blanc, du noir, sont beaucoup moins trompeuses ; encore ces dernières mêmes deviennent-elles souvent confuses et incertaines, par différentes causes, telles que : la nature variable de la matière, l’enchaînement de toutes les parties de la nature, et la prodigieuse complication de tous les sujets. Mais toutes les autres notions dont on a fait usage jusqu’ici sont autant d’erreurs ; aucune n’a été extraite de l’observation et de l’expérience par la méthode convenable.

XVII. Même licence et même aberration dans la manière de former et d’établir les axiomes, que dans celle d’abstraire les notions ; et l’erreur est dans les propositions mêmes qu’on qualifie ordinairement de principes, et qui toutes sont le produit de l’induction vulgaire ; mais elle est beaucoup plus grande dans les axiomes et les propositions d’ordre inférieur qu’on déduit par le moyen du syllogisme.

XVIII. Ce qu’on a jusqu’ici inventé dans les sciences est presque entièrement subordonné aux notions vulgaires, ou s’en éloigne bien peu ; mais veut-on pénétrer jusqu’aux parties les plus reculées et les plus secrètes de la nature, il faut extraire de l’observation et former, soit les notions, soit les principes, par une méthode plus exacte et plus certaine ; en un mot, apprendre à mieux diriger tout le travail de l’entendement humain.

XIX. Il peut y avoir et il y a en effet deux voies ou méthodes pour découvrir la vérité. L’une, partant des sensations et des faits particuliers, s’élance du premier saut jusqu’aux principes les plus généraux ; puis se reposant sur ces principes comme sur autant de vérités inébranlables, elle en déduit les axiomes moyens ou les y rapporte pour les juger ; c’est celle-ci qu’on suit ordinairement. L’autre part aussi des sensations et des faits particuliers ; mais s’élevant avec lenteur par une marche graduelle et sans franchir aucun degré, elle n’arrive que bien tard aux propositions les plus générales ; cette dernière méthode est la véritable, mais personne ne l’a encore tentée[2].

XX. L’entendement abandonné à lui-même suit précisément la même marche que lorsqu’il est dirigé par la dialectique ; car l’esprit humain brûle d’arriver aux principes généraux pour s’y reposer ; puis après s’y être un peu arrêté, il dédaigne l’expérience. Mais la plus grande partie du mal doit être imputée à la dialectique, qui nourrit l’orgueil humain par le vain étalage et le faste des disputes.

XXI. L’entendement abandonné à lui-même dans un homme judicieux, patient et circonspect, surtout lorsqu’il n’est arrêté par aucune prévention née des opinions reçues, fait quelques pas dans cette autre route qui est la vraie, mais il y avance bien peu ; l’entendement, s’il n’est sans cesse aidé et dirigé, étant sujet à mille inconséquences, et tout à fait incapable par lui-même de pénétrer dans les obscurités de la nature.

XXII. L’une et l’autre méthode, partant également des sensations et des choses particulières, se reposent dans les plus générales, mais avec cette différence immense que l’une ne fait qu’effleurer l’expérience et y toucher pour ainsi dire en courant, au lieu que l’autre s’y arrête autant qu’il le faut et avec méthode. De plus, la première établit de prime-saut je ne sais quelles généralités abstraites, vagues et inutiles, au lieu que la dernière s’élève par degrés aux principes réels et avoués de la nature.

XXIII. Ce n’est pas une légère différence que celle qui se trouve entre les fantômes de l’esprit humain et les idées de l’esprit divin, je veux dire entre certaines opinions frivoles et les vraies marques, les vraies caractères empreints dans les créatures, quand on sait les voir telles qu’elles sont.

XXIV. Il ne faut pas s’imaginer que des principes établis par la simple argumentation puissent être jamais d’un grand usage pour inventer des moyens réels et effectifs, la subtilité de la nature surpassant infiniment celle des arguments ; mais les principes extraits des faits particuliers avec ordre et avec méthode conduisent aisément à de nouveaux faits particuliers, et c’est ainsi qu’ils rendent les sciences actives.

XXV. D’où ont découlé les principes sur lesquels on se fonde aujourd’hui ? D’une poignée de petites expériences, d’un fort petit nombre de faits très familiers, d’observations triviales ; et comme ces principes sont, pour ainsi dire, taillés à la mesure de ces faits, il n’est pas étonnant qu’ils ne puissent conduire à de nouveaux faits. Que si par hasard quelque fait contradictoire[3], qu’on n’avait pas d’abord aperçu, se présente tout à coup, on sauve le principe à l’aide de quelque frivole distinction, au lieu qu’il aurait fallu corriger d’abord le principe même.

XXVI, Ce produit de la raison humaine, dont nous faisons usage pour raisonner sur les opérations de la nature, nous l’appelons anticipations de la nature ; attendu que ce n’est qu’une production fortuite et prématurée. Mais les autres connaissances que nous tirons des choses observées et analysées avec méthode ; nous les appelons interprétations de la nature.

XXVII. Les anticipations n’ont que trop de force pour extorquer notre assentiment ; car, après tout ; si les hommes, étant tous atteints de la même folie, extravaguaient précisément de la même manière, ils pourraient encore s’entendre assez bien.

XXVIII. Je dis plus ; les anticipations subjuguent plus aisément notre raison que ne le font les interprétations de la nature, les premières n’étant extraites que d’une poignée de cette sorte de faits qu’on rencontre à chaque instant, que l’entendement reconnaît aussitôt et dont l’imagination est déjà pleine ; au lieu que, les interprétations étant formées de notions prises çà et là, extrêmement différentes et fort éloignées ; soit les unes des autres, soit des idées communes, ne peuvent aussi promptement frapper notre esprit ; et les opinions qui en résultent, ne se mariant pas aussi aisément aux opinions reçues, semblent étranges, malsonnantes, et sont comme autant d’articles de foi.

XXIX. Les anticipations et la dialectique sont assez utiles dans les sciences qui ont pour base les opinions et les maximes reçues, vu qu’alors il s’agit plus de subjuguer les esprits que les choses mêmes.

XXX. Quand tous les esprits de toutes les nations et de tous les siècles, concertant leurs travaux et se transmettant réciproquement leurs découvertes, formeraient une sorte de coalition, les sciences n’en feraient pas de plus grands progrès par le seul moyen des anticipations ; car lorsque les erreurs sont radicales et ont eu lieu dans la première digestion de l’esprit, quelque remède qu’on applique ensuite, et quelque parfaites que puissent être les fonctions ultérieures, elles ne corrigent point le vice contracté dans les premières voies.

XXXI. En vain se flatterait-on de pouvoir faire de grands progrès dans les sciences, en entassant, en greffant le neuf sur le vieux ; il faut reprendre tout l’édifice par ses fondements, si l’on ne veut tourner perpétuellement dans le même cercle, en avançant tout au plus de quelques pas.

XXXII. Rendons aux anciens auteurs l’honneur qui leur est dû ; car il ne s’agit pas ici de comparer les esprits ou les talents, mais seulement les méthodes ; et quant à nous, notre dessein n’est pas de prendre ici le rôle de juge, mais seulement celui de guide.

XXXIII. Disons-le ouvertement ; on ne peut, par le moyen des anticipations, c’est-à-dire des opinions reçues, juger sainement de notre méthode, ni de ce qui a été inventé en la suivant ; car on ne peut exiger que nous nous en rapportions au jugement de ce qui est soi-même appelé en jugement.

XXXIV. Ce que nous proposons ici n’est même pas trop facile à exposer ; car on ne comprend ce qui est entièrement nouveau que par analogie avec ce qui est déjà connu.

XXXV. Borgia, parlant de l’expédition des Français en Italie[4], disait : qu’ils étaient venus la craie en main pour marquer leurs étapes, et non l’épée au poing pour faire une invasion. Il en est de même de notre méthode ; nous voulons qu’elle s’insinue doucement dans les esprits les mieux disposés à la recevoir, et les plus capables de la saisir ; qu’elle s’y fasse jour peu à peu, et sans violence ; car dès que nous ne sommes d’accord ni sur les principes, ni sur les notions, ni même sur la forme des démonstrations, les réfutations ne peuvent plus avoir lieu.

XXXVI. Reste donc une seule méthode à employer, méthode fort simple ; c’est, quant à nous, de mener les hommes aux faits mêmes, pour leur en faire suivre l’ordre et l’enchaînement ; mais eux, de leur côté, il faut aussi qu’ils s’imposent la loi d’abjurer pour un temps toutes leurs notions, et de se familiariser avec les choses mêmes.

XXXVII. La méthode des philosophes qui soutenaient le dogme de l’acatalepsie est, dans les commencements, presque parallèle à la nôtre, mais sur la fin elles s’écartent prodigieusement l’une de l’autre, et elles sont même opposées : car eux ; affirmant absolument, et sans restriction, qu’on ne peut rien savoir, ôtent ainsi aux sens et à l’entendement toute autorité ; au lieu que nous, qui disons seulement qu’on ne peut, par la méthode reçue, acquérir de grandes connaissances sur la nature, nous proposons une autre méthode, dont le but est de chercher et de procurer sans cesse des secours aux sens et à l’entendement.

XXXVIII. Non-seulement les fantômes et les notions fausses qui ont déjà pris pied dans l’entendement humain, et y ont jeté de si profondes racines, obséderont tellement les esprits que la vérité aura peine à s’y faire jour ; mais, le passage une fois ouvert, ils accourront de nouveau dans la restauration des sciences, et feront encore obstacle, si les hommes ne sont bien avertis de s’en défier et de prendre contre eux toutes sortes de précautions.

XXXIX. Ces fantômes qui obsèdent l’esprit humain, nous avons cru devoir (pour nous faire mieux entendre) les distinguer par les quatre dénominations suivantes : la première espèce, ce sont les fantômes de race ; la seconde, les fantômes de l’antre ; la troisième, les fantômes de la place publique ; la quatrième, les fantômes de théâtre.

XL. Quoique le plus sûr moyen pour bannir à perpétuité tous ces fantômes soit de ne former les notions et les axiomes que d’après les règles de la véritable induction, l’indication de ces fantômes ne laisse pas d’être d’une grande utilité ; car la doctrine qui a pour objet ces fantômes est à l’interprétation de la nature ce que la doctrine qui a pour objet les sophismes est à la dialectique ordinaire.

XLI. Les fantômes de race ont leur source dans la nature même de l’homme ; c’est un mal inhérent à la race humaine, un vrai mal de famille, car rien n’est plus dénué de fondement que ce principe[5] : « Le sens humain est la mesure de toutes les choses. » Il faut dire au contraire que toutes les perceptions, soit des sens, soit de l’esprit, ne sont que des relations à l’homme, et non des relations à l’univers. L’entendement humain, semblable à un miroir faux, fléchissant les rayons qui jaillissent des objets, et mêlant sa propre nature à celle des choses, gâte, tord, pour ainsi dire, et défigure toutes les images qu’il réfléchit.

XLII. Les fantômes de l’antre sont ceux de l’homme individuel ; car, outre les aberrations de la nature humaine prise en général, chaque homme a une sorte de caverne, d’antre individuel, qui rompt et corrompt la lumière naturelle, en vertu de différentes causes, telles que : la nature propre et particulière de chaque individu, l’éducation, les conversations, les lectures, les sociétés, l’autorité des personnes qu’on admire et qu’on respecte, enfin la diversité des impressions que peuvent faire les mêmes choses, selon qu’elles rencontrent un esprit préoccupé et déjà vivement affecté par d’autres objets, ou qu’elles trouvent un esprit tranquille et reposé ; en sorte que, rien n’étant plus inégal, plus variable, plus irrégulier que la disposition naturelle de l’esprit humain, considéré dans les divers individus, ses opérations spontanées sont presque entièrement le produit du hasard. Et c’est ce qui a donné lieu à cette observation si juste d’Héraclite : « Les hommes vont cherchant les sciences dans leurs petits mondes particuliers, et non dans le monde universel, c’est-à-dire dans le monde commun à tous. »

XLIII. Il est aussi des fantômes de convention et de société que nous appelons fantômes de la place publique, et dont la source est la communication qui s’établit entre les différentes familles du genre humain. C’est à ce commerce même, et aux associations de toute espèce, que fait allusion le nom par lequel nous les désignons, car les hommes s’associent par les discours ; et les noms qu’on impose aux différents objets d’échange, on les proportionne à l’intelligence des moindres esprits. De là tant de nomenclatures inexactes, d’expressions impropres qui font obstacle aux opérations de l’esprit : et c’est en vain que les savants, pour prévenir ou lever les équivoques, multiplient les définitions et les explications ; rien de plus insuffisant qu’un tel remède ; quoi qu’ils puissent faire, ces mots font violence à l’entendement, et troublent tout en précipitant les hommes dans de stériles et innombrables disputes.

XLIV. Il est enfin des fantômes originaires des dogmes dont les diverses philosophies sont composées, et qui, de là, sont venus s’établir dans les esprits. Ces derniers, nous les appelons fantômes de théâtre : car tous ces systèmes de philosophie, qui ont été successivement inventés et adoptés, sont comme autant de pièces de théâtre que les divers philosophes ont mises au jour, et sont venus jouer chacun à leur tour ; pièces qui présentent à nos regards autant de mondes imaginaires et vraiment faits pour la scène. Nous ne parlons pas seulement ici des opinions philosophiques et des sectes qui ont régné autrefois, mais en général de toutes celles qui ont pu ou peuvent encore exister, attendu qu’il est encore assez facile de composer une infinité d’autres pièces du même genre, les erreurs les plus opposées ayant presque toujours des causes semblables. Et, ce que nous disons, il ne faut pas l’entendre seulement des systèmes pris en totalité, mais même d’une infinité de principes et d’axiomes reçus dans les sciences ; principes que la crédulité, en les adoptant sans examen et les transmettant de bouche en bouche, a accrédités. Mais nous allons traiter plus amplement et plus en détail de ces diverses espèces de fantômes, afin d’en garantir plus sûrement l’esprit humain.

XLV. L’entendement humain, en vertu de sa constitution naturelle, n’est que trop porté à supposer dans les choses plus d’uniformité, d’ordre et de régularité qu’il ne s’y en trouve en effet ; et quoiqu’il y ait dans la nature une infinité de choses extrêmement différentes de toutes les autres, et uniques en leur espèce, il ne laisse pas d’imaginer un parallélisme, des analogies, des correspondances et des rapports qui n’ont aucune réalité. De là cette supposition chimérique que tous les corps célestes décrivent des cercles parfaits, espèce de conte physique qu’on n’a adopté qu’en rejetant tout à fait les lignes spirales et les dragons (aux noms près, qu’on a conservés) ; de là aussi celle du feu élémentaire et de sa forme orbiculaire, laquelle n’a été introduite que pour faire, en quelque manière, la partie carrée (le quadrille) avec les trois autres éléments qui tombent sous le sens. On a été encore plus loin[6] ; on a imaginé je ne sais quelle proportion ou progression décuple, qu’on attribue à ce qu’on appelle les éléments, supposant que leur densité va croissant dans ce rapport, et mille autres rêves de cette espèce. Or, les inconvénients de cette promptitude à faire des suppositions ne se font pas seulement sentir dans les opinions, mais même dans les notions simples et élémentaires : elle falsifie tout.

XLVI. L’entendement, une fois familiarisé avec certaines idées qui lui plaisent, soit comme généralement reçues, soit comme agréables en elles-mêmes, s’y attache obstinément ; il ramène tout à ces idées de prédilection ; il veut que tout s’accorde avec elles ; il les fait juge de tout ; et les faits qui contredisent ces opinions favorites ont beau se présenter en foule, ils ne peuvent les ébranler dans son esprit ; ou il n’aperçoit point ces faits, ou il les dédaigne, ou il s’en débarrasse à l’aide de quelques frivoles distinctions, ne souffrant jamais qu’on manque de respect à ces premières maximes qu’il s’est faites. Elles sont pour lui comme sacrées et inviolables ; genre de préjugés qui a les plus pernicieuses conséquences. C’était donc une réponse fort judicieuse que celle de cet ancien qui, voyant suspendus dans un temple des portraits de navigateurs qui, ayant fait un vœu durant la tempête, s’en étaient acquittés après avoir échappé au naufrage, et pressé par cette question de certains dévots : « Hé bien, reconnaissez-vous actuellement qu’il y a des dieux ? » répondit sans hésiter : « À la bonne heure ! Mais montrez-nous aussi les portraits de ceux qui, ayant fait un vœu, n’ont pas laissé de périr. » Il en faut dire autant de toutes les opinions ou pratiques superstitieuses, telles que les rêves de l’astrologie judiciaire, les interprétations de songes, les présages, les némésis[7] et autres. Les hommes infatués de ces chimères ont grand soin de remarquer les événements qui cadrent avec la prédiction ; mais quand la prophétie tombe à faux, ce qui arrive le plus souvent, ils ne daignent pas même y faire attention. Ce genre de préjugés serpente et s’insinue encore plus subtilement dans les sciences et la philosophie ; là, ce dont on est une fois engoué tire tout à soi et donne sa teinte à tout le reste, même à ce qui en soi-même a plus de vérité et de solidité. Je dis plus : abstraction faite de cet engouement et de ces puériles préventions, c’est une illusion propre et inhérente à l’esprit humain d’être plus affecté et plus entraîné par les preuves affirmatives que par les négatives, quoique, suivant la raison, il dût se prêter également aux unes et aux autres. On peut même tenir pour certain qu’au contraire, lorsqu’il est question d’établir ou de vérifier un axiome, l’exemple négatif a beaucoup plus de poids.

XLVII. Ce qui remue le plus fortement l’entendement humain, c’est ce que l’esprit conçoit aisément et qui le frappe aussitôt ; en un mot, ce qui se lie aisément aux idées dont l’imagination est déjà remplie et même enflée. Quant aux autres idées, par l’effet naturel d’une prévention dont il ne s’aperçoit pas lui-même. Il les façonne, il les suppose tout à fait semblables à celles dont il a l’esprit obsédé : mais faut-il passer rapidement de ces idées si familières à des faits très-éloignés et très-différents de ceux qu’il connaît, genre de faits qui sont, pour les axiomes, comme l’épreuve du feu ; l’esprit ne se traîne plus qu’avec peine, et ne peut franchir cette grande distance, à moins qu’on ne lui fasse violence à cet égard, et qu’il n’y soit forcé par la plus impérieuse nécessité.

XLVIII. L’entendement humain ne sait point s’arrêter et semble haïr le repos ; il veut aller toujours en avant, et trop souvent c’est en vain qu’il le veut. Par exemple, on a beau vouloir imaginer les extrémités de l’univers, on n’en peut venir à bout ; et quelques limites qu’on y veuille supposer, on conçoit toujours quelque chose au delà. Il n’est pas plus facile d’imaginer comment l’éternité a pu s’écouler jusqu’à ce jour ; car cette distinction qu’on fait ordinairement d’un infini a parte ante, et d’un infini a parte post, est tout à fait insoutenable. De cette double opposition il s’ensuivrait qu’il existe un infini plus grand qu’un autre infini, que l’infini peut s’épuiser, qu’il tend au fini, etc. Telle est aussi la subtile recherche qui a pour objet la divisibilité de certaines lignes à l’infini, recherche qui fait bien sentir à l’esprit sa faiblesse. Mais cette faiblesse se fait sentir d’une manière tout autrement préjudiciable dans la recherche des causes : car, quoique les faits les plus généraux de la nature doivent seulement être constatés, et donnés comme tels, et que la cause en soit insaisissable, néanmoins l’entendement humain, qui ne sait point s’arrêter, demande encore quelque chose de plus connu pour les expliquer ; mais alors, pour avoir voulu aller trop loin, il retombe dans ce qui le touche de trop près, dans les causes finales, qui tiennent infiniment plus à la nature de l’homme qu’à celle de l’univers. C’est de cette source qu’ont découlé tant de préjugés dont la philosophie est infectée ; et c’est également le propre d’un esprit superficiel et peu philosophique de demander la cause des faits les plus généraux, et de ne rien faire pour connaître celle des faits inférieurs et subordonnés à ceux-là.

XLIX. L’œil de l’entendement humain n’est point un œil sec, mais au contraire un œil humecté par les passions et la volonté ; ce qui enfante des sciences arbitraires et toutes de fantaisie, car plus l’homme souhaite qu’une opinion soit vraie, plus il la croit aisément. Il rejette donc les choses difficiles parce qu’il se lasse bientôt d’étudier, les opinions modérées parce qu’elles rétrécissent le cercle de ses espérances, les profondeurs de la nature parce que la superstition lui interdit ces sortes de recherches, la lumière de l’expérience par mépris, par orgueil, et de peur de paraître occuper son esprit de choses basses et périssables, les paradoxes parce qu’il redoute l’opinion du grand nombre. Enfin c’est en mille manières, quelquefois imperceptibles, que les passions modifient l’entendement humain, en teignent, pour ainsi dire, et en pénètrent toute la substance.

L. Mais le plus grand obstacle et la plus grande aberration de l’entendement humain a pour cause la stupeur, l’incompétence et les illusions des sens. Nous sommes constitués de manière que les choses qui frappent immédiatement nos sens l’emportent dans notre esprit sur celles qui ne les frappent que médiatement, quoique ces dernières méritent la préférence. Ainsi, dès que notre œil est en défaut, toutes nos réflexions cessent à l’instant ; on n’observe que peu ou point les choses invisibles. Aussi toutes les actions si diversifiées qu’exercent les esprits renfermes dans les corps tangibles ont-elles échappé aux hommes, et leur sont-elles entièrement inconnues, car lorsque quelque transformation imperceptible a lieu dans les parties de composés assez grossiers (genre de changement qu’on désigne communément par le mot d’altération, quoiqu’au fond ce ne soit qu’un mouvement de transport qui a lieu dans les plus petites parties), la manière dont s’opère ce changement est également inconnue. Cependant, si ces deux sujets là ne sont bien éclaircis et mis dans le plus grand jour, ne nous flattons pas qu’il soit possible de faire rien de grand dans la nature, quant à l’exécution. Et ce n’est pas toute la nature de l’air commun, et de toutes les substances dont la densité est encore moindre (et combien n’en est-il pas), cette nature, dis-je, n’est pas mieux connue, car le sens est par soi-même quelque chose de bien faible, de bien trompeur, et tous les instruments que nous employons, soit pour aiguiser nos sens, soit pour en étendre la portée, ne remplissent qu’imparfaitement ce double objet. Mais toute véritable interprétation de la nature ne peut s’effectuer qu’à l’aide d’observations et d’expériences convenables et appropriées à ce dessein, le sens ne doit être fait juge que de l’expérience, et l’expérience seule doit juger de la nature de la chose même.

LI. L’entendement humain, en vertu de sa nature propre, est porté aux abstractions, il est enclin à regarder comme constant et immuable ce qui n’est que passager. Mais, au lieu d’abstraire la nature, il vaut mieux la disséquer, à l’exemple de Démocrite et de ses disciples, école qui a su beaucoup mieux que toutes les autres y pénétrer et l’approfondir. Le sujet auquel il faut principalement s’attacher, c’est la matière même, ainsi que ses différentes textures, et ses transformations. C’est sur l’acte pur, et sur la loi de l’acte ou du mouvement, qu’il faut fixer toute son attention, car les formes ne sont que des productions de l’esprit humain, de vraies fictions, a moins qu’on ne veuille donner ce nom de formes aux lois mêmes de l’acte.

LII. Tels sont les préjugés que nous comprenons sous cette dénomination, fantômes de race, lesquels ont pour cause, ou l’égalité de la substance de l’esprit humain, ou sa préoccupation, ou ses étroites limites, ou sa turbulence, ou l’influence des passions, ou l’incompétence des sens, ou enfin la manière dont nous sommes affectés par les objets.

LIII. Les fantômes de l’antre ont leur source dans la nature propre de l’âme et du corps de chaque individu. Il faut compter aussi pour quelque chose l’éducation, l’habitude, et une infinité d’autres causes ou de circonstances fortuites. Ce genre de fantômes se divise en un grand nombre d’espèces. Cependant nous ne parlerons ici que de celles qui exigent le plus de précautions, et qui ont le plus de force pour altérer la pureté de l’entendement.

LIV. La plupart des hommes ont une prédilection marquée pour telles ou telles sciences et spéculations particulières, soit parce qu’ils se flattent d’y jouer le rôle d’inventeurs, soit parce qu’ils y ont déjà fait des études pénibles et se sont ainsi familiarisés avec ces genres. Or, quand les hommes de ce caractère viennent à se tourner vers la philosophie et les sujets les plus généraux, ils les tordent pour ainsi dire et les moulent sur ces premières imaginations. C’est ce qu’on observe surtout dans Aristote ; qui a assujetti toute sa philosophie à sa logique, et cela au point de la rendre toute contentieuse et presque inutile. Quant aux chimistes, d’un petit nombre d’expériences faites à l’aide de leurs fourneaux, ils ont bâti je ne sais quelle philosophie toute fantastique, et qui n’embrasse qu’un objet très limité. Il n’est pas jusqu’à Gilbert[8] qui, après s’être long-temps fatigué dans la recherche de la nature et des propriétés de l’aimant, a forgé aussitôt un système de philosophie tout à fait analogue à son sujet favori.

LV. La différence la plus caractéristique et la plus radicale qu’on observe entre les esprits, par rapport à la philosophie et aux sciences, c’est celle-ci : les uns ont plus de force et d’aptitude pour observer les différences des choses, les autres pour saisir les analogies. Les esprits qui ont de la pénétration et de la tenue, appuyant davantage sur chaque objet et s’y attachant plus constamment, sont par cela même plus en état d’y démêler les nuances les plus légères ; les génies qui ont plus d’étendue, d’élévation et d’essor n’en sont que plus capables de saisir les analogies les plus imperceptibles, de généraliser leurs idées, et de les réunir en un seul corps. Ces deux sortes d’esprit donnent aisément dans l’excès, en voulant, ou percevoir des infiniment petits, ou embrasser de vastes chimères.

LVI. Il est des esprits qui s’extasient devant l’antiquité, d’autres sont amoureux de leur siècle et embrassent toutes les nouveautés ; il en est peu qui soient de tempérament à garder quelque mesure, et à tenir le juste milieu entre ces deux extrêmes : arracher ce que les anciens ont planté de meilleur, ou dédaigner ce que les modernes proposent de plus utile. Ces prédilections font un tort infini aux sciences et à la philosophie, et c’est plutôt prendre parti pour les anciens ou les modernes que les juger. Si jamais on parvient à découvrir la vérité, ce ne sera pas au bonheur particulier de tel temps ou de tel autre, chose tout à fait variable, qu’on devra un si grand avantage, mais à la seule lumière de la nature et de l’expérience, lumière éternelle. Renonçons donc une fois à toutes ces partialités, de peur quelles ne subjuguent notre entendement et n’asservissent nos opinions.

LVII. Les méditations sur la nature et sur les corps considérés dans leur état de simplicité, semblent briser l’entendement et le morceler comme le sujet qu’il considère. Au contraire les méditations sur la nature et sur les corps envisagés dans leur état de composition et dans leur configuration, étonnent l’esprit et détendent ses ressorts. C’est ce qu’on aperçoit au premier coup d’œil en comparant l’école de Leucippe et de Démocrite avec les autres. La première est toujours tellement perdue dans les atomes qu’elle en oublie les ensembles ; les autres écoles, tout occupées à considérer les assemblages, restent si étonnées à cette vue qu’elles en deviennent incapables de saisir ce que la nature a de simple et d’élémentaire. Il faut se partager entre ces deux espèces de méditations et les faire se succéder alternativement, afin que l’entendement acquière tout à la fois de la pénétration et de l’étendue, afin aussi d’éviter les inconvénients dont nous venons de parler, et les fantômes dont ils sont la source.

LVIII. Sachons donc user de ces sages précautions pour bannir à jamais les fantômes de l’antre, qui ont pour principe, ou la prédominance de certains goûts, ou un penchant excessif à composer ou à diviser, ou la prédilection pour certains siècles, ou enfin les trop grandes ou les trop petites dimensions des objets que l’on considère. Généralement parlant, tout homme qui étudie la nature doit tenir pour suspect tout ce qui flatte son entendement et fixe trop son attention. Plus un tel goût est vif, et plus il faut redoubler de précautions pour maintenir l’entendement dans toute sa pureté et son impartialité.

LIX. Mais de tous les fantômes les plus incommodes sont les fantômes de la place publique, lesquels, à la faveur de l’alliance des mots avec les idées, se sont insinués dans l’entendement. Les hommes s’imaginent que leur raison commande aux mots ; mais qu’ils sachent que les mots, se retournant pour ainsi dire contre l’entendement, lui rendent les erreurs qu’ils en ont reçues : et telle est la principale cause qui rend sophistiques et inactives les sciences et la philosophie. Dans l’imposition des noms, on a égaré le plus souvent un peu d’intelligence du vulgaire. À l’aide de ces signes, on ne divise les objets que par des traits grossiers et sensibles pour les vues les plus faibles. Mais survient-il un esprit plus pénétrant ou un observateur plus exact qui veuille changer ces divisions, les mots s’y opposent à grand bruit. Qu’arrive-t-il de là ? Que les plus grandes et les plus imposantes disputes des savants dégénèrent presque toujours en disputes de mots ; discussions par lesquelles il vaudrait mieux commencer, en imitant à cet égard la sage coutume des mathématiciens, et qu’on pourrait peut-être terminer par des définitions prises dans la nature et dans les choses matérielles. Encore ce remède même serait-il insuffisant, car les définitions elles-mêmes sont aussi composées de mots ; et ces derniers ayant également besoin d’être définis, les mots enfanteraient d’autres mots sans fin et sans terme : de sorte qu’il faut toujours en revenir aux faits particuliers, à leur suite et à leur enchaînement, comme nous le montrerons bientôt quand nous traiterons de la manière de former les notions et les axiomes. Les fantômes que les mots introduisent dans l’esprit humain sont de deux espèces : ce sont des noms de choses qui n’existent point, car de même qu’il y a des choses qui manquent de noms parce qu’on ne les a pas encore aperçues ou suffisamment observées, il y a aussi des noms qui manquent de choses qu’ils puissent désigner, parce que ces choses-là n’existent que dans la seule imagination qui les suppose ; ce sont des noms de choses qui existent réellement, mais confus, mal déterminés, n’ayant rien de fixe, et ne désignant que des notions hasardées. Il faut ranger dans la première classe la fortune, le premier mobile, les orbites des planètes, l’élément du feu, et cent autres dénominations semblables et sans objet réel, auxquelles des théories fausses ou hasardées ont donné cours. Mais cette sorte de fantômes est facile à bannir, car on peut, en abjurant une bonne foi et en biffant pour ainsi dire toutes les théories, s’en défaire et les expulser pour toujours.

Mais une autre espèce de préjugés plus compliqués et plus profondément enracinés, ce sont ceux qui ont pour principe des abstractions inexactes ou hasardées. Choisissez tel mot que vous voudrez, par exemple celui d’humidité, et voyez actuellement si toutes les significations qui lui donne sont bien d’accord entre elles. Tout bien examiné, vous trouverez que ce mot humidité n’est qu’un signe confus d’actions diverses qui n’ont rien de fixe, rien de commun, et qu’il est impossible de ramener à une seule idée générale, à un seul chef ; car dans la langue commune il signifie, et ce qui se répand aisément autour d’un autre corps, et ce qui est en soi indéterminable et n’a point de consistance, et ce qui cède aisément selon toutes les directions, et ce qui est aisé à diviser, à disperser, et ce qui se réunit ou se rassemble aisément, et ce qui est très fluide, très mobile. Il signifie encore ce qui adhère aisément à un autre corps et le mouille, enfin ce qui passe aisément de l’état de solide à l’état de fluide ; en un mot, ce qui se liquéfie aisément. Actuellement s’agit-il d’employer ce mot et de l’appliquer à quelques sujets, si vous préférez telle de ces significations si différentes, la flamme sera humide, ou bien prenez telle autre, l’air ne le sera pas ; une autre encore, et la poussière très fine sera humide ; telle autre enfin, et le verre même en poudre le sera ; en sorte qu’il est aisé de voir que cette notion-là est tirée de celle de l’eau tout au plus et de quelques autres liquides fort communs, sans qu’on ait pris la peine de la vérifier et de suivre quelques méthodes en faisant l’abstraction qu’elle suppose.

Cette inexactitude et cette aberration des nomenclatures a ses degrés. L’espèce de mots la moins vicieuse, ce sont les noms de substances particulières, surtout ceux des espèces inférieures et bien déduites. La notion de craie et celle de limon, par exemple, peuvent passer pour bonnes : celle de terre est mauvaise. Des notions encore pires, ce sont celles de certaines actions, comme celles-ci engendrer, corrompre, altérer. Les pires de toutes sont celles des qualités excepté les objets immédiats des sens, telles que pesanteur, légèreté, ténuité, densité, etc. Cependant il faut convenir que, parmi ces notions, il peut s’en trouver qui soient un peu meilleures que les autres, celles, par exemple, dont les objets tombent fréquemment sous la perception des sens.

LXI. Quant aux fantômes de théâtre, ils ne sont point innés, et ce n’est point clandestinement qu’ils se sont insinués dans l’entendement ; mais étant partis des théories fantastiques et des fausses méthodes de démonstration, ils y ont pour ainsi dire fait leur entrée en plein jour et publiquement. Or, ces théories et ces méthodes, entreprendre ici de les réfuter, ce serait oublier ce que nous avons dit a ce sujet, et tomber en contradiction avec nous-même, car dès que nous ne sommes pas d’accord sur les principes ni sur les formes de démonstration, il n’y a plus moyen d’argumenter. Quoi qu’il en soit, rendons aux anciens l’honneur qui leur est dû, et puisse cette déférence contribuer au succès de notre entreprise Au fond nous ne leur ôtons rien, puisqu’il ne s’agit entre eux et nous que de la méthode. Car, on l’a dit souvent, « un boiteux qui est dans le vrai chemin devance aisément un bon coureur qui est hors de la route ; » à quoi l’on peut ajouter que, plus celui qui est hors de la route est léger à la course, et plus il s’égare.

Au reste notre méthode d’invention laisse bien peu d’avantage à la pénétration et à la vigueur des esprits, on peut dire même qu’elle les rend tous presque égaux ; car lorsqu’il est question de tracer une ligne bien droite, ou de décrire un cercle parfait, si l’on s’en fie à sa main seule ; il faut que cette main-là soit bien sûre et bien exercée : au lieu que si l’on fait usage d’une règle ou d’un compas, alors l’adresse devient tout à fait ou presque inutile ; il en est absolument de même de notre méthode. Or, quoique les réfutations proprement dites ne puissent avoir lieu ici, nous ne laisserons pas de faire en passant quelques observations sur ces sectes ou ces théories fausses ou hasardées. Peu après nous indiquerons les signes. extérieurs auxquels on peut reconnaître qu’elles sont mal constituées, et nous viendrons enfin aux causes d’un si durable, si unanime et si pernicieux accord dans l’erreur, afin qu’ensuite la vérité fasse jour dans les esprits avec moins de violence et que l’entendement humain consente plus aisément à se laisser délivrer et pour ainsi dire purger de tous ses fantômes.

LXII. Les fantômes de théâtre, ou de théorie, sont déjà presque innombrables ; cependant leur nombre peut croître encore, et c’est ce qui arrivera peut-être un jour : car si les esprits, durant tant de siècles, n’eussent pas toujours été presque uniquement occupés de religion et de théologie, et que les gouvernements eux-mêmes, surtout dans les monarchies, n’eussent pas témoigné une si grande aversion pour les nouveautés de ce genre, et même pour toutes les spéculations qui tendent indirectement au même but, aversion telle que, si quelques écrivains s’en occupent encore de notre temps, ce n’est qu’aux risques et au détriment de leur fortuné qu’ils osent le faire, trop assurés d’être en le faisant, non-seulement frustrés des récompenses auxquelles ils pourraient prétendre, mais même sans cesse exposés à l’envie ou au mépris ; sans ces obstacles, dis je, nul doute que de nos jours on n’eut vu naître une infinité de sectes et de systèmes philosophiques semblables à ceux qu’on vit autrefois, dans la Grèce, se multiplier et se diversifier si prodigieusement. Car de même que sur les phénomènes céleste on peut imaginer différents systèmes du monde, on peut aussi, sur les phénomènes qui sont l’objet de la philosophie, bâtir une infinité de dogmes. Or, ces pièces que les philosophes viennent ainsi jouer successivement ressemblent fort à celles qui paraissent sur le théâtre des poètes ; elles sont plus artistiquement composées et plus agréables que les narrations simplement historiques, parce que, tous les objets qu’elles représentent sur la scène, elles les font paraître tels qu’on souhaiterait qu’ils fussent.

En général, quand il s’agit de rassembler des matériaux pour la philosophie, ou il y a peu à prendre on prend beaucoup, et où il y aurait beaucoup à prendre si l’on voulait on prend fort peu, en sorte que, soit qu’on prenne d’une part ou de l’autre, le corps d’expérience et d’histoire naturelle sur lequel on veut asseoir la philosophie forme une base trop étroite. La tourbe des philosophes rationnels se contente d’effleurer l’expérience, puisant ça et quelques observations triviales sans avoir pris la peine de les constater, de les analyser, de les peser ; puis ils s’imaginent qu’il ne leur reste plus autre chose à faire qu’à tourner leur esprit dans tous les sens et à rêver à l’aventure.

Il est une autre espèce de philosophes qui, s’attachant à un petit nombre d’expériences, n’y ont à la vérité épargné ni temps ni soins, mais ils ont osé entreprendre de former, avec ce peu de matériaux, des théories complètes, tordant tout le reste avec un art merveilleux et le ramenant à ce peu qu’ils savaient

Vient enfin la troisième classe ce sont ceux qui mêlent dans leur physique la théologie et les traditions consacrées par la foi et par la vénération publique, il en est même qui ont porté l’extravagance jusqu’au point de vouloir tirer les sciences directement des esprits et des génies. En sorte que la tige des erreurs et de la fausse philosophie se partage en trois branches, savoir la branche sophistique, l’empirique et la superstitieuse

LXIII. Cherchons-nous un exemple de la première espèce, nous en trouvons un très-frappant dans Aristote, qui a corrompu sa philosophie naturelle par sa dialectique. Ne l’a-t-on pas vu bâtir un monde avec ses catégories, expliquer l’origine de l’âme humaine (cette substance de si noble extraction) par les mots de seconde intention, trancher de même la question qui a pour objet le dense et le rare (c’est-à-dire les deux qualités en vertu desquelles un corps prend de plus grandes ou de plus petites dimensions), et se tirer d’affaire par cette froide distinction de l’acte et de la puissance, soutenir qu’il y a dans chaque corps un mouvement propre et unique, et que s’il participe de quelque autre mouvement, ce dernier est produit par une cause extérieure, assertions auxquelles il en joint une infinité d’autres, imposante la nature même ses opinions comme autant de lois, et plus jaloux, en toute question, d’imaginer des moyens pour n’être jamais court et alléguer toujours quelque chose de positif, du moins en paroles, que de pénétrer dans la nature intime des choses et de saisir la vérité ! C’est ce dont on sera encore mieux convaincu en comparant sa philosophie avec la plupart de celles qui furent célébrés chez les Grecs car du moins l’on trouve dans ces dernières des hypothèses plus supportables, telles que les homéoméries d’Anaxagore, les atomes de Leucippe et de Démocrite, le ciel et la terre de Parménide, la discorde et l’amitié d’Empédocle, la résolution des corps dans la nature indifférente du feu, et leur retour à l’état de corps dense, comme le veut Héraclite[9]. Or, dans toutes ces opinions-là on voit une certaine teinte de physique, on y reconnaît quelque peu de la nature et de l’expérience, cela sans le corps et la matière, au lieu que la physique d’Aristote n’est qu’un fracas de termes de dialectique, et cette dialectique, il l’a remaniée dans sa métaphysique sous un nom plus imposant et pour paraître s’attacher plus aux choses mêmes qu’à leurs noms. Que si dans ses livres sur les animaux, dans ses Problèmes et dans quelques autres traités, il est souvent question de l’expérience, il ne faut pas s’en laisser imposer par le petit nombre de faits qu’on y trouve ; ses opinions étaient fixées d’avance. Et ne croyez pas qu’il eût commencé par consulter l’expérience, comme il l’aurait dû, pour établir ensuite ses principes et ses décisions ; mais au contraire, après avoir tendu arbitrairement ses décrets, il tord l’expérience, il la moule sur ses opinions et l’en rend esclave, en sorte qu’à ce titre il mérite encore plus de reproches que ses modernes sectateurs je veux parler des scolastiques, qui ont entièrement abandonné l’expérience.

LXIV. Mais la philosophie empirique enfante des opinions encore plus étranges et plus monstrueuses que la philosophie raisonneuse et sophistique, car ce n’est rien moins qu’à la lumière des notions vulgaires qu’elle ose marcher, lumière qui, toute faible et toute superficielle qu’elle est, ne laisse pas d’être en quelque manière universelle, et d’éclairer un grand nombre d’objets, ce n’est pas, dis-je, sur ce fondement assez solide qu’elle s’établit, mais sur la base étroite d’un petit nombre d’expériences, et telle est la faible lueur dont elle se contente. Aussi ce genre de systèmes qui semblent si probables et si approchant de la certitude a ceux qui rebattent continuellement ce petit nombre d’expériences qui les appuient, et qui en ont l’imagination frappée, paraissent-ils a tout autre incroyables et vides de sens. C’est ce dont on voit un exemple frappant dans les chimistes et leurs dogmes ; car, de nos jours, il serait peut-être difficile d’en trouver ailleurs, si ce n’est peut-être dans la philosophie de Gilbert. Mais ce n’est point une raison pour négliger toute espèce de précaution à cet égard ; car nous prévoyons déjà et pouvons prédire que si les hommes, éveillés par nos avertissements, s’appliquent sérieusement à l’expérience en bannissant toutes les doctrines sophistiques, alors enfin, par l’effet de la précipitation naturelle à l’entendement, et de son penchant à s’élancer du premier vol aux propositions générales et aux principes des choses, il est à craindre qu’on ne voie ces esprits systématiques se multiplier. Or, cet inconvénient que nous prévoyons de si loin, notre devoir était de tout faire pour le prévenir.

LXV. Mais cette dépravation de la philosophie, qui résulte de son mélange avec la théologie et les opinions superstitieuses, étend bien autrement ses ravages, et attaque, ou les théories tout entières, ou leurs parties, l’entendement humain n’étant pas moins susceptible des impressions de l’imagination que de celles des notions vulgaires. Une philosophie contentieuse et sophistique enlace l’entendement ; mais cet autre genre de philosophie fantastique, enflée, et en quelque manière poétique, le flatte davantage. Car, si la volonté de l’homme est ambitieuse, l’entendement humain a aussi son ambition, et c’est ce qu’on observe surtout dans les génies profonds et élevés.

L’exemple le plus éclatant en ce genre parmi les Grecs, c’est la philosophie de Pythagore, qui à la vérité était alliée à une superstition grossière, choquante et sensible pour les moindres yeux. Mais une superstition moins facile à apercevoir, et par cela même plus dangereuse, c’est celle de Platon et de son école. On la retrouve encore dans certaines parties des autres systèmes de philosophie ; on y introduit je ne sais quelles formes abstraites, des causes finales, des causes premières, en parlant à peine des causes secondes ou moyennes, et une infinité d’autres suppositions de cette espèce. C’est de tous les abus celui qui exige les plus grandes précautions ; car il n’est rien de plus pernicieux que l’apothéose des erreurs, et c’est un vrai fléau pour l’entendement que cet hommage rendu à des chimères imposantes. Certains philosophes parmi les modernes se sont tellement livrés à leur engouement pour ces puérilités, qu’ils ont fait mille efforts pour établir la physique sur le premier livre de la Genèse, sur celui de Job, et sur les autres livres sacrés, ce qui est (s’il est permis d’employer le langage des saintes écritures) chercher les choses mortes parmi les vivantes. Et l’on doit faire d’autant plus d’efforts pour préserver les esprits de cette manie, que ce mélange indiscret des choses humaines avec les choses divines n’enfante pas seulement une philosophie fantastique et imaginaire, mais de plus l’hérésie. Ainsi rien de plus salutaire que la circonspection en traitant de tels sujets, et c’est assez de rendre à la foi ce qui appartient à la foi.

LXVI. Voilà ce que nous avions à dire sur cette autorité qu’usurpent des philosophies fondées, ou sur les notions vulgaires, ou sur un petit nombre d’observations et d’expériences, ou enfin sur des opinions superstitieuses. Parlons maintenant du choix peu judicieux de la matière même sur laquelle travaillent les esprits, surtout dans la philosophie naturelle. L’entendement est quelquefois infecté de certaines préventions qui viennent uniquement de ce qu’étant trop familiarisé, avec certains procédés, certaines manipulations des arts mécaniques où l’on voit les corps prendre successivement cent formes différentes par voie de combinaison ou de séparation, il est ainsi porté à imaginer que la nature fait quelque chose de semblable dans la totalité de l’univers. De là cette chimérique hypothèse des quatre éléments et de leur concours auquel on attribuait la formation des corps naturels. Au contraire, lorsque l’homme envisage la nature comme libre dans ses opérations, il tombe souvent dans l’hypothèse de la réalité des espèces, soit d’animaux, de végétaux ou de minéraux, ce qui ne mène que trop aisément à cette autre supposition ; qu’il existe des formes originelles de toutes choses, des moules primitifs que la nature tend à reproduire sans cesse, et que tout ce qui s’en éloigne vient des aberrations de la nature, ou des obstacles qu’elle rencontre dans le cours de ses opérations, ou du conflit des espèces diverses, ou de la transplantation de la greffe d’une espèce sur l’autre. Or, c’est de la première de ces deux suppositions qu’est née l’hypothèse des qualités primaires ou élémentaires, et c’est à la seconde que nous devons celle des qualités occultes et des vertus spécifiques, deux inventions qui ne sont au fond que deux simplifications du travail de l’esprit, simplifications sur lesquelles il se repose, et qui le détournent de l’acquisition de connaissances plus solides. Mais les médecins ont travaillé avec plus de fruit en observant les qualités et les actions secondaires, telles que l’attraction, la répulsion, l’atténuation, l’incrassation, la dilatation, l’astriction, la discussion, la maturation et autres semblables. Et si, trop séduits par les deux espèces de simplifications dont je viens de parler, je veux dire les qualités élémentaires et les vertus spécifiques, ils n’eussent sophistiqué leurs excellentes observations sur les qualités secondaires, en s’efforçant de les ramener aux qualités primaires et de prouver qu’elles n’en sont que des combinaisons délicates et incommensurables, ou en n’étendant pas ces premières observations par d’autres observations de même genre, encore plus exactes et plus réitérées, jusqu’aux qualités du troisième et quatrième ordre, au lieu de s’arrêter à moitié chemin, comme ils l’ont fait, ils auraient pu tirer un tout autre parti de ces excellentes vues, qui les auraient menés fort loin de ce côté-là. Et les propriétés de ce genre (je ne dis pas précisément les mêmes, mais seulement des propriétés analogues), ce n’est pas assez de les remarquer dans les remèdes administrés au corps humain, il faut aussi les observer dans les autres corps naturels et dans leurs variations.

Mais une omission encore plus nuisible, c’est qu’on recherche et que l’on contemple les principes constituants des choses, ce dont elles sont faites, et non leurs principes moteurs, par lesquels elles sont faites. Les premiers, en effet, servent dans les discussions, et les seconds quand on veut produire. Et il ne faut pas attacher tant d’importance aux distinctions vulgaires introduites dans la philosophie naturelle pour différencier les actions et les mouvements, telles que celles de génération, de corruption, d’augmentation, de diminution, d’altération, de transport ; car voici à peu près ce que signifient ces dénominations. Selon eux, si un corps change seulement de lieu sans éprouver d’autre changement, c’est un mouvement de transport ; si, le lieu et l’espèce demeurant les mêmes, la qualité seule est changée, c’est une altération ; mais si, par l’effet du changement, la masse ou la quantité de matière ne demeurent pas les mêmes, alors c’est un mouvement d’augmentation ou de diminution. Enfin si la variation va jusqu’à changer l’espèce même et la substance du sujet, et qu’il en résulte une transformation, c’est une génération et une corruption. Mais qu’est-ce que tout cela, sinon des distinctions populaires qui sont loin de pénétrer dans la nature intime des choses ! Ce ne sont tout au plus que des mesures ou des périodes, et non des espèces de mouvement ; elles indiquent le combien, et non le comment ou le pourquoi. Ils ne parlent ni de l’appétit naturel des corps, ni des secrets mouvements de leurs parties. Mais voici tout ce qu’ils font. Lorsque ce mouvement dont nous parlons occasionne dans l’extérieur du sujet quelque changement grossier et très-sensible, ils en tirent leurs divisions. De plus, veulent-ils donner quelques indications sur les causes des mouvements et les ranger sous quelques divisions, ils se contentent de cette puérile distinction de mouvement naturel et de mouvement violent, distinction originaire elle-même d’une notion vulgaire et triviale. Car un mouvement, quelque violent qu’il puisse être, n’en est pas moins naturel ; et, s’il a lieu, c’est parce que la cause efficiente fait agir la nature d’une autre manière tout aussi naturelle que la précédente.

Mais si, laissant de côté ces grossières distinctions, on nous disait qu’il existe dans les corps un appétit naturel pour leur contact mutuel, et en vertu duquel ils ne souffrent pas que, l’unité ou la continuité de la nature étant interrompue et coupée, le vide ait lieu ; ou bien encore, si l’on disait que tous les corps tendent à rentrer dans leurs limites naturelles, de manière que si l’on vient à les porter en deçà de ces limites par la compression, ou en delà par la distension, ils font effort aussitôt pour recouvrer leurs premières dimensions et le volume qui leur est propre ; ou enfin, si l’on disait qu’il existe aussi dans les corps une tendance à se réunir à la masse de leurs congénères ou analogues, tendance en vertu de laquelle les corps denses se portent vers le globe terrestre, et les corps rares ou ténus vers la circonférence des cieux ; si l’on disait cela, on indiquerait des mouvements physiques et très-réels. Quant aux autres dont nous parlions plus haut, nous disons que ce sont des mouvements purement logiques et scolastiques, comme il est facile de s’en assurer par la comparaison même que nous venons d’en faire.

Un autre abus non moins dangereux, c’est que, dans les recherches philosophiques, on va toujours s’élançant jusqu’aux principes des choses, jusqu’aux degrés extrêmes de la nature, quoique toute véritable utilité et toute puissance dans l’exécution ne puisse résulter que de la connaissance des choses moyennes. Mais qu’arrive-t-il de là ? qu’on ne cesse d’abstraire la nature (de substituer aux êtres réels de simples abstractions) ; jusqu’à ce qu’on soit arrivé à une matière purement potentielle et destituée de toute forme déterminée, ou qu’on ne cesse de diviser la nature jusqu’à ce qu’on soit arrivé aux atomes ; toutes choses qui, même en les supposant vraies, ne contribueraient presque en rien à adoucir la condition humaine.

LXVII. Il faut aussi préserver l’entendement de la précipitation à accorder ou à refuser son assentiment ; ce sont les excès en ce genre qui semblent fixer les fantômes, et qui les perpétuent au point qu’il devient impossible de les bannir.

Ce genre d’excès se divise en deux espèces : l’un est propre à ceux qui, en prononçant trop aisément, rendent les sciences dogmatiques et magistrales ; l’autre l’est à ceux qui, en introduisant l’acatalepsie, amènent ainsi des spéculations vagues, sans fin et sans terme. Le premier de ces deux excès dégrade l’entendement, l’autre l’énerve, car la philosophie d’Aristote, à l’exemple des sultans qui, en montant sur le trône, égorgent d’abord tous leurs frères, commence par exterminer toutes les autres philosophies à force de réfutations et d’assauts, puis le maître prononce sur chaque sujet. À ces questions qu’il a ainsi tranchées, il en substitue d’autres arbitrairement, et les décide d’un seul mot, afin que tout paraisse certain et comme arrête, méthode qu’on n’a que trop suivie dans les philosophies qui ont succédé à celle-là, et qui n’est aujourd’hui que trop en vogue.

Quant à l’école de Platon, qui a introduit l’acatalepsie, ce fut d’abord par ironie, comme en se jouant, et en haine des anciens sophistes, tels que Protagoras, Hippias et quelques autres, qui tous ne craignaient rien tant que de paraître douter de quelque chose, mais ensuite la nouvelle Académie en fit un dogme, et la soutint ex professo manière de philosopher qui est sans doute plus honnête et plus raisonnable que la hardiesse à prononcer décisivement, vu d’ailleurs qu’ils alléguaient pour leur défense qu’ils ne répandaient aucun nuage sur les objets, comme l’ont fait Pyrrhon et les sceptiques, que, s’ils ne voyaient rien qu’ils pussent tenir pour absolument vrai, ils avaient du moins des probabilités sur lesquelles ils pouvaient régler leurs opinions et leur conduite. Cependant, quand une fois l’esprit humain a désespéré de la vérité, il ne se peut que toutes les études ne deviennent languissantes, d’où il arrive que, incapable de se soutenir dans la route d’une sévère philosophie, on s’en détourne pour se jeter dans des dissertations agréables, et se promener, pour ainsi dire, dans les sujets divers. Au reste qu’on se rappelle ce que nous avons dit au commencement, et ce que nous ne perdons jamais de vue qu’il ne s’agit pas de déroger à l’autorité des sens ou de l’entendement, mais seulement de secourir leur faiblesse.

LXVIII. En voilà assez sur les différents genres de fantômes et sur leur appareil. Ces fantômes, il faut, par une résolution constante et solennelle, y renoncer, les adjurer, en délivrer l’entendement, l’en purger, car la seule route ouverte à l’homme pour régner sur la nature, empire auquel il ne peut s’élever que par les sciences, n’est autre que la route même qui conduit au royaume des cieux, royaume où l’on ne peut entrer que sous l’humble rôle d’un enfant.

LXIX. Mais les fausses méthodes de démonstration sont comme les citadelles, les forts des fantômes, l’effet de celles qu’enseigne la dialectique ordinaire est presque toujours de rendre le monde entier esclave de la pensée humaine, et la pensée humaine esclave des mots. Les démonstrations sont en quelque sorte des sciences et des philosophies en puissance, car telles ces démonstrations, telles aussi les spéculations et les théories qui en dérivent. Or rien de plus illusoire et de plus insuffisant dans sa totalité que la méthode par laquelle on veut ordinairement nous conduire des sensations et des faits particuliers aux axiomes et aux conclusions. Cette méthode se divise en quatre parties, auxquelles répondent autant de vices qui leur sont propres. D’abord, les impressions mêmes des sens sont vicieuses, car, ou les sens nous refusent leur secours, ou ils nous trompent, mais on peut remédier à leur défaut par des substitutions, et à leurs illusions par des rectifications. En second lieu, rien de plus irrégulier que la manière dont on extrait les notions des impressions des sens, rien de plus vague et de plus confus que ces notions qu’il faudrait déterminer et limiter avec plus d’exactitude. En troisième lieu, cette sorte d’induction qui procède par voie de simple énumération et qui en déduit les principes des sciences, sans la précaution d’employer les exclusions de faits non concluants et d’analyser suffisamment la nature, celle-là est vicieuse. En dernier lieu, cette méthode d’invention et de démonstration qui consiste à établir d’abord les principes généraux, à y appliquer ensuite les axiomes moyens pour établir ces derniers ; cette méthode, dis je, est la mère de toutes les erreurs, c’est un vrai fléau pour toutes les sciences. Mais ce même sujet que nous avons déjà touché en passant, nous le traiterons plus amplement lorsqu’après avoir achevé cette espèce d’expiation ou de purification, nous exposerons la vraie méthode à suivre dans l’interprétation de la nature[10].

LXX. Mais la meilleure de toutes les démonstrations, c’est sans contredit l’expérience, pourvu qu’on ne s’attache qu’au fait même qu’on a sous les yeux, car si, se hâtant d’appliquer les résultats des premières observations aux sujets qui paraissent analogues aux sujets observés, on ne fait pas cette application avec un certain ordre et une certaine méthode, rien au monde de plus trompeur. Mais la méthode expérimentale qu’on suit de nos jours est tout à fait aveugle et stupide. Aussi, comme ces physiciens vont errants dans des routes incertaines, ne prenant conseil que de l’occasion, ils ne font que tournoyer dans un cercle immense d’objets, et, en avançant fort peu, on les voit tantôt, prenant courage, hâter leur marche, tantôt se lasser et s’arrêter. Mais ce qu’ils cherchaient d’abord, ils ont beau le trouver, ils trouvent toujours quelque autre chose à chercher. Le plus souvent ils ne font qu’effleurer les faits et les observer comme en se jouant, ou tout au plus ils varieront un peu quelque expérience connue, mais si leurs premières tentatives ne sont pas heureuses, ils se dégoûtent aussitôt et abandonnent la recherche commencée. Que si par hasard il s’en trouve un, qui s’adonne sérieusement à l’expérience et qui fasse preuve de constance et d’activité, vous le verrez s’attacher a une seule espèce de faits, et y rester, pour ainsi dire, cloué, comme Gilbert à l’aimant et les chimistes à l’or. Cette manière de procéder est aussi peu judicieuse qu’étroite et mesquine, car en vain espérerait-on découvrir la nature d’une chose dans cette chose même, il faut généraliser la recherche, et l’étendre aux choses communes.

Si quelquefois même ils prennent la tâche d’établir sur l’expérience certains principes et quelque ombre de science, vous les voyez, toujours emportés par une ardeur indiscrète, se détourner de la route avant le temps et courir à la pratique, non pas seulement pour en recueillir les fruits, mais pour se saisir d’abord de quelque opération nouvelle, comme d’un gage et d’une sorte d’assurance de l’utilité de leurs travaux ultérieurs, c’est quelquefois aussi pour se faire valoir aux yeux des autres et attacher l’estime publique à leurs occupations. Qu’arrive-t-il de là ? qu’à l’exemple d’Atalante, se détournant de la droite route et s’arrêtant pour ramasser la pomme d’or, ils laissent ainsi échapper la victoire. Or, dans la vraie carrière de l’expérience, si l’on veut en étendre les limites par des découvertes, il faut prendre pour modèle la divine sagesse et l’ordre qu’elle a suivi dans ses ouvrages, car nous voyons que le premier jour Dieu ne créa que la lumière, qu’il consacra ce jour tout entier à ce seul ouvrage et ne daigna s’abaisser a aucune œuvre matérielle et grossière. C’est ainsi qu’il faut, rassemblant une multitude de faits de toute espèce, tâcher d’abord d’en extraire la connaissance des causes et des axiomes vrais il faut, en un mot, s’attacher d’abord aux expériences lumineuses, et non aux expériences fructueuses. Les axiomes, une fois bien saisis et solidement établis, fournissent à la pratique de nouveaux moyens, non d’une manière étroite, mais largement, ils traînent après eux des multitudes et comme des armées de nouveaux procédés. Mais remettons à un autre temps ce que nous avons à dire sur les routes de l’expérience, routes qui ne sont pas moins embarrassées, pas moins barrées que celle de l’art de juger. C’est assez pour le présent d’avoir porté nos regards sur la méthode expérimentale vulgaire, et d’avoir fait sentir combien ce genre de démonstration est vicieux. Déjà l’ordre de notre sujet exige que nous traitions actuellement des signes dont nous parlions il n’y a qu’un instant, et par lesquels on peut s’assurer du triste état des sciences et de la philosophie. Nous y ajouterons quelques observations sur les causes d’un phénomène qui, au premier coup d’œil, paraît étrange et presque incroyable ; car la connaissance des signes prépare l’assentiment, mais, les causes une fois clairement exposées, le miracle s’évanouit deux discussions préliminaires qui aideront singulièrement à extirper de l’entendement tous les fantômes avec plus de douceur et de facilité.

LXXI. Les sciences que nous possédons aujourd’hui nous sont presque entièrement venues des Grecs car ce que les auteurs romains, arabes, ou encore plus modernes, ont pu y ajouter, n’est pas d’un grand volume ou d’un grand prix, et quelles que puissent être ces additions, il est toujours certain qu’elles ont pour base ce que les Grecs avaient inventé. Or cette sagesse de Grecs sentait son étalage de professeur, et se délayait dans de verbeuses disputes, genre d’occupation le plus préjudiciable à la recherche de la vérité. Ainsi le nom de sophiste, que ceux qui se qualifiaient eux-mêmes de philosophes renvoyaient par mépris aux anciens rhéteurs, tels que Gorgias, Protagoras, Hippias, Polus, etc., on peut dire qu’il convient a toute cette classe d’hommes, et qu’il faut le donner aussi à Platon, à Aristote, à Zénon, à Épicure, à Theophraste, et à leurs successeurs Chrysippe, Carnéades, etc. Je ne vois entre eux qu’une seule différence : les premiers n’étaient qu’une troupe vagabonde et mercenaire, ils couraient de ville en ville, étalant partout leur prétendue sagesse et la faisant chèrement payer. La conduite des derniers était plus noble et plus généreuse, ils avaient un domicile fixe, ils ouvraient des écoles et philosophaient gratis. Néanmoins les philosophes des deux espèces, bien que différents à certains égards, avaient cela de commun, qu’ils tenaient école et étaient tous disputeurs. Tous fondaient certaines sectes, introduisaient des espèces d’hérésies philosophiques et les défendaient avec chaleur, en sorte qu’on peut appliquer à toutes ces doctrines sans exception ce mot assez heureux que le jeune Denys adressait au seul Platon « Ce sont propos de vieillards oisifs à de jeunes ignorants ». Mais ces autres philosophes plus anciens parmi les Grecs, Empédocle, Anaxagore, Leucippe, Démocrite, Parménide, Héraclite, Xénophane, Philolaus (car nous ne daignons pas y joindre Pythagore, le tenant pour trop superstitieux), ceux-là, dis-je, n’ouvraient point d’école (du moins nous ne connaissons aucun fait qui le prouve), mais ils philosophaient dans un plus grand silence, s’appliquant à la recherche de la vérité avec plus de sévérité et de simplicité, je veux dire avec moins de faste et d’affectation, conduite qui nous paraît beaucoup plus sage. Malheureusement leurs ouvrages ont été à la longue étouffés par des écrits plus frivoles, qui, s’accommodant mieux à la faible intelligence et aux passions du vulgaire, font plus aisément fortune, le temps, semblable à un fleuve, charriant jusqu’à nous les opinions légères et comme enflées, mais coulant à fond celles qui ont plus de poids et de solidité. Cependant ceux-ci même n’étaient pas entièrement exempts du vice de leur nation. Ils furent aussi quelque peu entachés de la vanité et de l’ambition de fonder une secte ; ils attachaient encore trop de prix aux applaudissements de la multitude. Or, sitôt qu’on s’écarte de la vraie route pour courir après un objet si futile, il faut désespérer de la découverte de la vérité. Nous ne devons pas non plus passer sous silence le jugement ou plutôt la prophétie de certain prêtre égyptien touchant les Grecs « Vous êtes toujours enfants, vous autres Grecs, disait-il, et vous n’avez ni l’antiquité de la science, ni la science de l’antiquité. » En effet, l’on peut bien, appliquant aux Grecs ce qui caractérise les enfants, dire d’eux qu’ils avaient une langue fort volubile pour babiller, mais qu’ils étaient inhabiles à la génération, et leur sagesse paraît non moins stérile en effets que féconde en paroles. Ainsi les signes tirés de l’origine et de la race de la philosophie aujourd’hui en vogue, ne sont rien moins que bons.

LXXII. Or, si les indications que fournit la considération du lieu et de la nation ne valent rien, les signes qu’on peut tirer du temps et des époques ne valent guère mieux. Rien de plus étroit et de plus borné que la connaissance qu’on avait alors soit des temps, soit de l’étendue de l’univers, genre d’ignorance le pire de tous, surtout pour qui ne fait fonds que sur l’expérience, car on n’avait pas même une histoire de mille années qui méritât ce nom, tout se réduisait à des fables et à d’incertaines relations sur l’antiquité. Et une preuve que les anciens ne connaissaient que la moindre partie de l’univers, c’est qu’ils comprenaient indistinctement sous le nom de Scythes tous les Hyperboréens, et sous celui de Celtes tous les Occidentaux. En Afrique, on ne connaissait rien au delà de la frontière d’Éthiopie, en Asie, rien au delà du Gange, encore moins connaissait-on les différentes contrées du Nouveau-Monde, pas même par ouï-dire ou d’après des relations certaines et constantes. Que dis-je ! plusieurs climats, des zones tout entières, où vivent et respirent une infinité de nations, leur étaient tellement inconnues qu’ils les avaient déclarées inhabitables. Quant aux excursions de Démocrite, de Platon et de Pythagore, on les vantait comme quelque chose de fameux, tandis que c’étaient des espèces de promenades dans les faubourgs ; au lieu que de notre temps la plus grande partie du Nouveau-Monde a été découverte, tout le contour de l’ancien est connu, et la masse des expériences ou des observations s’est accrue à l’infini. Si donc nous voulions, à l’imitation des astrologues, tirer quelque pronostic de l’heure de la naissance et de la génération de ces anciennes philosophies, ces signes ne nous annonceraient rien de grand à leur sujet.

LXXIII. Mais de tous les signes qui peuvent nous mettre en état d’apprécier ces doctrines, le plus certain et le plus sensible, ce sont leurs fruits ; car les fruits et les œuvres sont comme les garants et les cautions de la vérité des théories. Or, quels fruits ont portés ces spéculations philosophiques des Grecs, et leurs dérivations dans les sciences particulières ? À peine, durant le cours de tant de siècles, peut-on citer une seule expérience tendant à adoucir la condition humaine, et dont on puisse se croire vraiment redevable à toutes ces spéculations et à tous ces dogmes philosophiques. Et c’est ce que Celse avoue avec autant d’ingénuité que de jugement : « Il ne faut pas croire, dit-il, que les remèdes qu’emploie la médecine aient été déduits méthodiquement de la connaissance des causes ou des principes de la philosophie, et n’en aient été que les conséquences pratiques ; mais, par une marche toute contraire, ces pratiques furent d’abord inventées, puis on se mit à raisonner sur tout cela, on se mêla de chercher les causes, on osa les assigner. » Il n’est donc pas étonnant que chez les Égyptiens, nation qui consacrait par des honneurs publics, et rangeait parmi les dieux, les inventeurs de choses utiles, on trouvât plus d’effigies d’animaux que d’images humaines ; attendu que les animaux, guidés par le seul instinct naturel, ont mis les hommes sur la voie d’une infinité d’inventions utiles : au lieu que les hommes ont eu beau raisonner et entasser les arguments, ils n’ont fait, par ce stérile moyen, que peu ou point de vraies découvertes.

Cependant l’industrie des chimistes n’a pas laissé de produire quelques fruits ; mais ce fut au hasard, comme en passant, et, en variant jusqu’à un certain point leurs expériences, à peu près, comme le font ordinairement les artisans, et non d’après les vrais principes de leur art ou à la lumière de quelque théorie, car celle qu’ils ont imaginée tend plutôt à troubler la pratique qu’à l’aider. Il n’est pas jusqu’à ceux qui étaient versés dans ce qu’on appelle la magie naturelle qui n’aient inventé quelque peu, mais toutes inventions frivoles et tenant fort de l’imposture. Nous dirons encore à ce sujet que le principe de religion qui veut que la foi se manifeste par les œuvres s’applique fort bien à la philosophie. Il faut la juger par ses fruits, et, si elle est stérile, la rejeter comme inutile, surtout lorsqu’au lieu de raisins et d’olives, qu’elle devrait donner, elle ne produit, à force de disputes et de débats, que des épines et des chardons.

LXXIV. Il faut aussi tirer quelques indications de l’accroissement et du progrès des sciences et des philosophies, car celles qui ont leur fondement dans la nature même croissent et se perfectionnent, quant à celles qui n’ont d’autre base que l’opinion, elles varient tout au plus, mais elles ne croissent point. Que si ces doctrines dont nous parlons, et qui, dans leur état actuel, sont comme autant de plantes séparées de leurs racines, eussent été enracinées dans la nature même, et de manière à pouvoir en tirer toute leur substance, les eût-on vues (comme cela n’est que trop arrivé) demeurer l’espace de deux mille ans presque dans le même état, et ne prendre aucun accroissement sensible, ou plutôt fleurir dans leurs premiers inventeurs, et ne faire ensuite que décliner ? Nous voyons pourtant que dans les arts mécaniques, qui ont pour base la nature même et sont éclairés par la lumière de l’expérience, les choses prennent un cours tout opposé car ces derniers arts (tant qu’ils sont en vogue) sont comme pénétrés d’un esprit vivifiant qui les fait végéter et croître sans interruption, d’abord grossiers, puis plus commodes, ils se perfectionnent ensuite et vont toujours en croissant.

LXXV. Il est encore un autre signe à considérer, si toutefois il faut donner ce nom de signe à ce qu’on devrait plutôt regarder comme un témoignage, et comme le plus valide de tous les témoignages, je veux parler de l’aveu formel des auteurs et des maîtres qui sont aujourd’hui le plus suivis, car ceux-là même, qui prononcent sur toutes choses avec tant de confiance, ne laissent pas, de temps à autre et lorsqu’ils sont plus capables d’examen, de changer de langage et de se répandre aussi en plaintes sur la subtilité des opérations de la nature, sur l’obscurité des choses et la faiblesse de l’esprit humain. S’ils s’en tenaient à cet aveu, ils pourraient peut-être décourager les esprits les plus timides. Quant à ceux qui ont plus d’élan et de confiance en leurs propres forces, ces plaintes ne feraient qu’éveiller encore plus leur émulation et les exciter à redoubler d’efforts pour avancer plus rapidement dans la carrière des découvertes. Mais ce n’est pas assez pour eux que d’avouer leur propre ignorance ; il faut encore que tout ce qu’eux ou leurs maîtres n’ont pu découvrir ou exécuter, ils le relèguent hors des limites du possible, et, comme s’ils raisonnaient d’après les principes de l’art, qu’ils le déclarent formellement impossible dans la théorie ou la pratique, tournant ainsi, par un orgueil et une envie démesurés, le sentiment qu’ils ont du néant de leurs inventions en calomnie contre la nature, et en découragement pour les autres. De là cette nouvelle académie qui soutint ex professo le dogme de l’acatalepsie, et condamna ainsi le genre humain à des ténèbres éternelles. De là aussi cette opinion que la découverte des formes ou des vraies différences des choses (qui ne sont au fond que les lois de l’acte pur) est absolument impossible. De là encore ces opinions reçues dans la partie pratique des sciences, que la chaleur du soleil et celle du feu artificiel sont de natures essentiellement différentes, ce qui tend à ôter aux hommes tout espoir de pouvoir exécuter, par le moyen du feu artificiel, rien de semblable à ce qu’opère la nature. De là enfin cet autre préjugé, que la seule espèce d’œuvre qui soit au pouvoir de l’homme, c’est la composition, mais que la mixtion ne peut être l’œuvre que de la seule nature C’est ainsi qu’on parle ordinairement, de peur apparemment que les hommes ne se flattent de pouvoir, par les seules ressources de l’art, opérer la génération ou la transformation des corps naturels. Ainsi les hommes, une fois bien avertis par ce signe, souffriront sans peine qu’on leur conseille de ne point commettre leur fortune ni leurs entreprises avec des opinions non-seulement désespérantes, mais qui semblent même vouées pour jamais au désespoir.

LXXVI. Un signe que nous ne devons pas non plus oublier, c’est cette perpétuelle mésintelligence et diversité d’opinions qui régnait entre les anciens philosophes, soit d’individu à individu, soit d’école à école, diversité qui montre assez que la route qui devait conduire des sens à l’entendement n’avait pas été trop bien tracée, puisque cette matière propre de la philosophie, je veux dire la nature même des choses, s’était ainsi comme ramifiée et partagée en tant d’erreurs différentes. Et quoique de nos jours ces dissensions et ces diversités d’opinions sur les principes mêmes et sur le corps entier de la philosophie soient pour la plupart éteintes, néanmoins il reste encore une infinité de questions et de controverses sur les parties de la philosophie. Il est donc hors de doute qu’on ne trouve rien de certain et de solide soit dans le fond même des philosophies, soit dans la forme des démonstrations.

LXXVII. Quant à ce que pensent certaines personnes que la cause de cette approbation si universelle dont paraît jouir depuis tant d’années la philosophie d’Aristote, c’est que, dès qu’elle eut paru, toutes les autres tombèrent en désuétude et disparurent, que, dans les siècles suivants, n’ayant pu rien découvrir de meilleur, on s’en tint a celle-la, en sorte qu’elle a eu pour elle et les anciens et les modernes, cette assertion ne doit pas nous arrêter En premier lieu, ce qu’on dit de la cessation des anciennes philosophies après la publication des œuvres d’Aristote est faux car long-temps après, savoir, du temps de Cicéron, et même dans les siècles ultérieurs, les ouvrages des anciens philosophes existaient encore, mais depuis, les barbares ayant inondé l’empire romain, et la science humaine ayant pour ainsi dire fait naufrage, alors enfin la philosophie d’Aristote et celle de Platon telles que des planches moins compactes et plus légères, se soutinrent sur les îlots du temps. Et, pour peu qu’on y regarde de plus près, on s’apercevra aisément que ce consentement unanime n’est qu’un signe trompeur. La véritable unanimité est celle qui règne entre des hommes qui, dans toute la liberté de leur jugement et après un mûr examen, tombent d’accord sur les mêmes points, mais comme cette multitude d’hommes, qui semblent être tous du même sentiment sur la philosophie d’Aristote, ne s’accordent ainsi que par l’effet d’un même préjugé et d’une même déférence pour une autorité qui les subjugue tous, c’est plutôt un assujettissement commun, une coalition d’esclaves, qu’un vrai consentement. D’ailleurs, quand ce prétendu consentement serait aussi réel et aussi universel qu’on le dit, tant s’en faut qu’une telle unanimité doive être tenue pour une véritable et solide autorité, qu’au contraire il fait naître une violente présomption en faveur du sentiment opposé, et dans les choses intellectuelles, c’est de tous les signes le plus suspect. Il faut toutefois en excepter les questions de théologie et de politique, où le droit de suffrage doit subsister, car au fond rien ne plaît au grand nombre que ce qui flatte l’imagination et enlace l’entendement en se liant aux notions vulgaires, comme nous l’avons déjà fait entendre. Ainsi, ce mot si connu que Phocion appliquait aux mœurs s’applique également bien aux opinions philosophiques « Lorsque la multitude, disait-il, est d’accord avec vous et vous applaudit, ayez soin aussitôt de vous bien examiner vous-même, afin de voir si, soit dans vos discours ou dans vos actions, il ne vous serait pas échappé quelque sottise. » Cette unanimité est donc un fort mauvais signe. Ainsi, concluons en général que les signes qui peuvent nous mettre en état de juger de la vérité et de la solidité des doctrines ne nous annoncent rien de bon par rapport aux philosophies en vogue de nos jours, soit qu’on en juge par leur origine, par leurs fruits, par leurs progrès, par l’aveu des inventeurs ou des maîtres, ou même par l’approbation universelle dont elles semblent jouir. C’est désormais un point hors de doute.

LXXVIII. Il est temps de montrer par quelles causes, non moins puissantes que multipliées les nations se sont attachées durant tant de siècles à ces différentes espèces d’erreurs et de préjugés. Ces causes une fois bien connues, on cessera d’être étonné que les vues exposées dans cet ouvrage se soient présentées si tard à l’esprit de quelque mortel, on admirera seulement qu’un homme, quel qu’il puisse être, ait pu s’aviser le premier de penser à tout cela. Aussi est-ce ce que nous regardons nous-même plutôt comme l’effet d’un certain bonheur que comme la preuve d’un talent supérieur, c’est plutôt un fruit du temps qu’une production du génie.

Or, en premier lieu, pour peu qu’on arrête son attention sur ce grand nombre de siècles et qu’on se fasse une juste idée de cette durée, on la verra se réduire à bien peu d’années. En effet, de vingt-cinq siècles, espace de temps où la science et la mémoire des hommes se trouvent presque entièrement circonscrites, à peine en peut-on détacher et marquer six qui aient été vraiment productifs pour les sciences, et favorables à leur accroissement, car le temps, ainsi que l’espace, à ses déserts et ses solitudes. À proprement parler, les sciences n’ont eu que trois révolutions ou périodes : la première chez les Grecs, la seconde chez les Romains, la troisième chez nous, je veux dire chez les Européens occidentaux, périodes à chacune desquelles on ne peut guère attribuer que deux siècles. Les temps intermédiaires ont été des saisons défavorables pour les sciences et où elles n’ont eu qu’une bien mauvaise récolte, soit pour la quantité, soit pour la qualité, car il est assez inutile de parler des Arabes et des scolastiques, qui, par leurs innombrables et énormes volumes, sont plutôt parvenus à écraser les sciences qu’à en augmenter le poids. Ainsi, c’est avec raison que nous attribuons la lenteur du progrès des sciences à la brièveté des époques qui leur ont été favorables.

LXXIX. Au second rang se présente une cause qui dans tous les temps et dans tous les lieux est d’une grande influence. Cette cause est que dans les temps mêmes où les lettres et les talents de toute espèce ont fleuri le plus, ou ont été cultivés jusqu’à un certain point, la philosophie naturelle n’a eu en partage que la moindre partie de l’industrie des hommes. Cette science si négligée doit pourtant être regardée comme la mère de toutes les autres, car une fois que les sciences et les arts sont séparés de cette science primaire, qui est comme leur racine, on peut bien ensuite les polir et les façonner pour l’usage, mais on a beau faire alors, ils ne croissent plus. Or il est constant que, depuis l’époque le christianisme eut été adopte et fut, pour ainsi dire, parvenu à son point de maturité, le plus grand nombre des esprits distingués s’appliquèrent à la théologie. Aussi n’avait-on pas manqué d’encourager ce genre d’études par les récompenses les plus magnifiques, et par une infinité de secours de toute espèce. C’est donc cette étude de prédilection qui a occupé toute la troisième période, je veux parler de celle qui appartient à l’Europe occidentale, genre d’étude qui devait d’autant plus prévaloir qu’à peu près vers le même temps les lettres commencèrent à refleurir et les controverses sur la religion à se multiplier. Mais à l’époque précédente, durant la période qui appartient aux Romains, la morale, qui parmi les païens tenait lieu de théologie, était le principal sujet de méditation des philosophes. Ce n’est pas tout les plus grands esprits de ce temps-là se jetaient dans les affaires et dans les professions actives, à cause de la vaste étendue de l’empire romain, dont l’administration exigeait le concours d’un grand nombre d’hommes éclairés. Mais l’âge la philosophie naturelle paraît avoir fleuri chez les Grecs se réduit à une période de très courte durée, car les sept philosophes connus dans des temps plus reculés sous le nom de Sages s’appliquèrent tous, Thalès excepté, à la morale et à la politique. Dans les temps ultérieurs, lorsque Socrate eut, pour ainsi dire, obligé la philosophie de descendre des cieux sur la terre, la morale prévalut encore davantage et détourna les esprits de l’étude de la philosophie naturelle

Mais cette période même l’on s’attachait avec ardeur à l’étude de la nature fut bientôt infectée de l’esprit de contradiction et de la fureur d’innover en matière d’opinion, qui la rendirent inutile au progrès de la véritable science. Ainsi la philosophie naturelle ayant été si négligée et arrêtée par de si grands obstacles durant ces trois périodes, il n’y a pas lieu de s’étonner que les hommes y aient fait si peu de progrès, eux qui étaient alors occupés de tout autre chose.

LXXX. À ces considérations, ajoutez que, parmi ceux-là même qui se sont appliqués à la philosophie naturelle, cette science a rarement trouvé, surtout de nos jours, un individu qui disposât de tout son temps, un homme tout entier. Tout au plus me citerez-vous les élucubrations de tel moine dans sa cellule, ou de tel gentilhomme dans son petit manoir, mais la philosophie n’était plus alors qu’une sorte de passage, de pont pour aller à d’autres sciences. En un mot, cette auguste mère de toutes les sciences, on l’a indignement rabaissée au vil office de servante, on en a fait un aide de la médecine et des mathématiques, on l’a abandonnée à la jeunesse sans expérience, afin que ces esprits novices, d’abord pénétrés et en quelque manière imbibes de cette science comme d’une première teinture, en fussent mieux disposés pour en recevoir quelque autre. Cependant en vain se flatterait-on de faire, dans les sciences en général, et surtout dans leur partie pratique, des progrès sensibles tant que la philosophie naturelle ne sera pas appliquée aux sciences particulières, et que les sciences particulières à leur tour ne seront pas ramenées à la philosophie naturelle. C’est faute de cette liaison et de ces rapprochements que l’astronomie, l’optique, la musique, un grand nombre d’arts mécaniques, la médecine elle-même, et (ce qu’on n’aurait peut-être jamais cru) la morale, la politique et la logique n’ont presque point de profondeur, qu’elles s’arrêtent à la superficie des choses et à la variété des objets ; car une fois que toutes ces sciences sont ainsi dispersées et établies chacune à part, la philosophie naturelle cesse de les nourrir. C’était pourtant cette seule science qui en puisant aux vraies sources, savoir, dans l’exacte observation des mouvements célestes, de la marche des rayons lumineux, des sons, de la texture et du mécanisme des corps, des affections de l’âme et des perceptions de l’entendement ; c’était elle seule, dis-je, qui pouvait ainsi leur donner de la substance, les faire végéter plus vigoureusement et croître plus rapidement. Il n’est donc nullement étonnant que les sciences aient cessé de prendre de l’accroissement, puisqu’elles sont séparées de leur racine.

LXXXI. Veut-on connaître une autre cause du peu de progrès des sciences, la voici : il est impossible de marcher droit dans la carrière tant que la borne sera mal posée et la fin mal déterminée. Quelle est donc la vraie borne des sciences et leur véritable fin ? C’est d’enrichir la vie humaine de découvertes réelles, c’est-à-dire de nouveaux moyens. Mais le troupeau des gens d’étude pense à tout autre chose : il est tout mercenaire ; ce sont tous hommes de louage, tous gens occupés à faire leur montre. Si, par hasard, vous rencontrez quelque homme de lettres ou artiste d’un esprit plus pénétrant et avide de gloire, qui s’occupe sérieusement de quelque découverte, malheur à lui ! Ce ne sera qu’aux dépens de sa fortune. Mais tant s’en faut que le plus grand nombre se propose vraiment pour but d’augmenter la masse des sciences et des arts, que, de cette masse qui est déjà sous leur main, ils ne tirent tout au plus que ce qui peut être de quelque usage dans leur profession, ou qui peut servir à augmenter leur fortune, à étendre leur réputation ou à leur procurer tout autre avantage de cette espèce. Si encore, dans une si grande multitude, il s’en trouve un seul qui ait pour la science une affection sincère et qui l’aime pour elle-même, vous le verrez plutôt occupé à varier le sujet de ses méditations et à se promener, pour ainsi dire, dans les différentes sciences, qu’à s’attacher constamment à la recherche de la vérité en suivant une méthode sévère et rigoureuse. Si enfin vous en trouvez par hasard un seul qui soit capable de cette tenue et de celle sévérité, eh bien ! Cet homme-là même cherchera tout au plus de ces vérités qui peuvent contenter l’esprit par l’indication des causes et l’explication d’effets déjà connus, non de ces vérités qui enfantent des effets nouveaux et qui entourent les axiomes d’une lumière nouvelle. Ainsi, la borne des sciences étant mal posée, il n’est pas surprenant que, dans les études subordonnées à cette fin, il soit résulté une si grande aberration.

LXXXII. Que la fin des sciences soit mal déterminée et la borne mal posée, c’est ce dont on ne peut douter ; mais, fût-elle mieux posée, la route qu’on a choisie pour aller au but n’en serait pas moins absolument fausse et tout à fait inaccessible. Est-il rien de plus étrange, pour tout homme capable de juger sainement des choses, que de voir qu’aucun mortel jusqu’ici n’ait pris soin, n’ait eu à cœur de tracer pour l’entendement une route qui partit des sens et de l’expérience, et qu’on ait abandonné le tout aux obscurités des traditions, ou encore aux alternatives et au tournoiement de la dispute et de l’argumentation, ou encore aux fluctuations et aux détours sans fin d’une expérience fortuite, vague et confuse ? Que tout homme de sens, arrêtant son attention sur ce sujet, se demande quelle est la marche que suivent la plupart des hommes lorsqu’ils entreprennent quelque recherche et veulent jouer le rôle d’inventeurs ; la première chose qui va se présenter à son esprit, c’est cette marche grossière, destituée de toute méthode, qui leur est si familière. Or voici comment s’y prend tout homme qui a la prétention de faire des découvertes : il va d’abord feuilletant toutes sortes de livres, et compilant tout ce qui a été écrit sur le sujet qui l’occupe ; puis il ajoute à tout cela le produit de ses propres méditations ; enfin il met sa cervelle à la torture, sollicite avec chaleur son propre esprit, et invoque, pour ainsi dire, son génie, afin qu’il rende des oracles ; mais rien de moins solide et de plus hasardé que ces prétendues inventions qui n’ont pour base que de pures opinions.

Tel autre appelle à son secours la dialectique, qui, au nom près, n’a rien de commun avec ce que nous avons en vue ; car les préceptes d’invention qu’elle donne n’ont nullement pour objet l’invention des principes et des axiomes principaux, qui sont comme la substance des arts, mais seulement l’invention de ces autres principes qui paraissent conformes à ces premiers. Aussi, quand elle a affaire à ces hommes d’une curiosité importune qui la serrent de trop près et l’interpellent en lui demandant une méthode pour établir ou inventer de vrais principes, c’est-à-dire des axiomes du premier ordre, ne manque-t-elle pas de les payer d’une réponse fort connue en les renvoyant à chaque art, avec injonction de lui prêter, pour ainsi dire, serment, et de lui faire hommage-lige.

Reste donc l’expérience pure, qui, lorsqu’elle se présente d’elle-même, prend le nom de hasard, et, lorsqu’elle a été cherchée, retient le nom même d’expérience. Mais ce genre d’expérience n’est autre chose, comme on le dit communément, qu’une sorte de balai sans lien, qu’un pur tâtonnement semblable à celui d’un homme qui, s’étant égaré la nuit, va tâtonnant de tous côtés pour retrouver son chemin. Mieux eût valu attendre le jour ou allumer un flambeau, et penser ensuite à se mettre en route. Au contraire, l’ordre véritable de l’expérience veut que l’on commence par allumer son flambeau, dont elle se sert ensuite pour montrer le chemin, en partant, non de l’expérience vague et faite après coup, mais de l’expérience bien digérée, bien ordonnée ; puis elle en extrait les axiomes, et de ces axiomes une fois solidement établis elle déduit de nouvelles expériences, sachant assez que le Verbe divin lui-même, lorsqu’il travailla sur la masse immense des êtres, ne le fit pas sans ordre et sans méthode.

Si donc la science humaine a mal fourni sa carrière, que les hommes cessent de s’en étonner ; elle s’était totalement écartée de la vraie route ; elle avait entièrement abandonné, déserté l’expérience ; ou elle ne faisait qu’y tournoyer, que s’y embarrasser, comme dans un labyrinthe ; au lieu que la véritable méthode conduit, à travers les forêts sombres de l’expérience, par un sentier bien droit, et toujours le même, au pays découvert des axiomes.

LXXXIII. Cette mauvaise habitude, que nous voulons détruire, s’est fortifiée par une opinion, ou plutôt par une manière d’apprécier les choses désormais invétérée, mais où il n’entre pas moins d’orgueil que d’ignorance. Eh ! N’est-ce pas, s’écrient-ils, rabaisser la majesté de l’esprit humain que de vouloir le tenir si longtemps attaché à de grossières expériences, à tous ces détails minutieux, à ces objets soumis à l’empire des sens et aussi limités que la matière dont ils sont composés ? Les vérités de cet ordre, ajoutent-ils, exigent de pénibles recherches, elles n’ont rien qui élève l’âme quand on les médite ; elles donnent aux discours je ne sais quoi de sec et de rustique ; elles sont d’un assez mince produit dans la pratique ; leur multitude est infinie, et elles sont d’une extrême ténuité. À la longue, tel a été l’effet de ces discours qu’enfin la véritable route n’est pas seulement abandonnée, mais même interceptée, fermée, et l’on ne se contente pas de négliger, de mal diriger l’expérience, on fait pis, on la dédaigne.

LXXXIV Une autre cause qui a fait obstacle aux progrès que les hommes auraient pu faire dans les sciences, et qui les a, pour ainsi dire, cloués à la même place, comme s’ils étaient enchantés, c’est ce profond respect qu’ils ont d’abord pour l’antiquité, puis pour l’autorité de ces personnages qu’ils regardent comme de grands maîtres en philosophie, enfin pour l’opinion publique, mais ce dernier point a déjà été traité.

Quant à l’antiquité, l’opinion qu’ils s’en forment, faute d’y avoir suffisamment pensé, est tout à fait superficielle et n’est guère conforme au sens naturel du mot auquel ils l’appliquent. C’est à la vieillesse du monde et à son âge mûr qu’il faut attacher ce nom d’antiquité or, la vieillesse du monde, c’est le temps même où nous vivons, et non celui où vivaient les anciens, et qui était sa jeunesse. À la vérité, le temps où ils ont vécu est le plus ancien par rapport à nous, mais, par rapport au monde, ce temps était nouveau or, de même que, lorsqu’on a besoin de trouver dans quelque individu une grande connaissance des choses humaines et une certaine maturité de jugement, on cherchera plutôt l’une et l’autre dans un vieillard que dans un jeune homme, connaissant assez l’avantage que donnent au premier sa longue expérience, le grand nombre et la diversité des choses qu’il a vues, oui dire ou pensées lui-même, c’est ainsi, et par la même raison, que si notre siècle, connaissant mieux ses forces, avait le courage de les éprouver et la volonté de les augmenter en les exerçant, on aurait lieu d’en attendre de plus grandes choses que de l’antiquité, où l’on cherche ses modèles car le monde étant plus âgé, la masse des expériences et des observations s’est accrue à l’infini.

Et ce qu’il faut encore compter pour quelque chose, c’est que, par le moyen des navigations et des voyages de long cours qui se sont si fort multipliés de notre temps, on a découvert dans la nature et observe une infinité de choses qui peuvent répandre une nouvelle lumière sur la philosophie. De plus, ne serait-ce pas une honte pour le genre humain d’avoir découvert de nos jours dans le monde matériel tant de contrées, de terres et de mers, et d’astres, et de souffrir en même temps que les limites du monde intellectuel fussent resserrées dans le cercle étroit des découvertes de l’antiquité.

Quant à ce qui regarde ces inventeurs, quelle plus grande pusillanimité que d’accorder à de tels auteurs une infinité de prérogatives, en frustrant de ses droits le temps, auteur des auteurs mêmes, et a ce titre, vraie source de toute autorité car ce n’est pas sans raison qu’on a dit : « La vérité est fille du temps et non de l’autorité. » Ainsi, l’esprit humain étant comme fasciné par cette excessive déférence pour l’antiquité, les grands maîtres et l’opinion publique, doit-on encore être étonné que les hommes, liés par cet assujettissement comme par une sorte de maléfice, soient devenus incapables de consulter la nature même, et de se familiariser avec ses opérations ?

LXXXV. Ce n’est pas seulement l’admiration et la déférence pour l’antiquité, l’autorité et l’opinion publique qui ont porté les hommes à se reposer ainsi sur les découvertes déjà faites ; c’est encore l’admiration pour les œuvres de la main humaine, et à cet égard le genre humain semble être dans l’abondance. En effet, si l’on se représente l’inépuisable variété et l’appareil pompeux de tous les procédés que les arts mécaniques ont introduits et comme entassés pour multiplier à l’infini les douceurs et les commodités de la vie, frappé de ce spectacle on sera plus disposé à admirer l’opulence humaine qu’on n’aura le sentiment de l’indigence commune, ne s’apercevant pas que ces premières observations des hommes et ces primitives opérations de la nature, qui sont comme le premier mobile, comme l’âme de tout cela, ne sont pas en fort grand nombre ; que pour faire de telles découvertes il n’a pas fallu fouiller bien avant, et que tout le reste n’est que le fruit de la patience et le produit d’une certaine subtilité ou régularité dans les mouvements de la main ou des instruments. Par exemple, s’il est un genre d’exécution qui exige de la précision, de l’exactitude et de l’adresse, c’est certainement la construction des horloges, qui, par leurs rouages, semblent imiter les mouvements célestes, et, par leur mouvement alternatif et régulier, le pouls des animaux. Eh bien ! Ces machines si ingénieuses tiennent tout au plus à un ou deux principes puisés dans la nature.

Que si l’on tourne son attention vers ce qu’il peut y avoir de plus ingénieux et de plus délié dans les arts libéraux, ou même dans les procédés par le moyen desquels, dans les arts mécaniques, on fait prendre aux corps naturels mille formes différentes ; si l’on examine bien toutes ces inventions, par exemple, quant aux arts de la première espèce, la découverte des mouvements célestes dans l’astronomie, celle des accords dans la musique, et, dans l’art grammatical, l’invention des lettres alphabétiques, qui ne sont pas encore en usage à la Chine ; ou que, dans les arts mécaniques, on considère les gestes de Bacchus et de Cérès, c’est-à-dire la préparation du vin, de la cervoise et des différentes sortes de pain ou de pâtisserie, enfin toutes les douceurs qu’ont pu nous procurer tous les raffinements de l’art du cuisinier et du distillateur ; qu’après avoir bien considéré tout cela, on songe combien de temps on a consumé pour porter toutes ces inventions au degré de perfection où nous les voyons (je dis de perfection, parce que tous les procédés de cette espèce, si l’on en excepte ceux des distillations, étaient connus des anciens), et, comme nous l’avons déjà remarqué par rapport aux horloges, combien peu d’observations et de principes pris dans la nature elles supposent, qu’on se dise combien toutes ces petites découvertes étaient aisées à faire en profitant d’une infinité d’occasions fortuites qui s’offrent toujours, ou de toutes les idées fugitives qui se présentent d’elles-mêmes à l’esprit ; qu’on pèse, dis-je, avec soin toutes ces considérations, et bientôt, perdant cette admiration qu’avaient excitée à la première vue ces faciles découvertes, on ne pourra plus que déplorer la condition humaine en voyant cette disette d’inventions utiles et la stérilité de l’esprit humain durant tant de siècles. Or, observez que toutes ces inventions mêmes dont nous parlons ici ont de beaucoup précédé la philosophie et les arts qui ne se rapportent qu’a l’esprit ; on peut dire même qu’à l’époque où sont nées ces sciences rationnelles et dogmatiques, l’invention des procédés utiles a pris fin.

Que si des ateliers on passe aux bibliothèques, on sera d’abord frappé d’admiration à la vue de cette immensité de livres de toute espèce qu’on y a entassés ; puis, venant à regarder ces livres de plus près, à bien examiner et les sujets qu’on y traite et la manière dont ils sont traités, en un mot tout leur contenu, on sera frappé d’étonnement en sens contraire, en s’assurant par soi-même que tous ces volumes se réduisent à d’éternelles répétitions des mêmes pensées. Et en voyant les hommes dire et redire, faire et refaire toujours les mêmes choses, de l’admiration qu’excitait au premier coup d’œil cette apparente abondance l’on passera à un étonnement plus grand encore à la vue de l’indigence réelle qu’elle couvre, et l’on sentira enfin combien est pauvre et misérable cette prétendue science qui a jusqu’ici occupé les esprits et s’en est comme emparée.

Que si, daignant abaisser son esprit à la considération de choses plus curieuses qu’importantes, on passe aux travaux des alchimistes, on ne saura trop s’ils doivent être un objet de compassion ou de risée. En effet, l’alchimiste se berce d’éternelles et chimériques espérances. Lorsque ses premières tentatives ne sont point heureuses, il n’en accuse que ses propres erreurs et ne s’en prend qu’à lui-même, c’est qu’il n’aura pas bien compris les termes de l’art ou les expressions particulières des auteurs. Puis il va écoutant tous les contes qu’on lui fait à ce sujet, et prêtant l’oreille à tous les petits secrets qu’on lui promet ; ou bien ce sera peut-être que, dans les minutieux-détails de ses manipulations, il se sera quelque peu écarté du vrai procédé ; un grain ou une seconde de plus ou de moins, il tenait tout ; et le voilà répétant mille et mille fois les mêmes essais sans jamais se lasser. Si, chemin faisant, et parmi les hasards de expérience, il rencontre quelque fait dont la physionomie soit un peu nouvelle et qui lui paraisse de quelque utilité, il s’en saisit aussitôt comme d’un gage et d’un garant de tout le reste. Son imagination se repaît de cette petite découverte ; il la vante, il l’exagère, en tous lieux il en fait un grand étalage, et ce léger succès, lui faisant concevoir les plus hautes espérances, l’encourage à continuer. Cependant l’on ne peut disconvenir que les alchimistes n’aient inventé bien des choses, et que nous ne leur devions même plus d’une découverte utile. Mais c’est à eux surtout que s’applique avec beaucoup de justesse la fable de ce vieillard qui, en léguant à ses enfants un prétendu trésor enfoui dans sa vigne, ajouta qu’il ne se rappelait pas bien l’endroit où il l’avait caché, mais qu’en cherchant avec un peu de constance ils le trouveraient. Le père mort, les voilà fouillant partout dans la vigne et remuant la terre en mille endroits. À la vérité ils ne trouvèrent point d’or, mais en récompense, par l’effet naturel d’une meilleure culture ; la vendange suivante fut très abondante.

Quant aux hommes infatués de la magie naturelle, qui veulent tout expliquer par de prétendues sympathies et par d’impuissantes conjectures, ils ont imaginé une infinité de propriétés occultes et d’opérations merveilleuses ; et si parfois ils produisent quelque chose, ce seront des choses-qui pourront étonner par leur nouveauté plutôt que des pratiques vraiment utiles. Mais dans la magie superstitieuse, s’il est besoin de parler aussi de celle-là, il faut surtout observer qu’il est certains sujets d’un genre déterminé et limité où les arts, enfants de la curiosité et de la superstition, ont pu quelque chose ou su faire quelque illusion, dans tous les temps, chez toutes les nations et même dans toutes les religions. Ainsi, laissant de côté toutes les pratiques de cette espèce, nous dirons qu’il ne faut pas s’étonner si l’idée qu’on se forme de son opulence peut amener l’indigence.

LXXXVI. Mais cette admiration si puérile et si peu fondée, dont on est frappé pour les sciences et les arts s’est fort accrue par le manège et l’artifice de ceux qui se mêlent de les transmettre et de les enseigner. Dans ces traités-là, à la composition desquels président presque toujours l’ambition et le désir de se faire valoir, on les figure, on les taille et même on les déguise, de manière que, lorsque ensuite on vient à les produire en public, il semble qu’il n’y manque plus rien, et que l’auteur ait été jusqu’au bout. À en juger par leurs méthodes et leurs fastueuses divisions, on serait porté à croire que l’auteur a en effet embrassé tout ce qui pouvait faire partie du sujet, et qu’il ne reste plus rien à dire après lui ; et quoique tous ces membres de division soient mal remplis et comme autant de bourses vides, néanmoins, au jugement des esprits vulgaires, le tout a la forme et le tour d’une science complète. Les premiers, les plus anciens philosophes, qui s’attachaient aussi à la recherche de la vérité, travaillaient de meilleure foi et sous de plus heureux auspices. Les connaissances qu’ils avaient acquises par leurs observations et leurs méditations sur la nature, et qu’ils avaient dessein de conserver pour en faire usage au besoin, ils les semaient sans prétention dans des aphorismes, c’est-à-dire qu’ils les résumaient sous la forme de sentences courtes, détachées, et tout à fait dégagées des liens de la méthode. Ils ne se donnaient point l’air d’embrasser l’art en entier, et ne s’en piquaient nullement. Mais, pour peu qu’on réfléchisse sur la marche tout opposée que les auteurs suivent aujourd’hui, on cessera de s’étonner que les élèves ne pensent plus à faire de nouvelles recherches dans des sciences que ces maîtres, par le prestige de leurs méthodes, font regarder comme complètes et parvenues au plus haut point de perfection.

LXXXVII. Cette haute réputation et cette autorité dont jouissent les productions des anciens, il faut, en partie, l’imputer à la vanité et au peu de consistance de ceux d’entre les modernes qui ont proposé quelques nouveautés, surtout dans la partie pratique de la philosophie naturelle ; car il n’a paru que trop de charlatans et de songes creux, en partie dupes de leur propre enthousiasme et en partie fripons, qui ont fait au genre humain de si magnifiques promesses qu’ils l’en ont fatigué, telles que prolongation de la vie humaine, retard de la vieillesse, prompte cessation des douleurs, moyens pour corriger les défauts naturels, illusions faites aux sens, secrets pour lier les affections ou les exciter au besoin, exaltation de facultés intellectuelles, transmutations de substances, recette pour fortifier et multiplier à volonté les mouvements, autre pour produire dans l’air des impressions et des altérations marquées, autres encore pour dériver à son gré les influences des corps célestes et les procurer à qui l’on veut ; prédiction des choses futures, représentation des choses absentes et éloignées, révélation des choses cachées ; voilà ce qu’ils promenaient, et cent autres merveilles de cette nature, faisant de ces promesses un étalage et un trafic. Mais ce serait peu risquer de se tromper, et apprécier assez bien ces grands prometteurs, que de dire qu’il y a aussi loin de leur charlatanisme à la véritable science que des exploits d’Alexandre ou de Jules-César à ceux d’amaris de Gaule ou d’Arthur de Bretagne : car nous voyons, dans l’histoire, de grands capitaines dont les exploits réels surpassent infiniment ceux qu’on attribue faussement à ces héros obscurs de romans ; toutes choses qu’ils ont exécutées par des moyens qui n’étaient nullement fabuleux ni miraculeux. Cependant, quoique la vérité de l’histoire soit souvent altérée par des fables, ce n’est pas une raison pour lui refuser la croyance qu’elle mérite lorsqu’elle ne dit que la vérité. Mais, en attendant, on ne doit plus être étonné que tous les imposteurs qui ont tenté des opérations de la nature de celles que nous venons de dénombrer aient fait naître un violent préjugé contre toutes les nouveautés de ce genre, et que le dégoût général qu’ont inspiré leur charlatanisme et leur excessive vanité intimide encore aujourd’hui tout mortel courageux qui serait tenté d’entreprendre quelque chose de semblable.

LXXXVIII. Mais ce qui a porté encore plus de préjudice aux sciences, c’est la pusillanimité de ceux qui les cultivent et l’étroite mesure ou le peu d’utilité de la tâche qu’ils s’imposent à eux-mêmes ; et cette pusillanimité n’est pas entièrement exempte de morgue et d’arrogance.

D’abord, une excuse que ne manquent pas de se ménager dans chaque art ceux qui le professent, c’est de tirer de sa faiblesse même un prétexte pour calomnier la nature, et, ce à quoi leur art ne peut atteindre, de le déclarer, d’après ces prétendues règles, absolument impossible. Or cet art-là, selon toute apparence, ne perdra pas son procès, attendu qu’il est ici juge et partie. Et cette philosophie aussi, sur laquelle nous nous reposons, fomente et caresse, pour ainsi dire, certaines opinions dont le but, pour peu qu’on y regarde d’un peu près, paraît être de persuader qu’on ne doit attendre de l’art ou de l’industrie humaine rien de grand, rien de vraiment puissant, rien, en un mot, qui signale l’empire de l’homme sur la nature. Tel est l’esprit de leur assertion sur la différence essentielle qu’ils supposent entre la chaleur des astres et celle du feu artificiel, sur la mixtion, etc., comme nous l’avons déjà observé. Mais, pour peu que nous y regardions de près, nous reconnaîtrons que tous ces discours de mauvaise foi tendent à circonscrire la puissance humaine ; que ce n’est qu’un artifice pour jeter les esprits dans le découragement, et non-seulement pour les décourager, mais même pour trancher d’un seul coup tous les nerfs de l’industrie, et la porter à renoncer même à la faible ressource des heureux hasards de l’expérience : car, au fond, quel peut être leur but, sinon de persuader qu’il ne manque plus rien à leur art, et qu’il est suffisamment perfectionné, donnant tout à la gloriole et s’efforçant, avec une coupable adresse, de faire accroire que ce qui n’a point encore été trouvé ou compris est introuvable ou incompréhensible ! Que si quelqu’un d’entre eux, s’évertuant un peu plus, a la noble ambition de s’illustrer par quelque découverte, vous le verrez presque toujours ne s’attacher qu’à un seul genre d’invention très-borné, et ne rien chercher au delà ; ce sera, par exemple, la nature de l’aimant, ou la cause du flux et reflux de la mer, ou le vrai système céleste, ou d’autres sujets de cette nature qui leur paraissent avoir je ne sais quoi de mystérieux et n’avoir pas été approfondis avec succès. Est-il rien cependant de moins judicieux que de rechercher la nature (l’essence) d’une chose dans cette chose même, quoiqu’il soit aisé de voir que telle nature, qui dans certains sujets paraît mystérieuse et enveloppée, se développe et se manifeste dans d’autres, où elle est très sensible et comme palpable ; qu’ici elle étonne, et là n’excite pas même l’attention ? Telle est la nature de la consistance, qu’on ne daigne pas considérer dans le bois ou la pierre, et que dans ces substances on s’imagine expliquer par ce mot de solide, au lieu de faire à ce sujet une recherche expresse sur la tendance de ces corps à éviter la séparation de leurs parties et la solution de leur continuité ; tandis qu’on la remarque seulement dans les bulles qui se forment à la surface de l’eau et où la cause la plus cachée semble plus digne d’attirer les regards du génie : bulles qui s’enveloppent de certaines pellicules, et qui affectent d’une manière assez curieuse une figure hémisphérique, en sorte qu’elles évitent ainsi un instant la solution de continuité.

Or, la nature de ces choses mêmes, qui dans certains corps semble cachée, devenant sensible dans d’autres, au point d’en paraître commune et triviale, il est clair que cette nature ne se laissera jamais apercevoir tant que l’on bornera ses expériences et ses méditations aux sujets de la première espèce. Généralement parlant, pour obtenir parmi nous le titre d’inventeur, c’est assez de décorer les choses inventées depuis longtemps, de leur donner une forme plus élégante et un certain tour, ou encore d’en faire une application plus commode aux usages de la vie, ou même de les exécuter dans des dimensions extraordinaires, soit plus grandes, soit plus petites. Ainsi cessons d’être étonnés qu’on ne voie point se produire au grand jour des inventions plus nobles et plus dignes du genre humain. Eh ! en peut-il être autrement dans un temps où l’on voit les hommes s’attacher avec une ardeur puérile à je ne sais quelles entreprises petites et mesquines, et, ce qui est pis encore, s’imaginer, quand ils y réussissent, avoir poursuivi ou atteint quelque chose de vraiment grand ?

LXXXIX. Mais ce qu’il ne faut pas non plus oublier, c’est que la philosophie naturelle, dans tous les temps, a eu en tête un adversaire fort tracassier et fort pointilleux. Cet ennemi, c’est la superstition, c’est le zele aveugle et immodéré pour la religion. Car nous voyons d’abord que, chez les Grecs, ceux qui les premiers se hasardèrent à assigner les causes naturelles de la foudre et des tempêtes furent, sous ce prétexte, accusés d’impiété et d’irrévérence envers les dieux ; et nous voyons aussi que les premiers pères de l’Église ne firent pas un meilleur accueil à ceux qui, d’après des démonstrations très-certaines et qu’aucun homme de sens n’oserait combattre aujourd’hui, soutenaient que la terre est de figure sphérique, et qu’en conséquence il doit y avoir des antipodes.

Nous pouvons même dire que de nos jours on s’expose plus que jamais en avançant de telles assertions sur la nature. La faute en est aux sommes et aux méthodes des théologiens scolastiques, qui ont assez bien rédigé la théologie (eu égard du moins à ce qu’ils pouvaient en ce genre), l’ayant réunie en un seul corps et réduite en art ; d’où il est résulté que la philosophie contentieuse et épineuse d’Arislote s’est mêlée beaucoup plus qu’il n’aurait fallu au corps de la religion. Il est un autre genre d’ouvrages tendant au même but, mais par une autre voie ; ce sont les dissertations de ceux qui n’ont pas craint de déduire des principes et des autorités des philosophes la vérité de la religion chrétienne, et qui ont prétendu, en l’appuyant sur une telle base, lui donner plus de solidité, célébrant avec autant de pompe et de solennité qu’un mariage légitime l’union illicite de la foi et des sens, chatouillant les esprits par l’agréable variété des matières ou des expressions, et alliant toutefois les choses divines avec les choses humaines, deux sortes de sujets peu faits pour se trouver ensemble dans un même ouvrage. Or, observez que, dans tous ces écrits où l’on mêle la théologie avec la philosophie, on ne fait entrer que ce qui appartient à la philosophie reçue depuis long-temps. Quant aux découvertes nouvelles et aux améliorations, non-seulement on les en exclut, mais même on les en bannit expressément. Enfin, vous reconnaîtrez que l’impéritie de certains théologiens a presque entièrement fermé l’accès à toute philosophie, même corrigée. Les uns, d’assez bonne foi, craignent un peu que ces recherches si approfondies ne passent les limites prescrites par la discrétion et la prudence, et cette crainte vient de ce que, traduisant a leur manière et tordant indignement les passages de l’Écriture-Sainte qui ont pour objet les divins mystères seulement, et ne s’adressant qu’a ceux qui veulent scruter les secrets de Dieu même, ils appliquent ces passages aux mystères de la nature qu’il n’est point défendu de vouloir penetrer, et qui ne sont point sous l’interdit d’autres, plus rusés et qui y pensent à plus d’une fois, trouvent au bout de leurs calculs que si les causes et les moyens restaient inconnus, il serait plus aisé de tout mettre sous la main et sous la verge divine, disposition qui, selon eux, importe fort à la religion, mais tenir un tel langage c’est vouloir gratifier Dieu par le mensonge. D’autres encore craindraient que par la force de l’exemple les mouvements et les innovations qui pourraient avoir lieu dans la philosophie ne se communiquassent à la religion, et ne finissent par y occasionner une révolution D’autres enfin semblent craindre qu’au bout de toutes ces recherches sur la nature on ne rencontre tôt ou tard quelque fait ou quelque principe qui vienne à renverser la religion, ou du moins à l’ebranler, surtout dans l’esprit des Ignorants Mais ces deux dernières craintes ont je ne sais quoi qui ressemble a la manière de raisonner des animaux. Il semble que ces gens-la dans le plus secret de leurs pensées, doutent un peu de la vérité de la religion et de l’empire de la foi sur les sens, et voilà sans doute pourquoi la recherche des vérités qui ont pour objet les opérations de la nature leur paraît si dangereuse. Mais aux yeux de tout homme qui a sur ce sujet des idees saines, la philosophie naturelle est, après la parole de Dieu, le préservatif le plus sûr contre la superstition et l’aliment de la foi le mieux éprouvé. Ainsi c’est avec raison qu’on la donne à la religion comme la suivante la plus fidèle qu’elle puisse avoir, l’une manifestant la volonté de Dieu et l’autre sa puissance. Un personnage sans doute qui ne s’abusait pas lui-même, c’est celui qui a dit « Vous vous abusez, Ignorant les Écritures et la puissance d’un Dieu, » manant ainsi et unissant par un lien indissoluble l’information sur la volonté de Dieu à la contemplation des effets de sa puissance.Au reste, doit-on s’étonner de voir les progrès de la philosophie arrêtés lorsqu’on voit la religion passer ainsi et etre comme entrainée du côté oppose par l’imprudence et le zele inconsidéré de certaines gens ? Et ce n’est pas tout, dans les coutumes et les institutions des écoles, des académies, des collèges et autres établissements de ce genre destinés a la cullure des sciences, et où les savans vivent rassemblés, les leçons et les exercices sont disposés de manière que ce serait un grand hasard s’il venait en tête a quelqu’un de méditer sur un sujet nouveau. Si tel d’entre eux a le courage d’user sur ce point de toute la liberté de son jugement, ce fardeau qu’il s’imposera, il le portera seul, qu’il ne s’attende a aucun secours de la part de ceux avec qui il vit. Que s’il résiste au dégoût que doit naturellement lui inspirer un tel isolement, qu’il sache encore que cette activité et ce courage ne seront pas un léger obstacle à sa fortune dans cette sorte d’etablissement. Toutes les études sont resserrées dans les écrits de certains auteurs, tous les esprits y sont comme emprisonnés, et ces auteurs classiques, si quelqu’un ose s’écarter un peu de leurs opinions, à l’instant tous s’elevent contre lui, c’est un homme turbulent, un novateur, un brouillon. Il est pourtant une différence infime entre les arts et les affaires publiques. Une révolution politique et une lumiere nouvelle ne font pas, à beaucoup près, courir les memes risques, car si, dans l’état politique, un changement, même en mieux, ne laisse pas d’inquiéter, c’est à cause des troubles qu’il excite ordinairement, vu que le gouvernement repose principalement sur l’autorité, sur l’assentiment public, sur la renommée et I’opinion, au lieu que dans les sciences et les arts, ainsi que dans les mines d’où l’on tire les métaux, tout doit retentir du bruit que font les travailleurs. Du moins, ce serait ainsi que les choses iraient, pour peu qu’on suivît les principes de la droite raison, mais, dans la réalité, il s’en faut beaucoup qu’elles marchent ainsi, l’effet ordinaire de cette administration et de ce gouvernement des sciences, dont il est ici question, étant d’en arrêter plus fortement tous les progrès.

XCI Mais quand cette jalousie qui arrête leurs accroissements viendrait a s’éteindre, n’est-ce pas encore assez que tout effort et toute industrie en ce genre demeurent sans récompense ' car malheureusement la faculté d’avancer les sciences et le prix qui leur est dû ne se trouvent pas dans les memes mains. Les talents nécessaires pour leur faire faire de rapides progrès sont le lot des grands genies, mais le prix et les émoluments sont au pouvoir du peuple ou des grands, c’est-à-dire de gens dont les lumières sont rarement au-dessus du mediocre. Non-seulement de tels progrès demeurent sans récompense, mais même ceux qui les font ne sont rien moins qu’assures de l’estime publique. Des ventes neuves et grandes sont au-dessus de l’intelligence du commun des hommes, et trop aisément renversées, éteintes par le vent des opinions vulgaires. Devons-nous donc être étonnés que ce qui est sans honneur soit aussi sans succès ? XCII. De tous les obstacles qui empêchent les hommes de former dans les sciences de nouvelles entreprises et d’y prendre pour ainsi dire de nouvelles tâches, le plus puissant est la facilité même avec laquelle ils désespèrent du succès et supposent que toute grande découverte est impossible, car c’est principalement en ce point que les hommes judicieux et sévères manquent de confiance et de courage, considérant a toute heure les obscurités de la nature, la courte durée de la vie, les illusions des sens, la faiblesse du jugement humain et cent autres semblables inconvénients Vains efforts, pensent-ils, dans les révolutions de ce monde et dans ses différents âges, les sciences ont leur flux et leur reflux, on les voit, tantôt croître et fleurir, tantôt décliner et se flétrir, de maniére cependant qu’apres être parvenues a un certain degré suprême ou maximum elles ne vont jamais au delà. Aussi, lorsque vient à paraître quelqu’un qui ose promettre de plus grandes choses ou les espérer, sa généreuse hardiesse est-elle taxée de présomption et imputée à défaut de maturité Dans les entreprises de cette nature, dit-on alors, le commencement est flatteur, le milieu épineux, la fin humiliante Et comme c’est dans l’esprit des hommes, graves et judicieux que tombent le plus souvent ces pensées si décourageantes, il est trop vrai que nous devons être attentifs sur nous-mêmes, de peur que, séduits par un objet très-beau sans doute et très-grand en lui-même, nous ne venions à relâcher de la sévérité de notre jugement. Voyons quelle espérance peut nous luire, et de quel côté se montre cette lumière. Rejetons cette fausse lueur d’espoir ; mais ce qui peut avoir en soi plus de solidité, lâchons de le bien discuter et de le bien peser. Il est même bon d’appeler a notre discussion cette sorte de prudence par laquelle on se gouverne ordinairement dans les affaires ; science qui se fait une règle de la défiance, et, dans les choses humaines, suppose toujours le pire. C’est donc de nos espérances que nous allons parler, car nous ne sommes rien moins que de simples prometteurs ; nous ne dressons point d’embûches aux esprits, mais nous conduisons les hommes de leur bon gré et comme par la main. Nous serons, il est vrai, plus à portée de remédier à ce découragement, qui fait obstacle aux progrès des sciences, quand nous en serons au detail des expériences et des observations, surtout a nos tables d’invention, digérées et ordonnées avec le plus grand soin (tables qui appartiennent à la seconde, ou plutôt à la quatrième partie de notre Restauration des sciences, attendu que ces faits et cette méthode ne sont rien moins que de simples espérances, mais eu quelque manière la chose même) : Néanmoins, afin de ne rien précipiter, fidèle au plan que nous nous sommes fait, nous continuerons à préparer les esprits ; préparation dont les motifs d’espérance que nous allons exposer ne sont point la moindre partie : car, ces motifs ôtés, tout ce que nous pourrions dire sur ce sujet servirait plutôt à affliger les hommes en pure perte, c’est-à-dire à les forcer de rabattre prodigieusement du prix excessif qu’ils attachent à ce qu’ils possèdent déjà, et à les en dégoûter, à leur faire apercevoir et sentir plus vivement le malheur trop réel de leur condition, qu’à ranimer leur courage et à aiguillonner leur industrie par rapport à l’expérience. Il est donc temps d’exposer les conjectures et les probabilités sur lesquelles nous fondons nos espérances. En quoi nous suivrons l’exemple de Christophe Colomb, qui, avant d’entreprendre sa navigation fameuse dans l’océan Atlantique, commença par proposer les raisons d’après lesquelles il se flattait de découvrir de nouvelles terres et un nouveau continent ; raisons qui, ayant été d’abord rejetées, mais ensuite confirmées par l’expérience, furent ainsi le principe et la source des plus grandes choses.

XCIII. C’est dans Dieu même que nous devons chercher notre premier motif d’espérance ; car l’objet auquel nous aspirons n’étant pas moins que le plus grand des biens, il est clair qu’il ne faut le chercher qu’en Dieu seul, vrai principe de tout bien et source de toute vraie lumière. Or, dans les opérations divines, les commencements, quelque faibles qu’ils puissent paraître, ont néanmoins toujours un effet certain, et ce qui a été dit des choses spirituelles, que « le règne de Dieu arrive sans qu’on s’en aperçoive, » a également lieu dans toute grande opération de la divine providence ; tout y marche sans bruit, s’y fait sans qu’on le sente, et l’œuvre est entièrement exécutée avant que les hommes se soient persuadés qu’elle se faisait ou qu’ils y aient fait attention. Il ne faut pas non plus oublier cette prophétie de Daniel, touchant les derniers temps de la durée du monde : « Grand nombre d’homme passeront, et la science se multipliera ; » prophétie dont le sens manifeste est qu’il est arrêté dans les destinées, c’est-à-dire dans les décrets de la divine providence, que cette découverte des régions inconnues, qui par tant de navigation de long cours est déjà totalement accomplie ou s’accomplit actuellement même ; que cette découverle, dis-je, et les grands, progrès dans les sciences auront lieu à la même époque. XCIV. Vient ensuite le puissant motif d’espérance qui se tire de la connaissance des erreurs du temps passé et des tentatives inutiles faites jusqu’ici. Quelle plus sage représentation que celle qu’adressait à ses concitoyens certain politique au sujet de leur mauvaise administration ? « Ce qui est pour vous, ô Athéniens[11] un sujet d’affliction et de désespoir quand vous tournez vos regards vers le passé, deviendra, sitôt que vous les tournerez vers l’avenir, un motif de consolation et d’espérance car si, ayant rempli tous vos devoirs et usé de toutes vos ressources, vous n’eussiez pu néanmoins réparer vos pertes multipliées, ce serait alors seulement que, n’ayant plus même l’espoir d’un mieux et que vos maux étant désormais sans remède, vous auriez tout lieu de perdre entièrement courage et de désespérer ainsi de la république, mais comme vous ne pouvez justement attribuer à la seule force des choses et au seul ascendant irrésistible des circonstances, les malheurs trop réels qui vous abattent, et ne devez les imputer qu’à vos propres fautes, cette considération même est ce qui doit vous remplir de confiance et vous faire espérer qu’en évitant ces fautes ou en les réparant vous vous élèverez de nouveau à cet état de splendeur et de force dont vous êtes déchus. » De même, si durant tant de siècles les hommes, ayant suivi constamment dans la culture des sciences la vraie route de l’invention, n’y eussent fait aucun progrès, ce serait alors présomption et témérité que d’espérer pouvoir en reculer les limites. Mais les hommes s’étant mépris dans le choix de la route même, et ayant consumé toute leur activité dans les sujets qui devaient le moins les occuper, il s’ensuit que le fort de la difficulté n’est point dans les choses mêmes et ne dépend point des causes sur lesquelles nous n’ayons aucune prise, mais qu’elle est seulement dans l’esprit humain, dans l’usage et l’application qu’on en fait ordinairement, inconvénient qui n’est rien moins que sans remède. Il est donc utile d’exposer les fautes commises ; car autant il y a eu d’erreurs dans le passé, autant nous reste-t-il de motifs d’espérance. Or, ce sujet que nous allons traiter, nous l’avons déjà légèrement touché. Cependant nous croyons devoir le reprendre, mais en peu de mois, dans un style simple et sans art.

XCV. Les philosophes qui se sont mêlés de traiter les sciences se partageaient en deux classes, les empiriques et les dogmatiques. L’empirique, semblable à la fourmi, se contente d’amasser et de consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique, tel que l’araignée, ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance. L’abeille garde le milieu, elle tire la matière première des fleurs des champs et des jardins, puis, par un art qui leur est propre, elle la travaille et la digère. La vraie philosophie fait quelque chose de semblable. Elle ne se repose pas uniquement ni même principalement sur les forces naturelles de l’esprit humain, et, cette matière qu’elle tire de l’histoire naturelle, elle ne la jette pas dans la mémoire telle qu’elle l’a puisée dans ces deux sources ; mais, après l’avoir aussi travaillée et digérée, elle la met en magasin. Ainsi notre plus grande ressource et celle dont nous devons tout espérer, c’est l’étroite alliance de ces deux facultés, l’expérimentale et la rationnelle, union qui n’a point encore été formée.

XCVI. On ne trouve nulle part d’histoire naturelle parfaitement pure. Toutes celles que nous avons sont infectées de préjugés et sophistiquées, à savoir, dans l’école d’Aristote, par la logique ; dans la première école de Platon, par la théologie naturelle ; dans la seconde école du même philosophe, dans celles de Proclus et de quelques autres, par les mathématiques, science qui doit non engendrer, commencer la philosophie naturelle, mais seulement la terminer. Cependant, avec une histoire naturelle pure et sans mélange, nous devons attendre quelque chose de mieux.

XCVII. Il n’a point encore paru de mortel d’un esprit assez ferme et assez constant pour s’imposer la loi d’effacer entièrement de sa mémoire toutes les théories et les notions communes, pour recommencer tout et appliquer de nouveau aux faits particuliers son entendement bien aplani et, pour ainsi dire, tout ras. Aussi, cette philosophie, que nous tenons de la seule raison humaine abandonnée à elle-même, n’est-elle qu’un amas, qu’un fatras composé du produit de la crédulité, du hasard et des notions que nous avons sucées avec le lait.

Mais s’il paraissait un homme d’un âge mûr qui, avec des sens bien constitués et un esprit purifié de toute prévention, appliquât de nouveau son entendement à l’expérience, ah ! ce serait de cet homme-là qu’il faudrait tout espérer. Or, c’est en quoi nous osons nous-même aspirer à la fortune d’Alexandre-le-Grand. Et qu’on aille pas pour cela nous taxer de vanité avant d’avoir vu la fin discours dont le but propre est de bannir toute vanité. Car c’était ainsi que s’exprimait Eschine en parlant du grand Alexandre et de ses exploits : « Certes, cette vie que nous vivons n’a rien de mortel, nous sommes nés pour que la postérité raconte de nous des prodiges. » Il semble que cet orateur regardait les exploits d’Alexandre comme autant de miracles. Mais dans les siècles suivants parut Tite-Live, qui sut mieux expliquer et apprécier ce miracle prétendu lorsqu’il dit, au sujet d’Alexandre, « qu’au fond il n’eut d’autre mérite que celui d’avoir méprisé courageusement un vain épouvantail » Nous pressentons que la postérité, portant de notre entreprise un semblable jugement, dira de nous « qu’au fond nous n’avons rien fait de vraiment grand, mais que ce qui paraissait tel aux autres nous l’avons un peu moins estimé. » Mais, comme nous l’avons dit tant de fois, notre unique espérance est dans la régénération des sciences, c’est à dire qu’il faut les recomposer et les tirer de l’expérience avec un ordre fixe et bien marqué. Or que d’autres mortels aient exécuté une telle entreprise ou y aient même pensé, c’est ce que personne, je crois, n’oserait assurer.

XCVIII. Quant à l’expérience, sujet dont il est temps de s’occuper sérieusement, elle est encore sans fondements parmi nous, ou n’en a que de bien faibles. Les expériences et les observations qu’on a rassemblées jusqu’ici ne répondent, ni pour le nombre, ni pour le choix, ni pour la certitude, à un dessein tel que celui de procurer à l’entendement de sûres et amples informations, et sont, à tous égards, insuffisantes. Les savants, classe d’hommes crédules et indolents, ont prêté l’oreille trop aisément à des contes populaires, ont adopté trop aisément de simples ouï-dire d’expérience, et n’ont pas craint d’employer de tels matériaux, soit pour établir, soit pour confirmer leur philosophie, donnant à ces relations si incertaines le poids d’un valide témoignage. Tels seraient des hommes d’État qui voudraient gouverner un empire, non sur des lettres et des relations d’ambassadeurs ou autres députés dignes de foi, mais sur des bruits de ville, de triviales anecdotes, et qui régleraient toutes leurs affaires sur de telles informations. Tel est aussi le genre d’administration qu’on a introduit en philosophie par rapport à l’expérience. Cette histoire naturelle sur laquelle on se fonde, je n’y vois rien d’observé avec la méthode convenable, rien de vérifié avec une sage défiance, rien de compté, de pesé, de mesuré. Or quand l’observation est vague et sans ces déterminations, l’information n’est rien moins que sûre. Ces reproches pourront paraître étranges, et ces plaintes quelque peu injustes à tel qui, considérant qu’un aussi grand homme qu’Aristote, aidé de toute la puissance d’un prince tel qu’Alexandre, a composé une histoire des animaux fort exacte ; que d’autres depuis, avec plus d’exactitude encore, quoique avec moins de fracas, y ont beaucoup ajouté ; que d’autres enfin ont écrit des histoires et des relations fort détaillées sur les plantes, les métaux et les fossiles, se laisserait éblouir par ces imposantes collections. Mais ce serait perdre de vue notre but principal et saisir assez mal notre pensée ; car autre est la méthode qui convient à une histoire naturelle composée pour elle-même, autre la marche qu’on doit suivre dans celle dont le but est de procurer un entendement de suffisantes informations et de donner une base à la philosophie. Ces deux sortes d’histoires, déjà si différentes à une infinité d’autres égards, différent encore en ce point, que la première se borne à une simple description des diverses espèces de corps qu’offre la nature, et ne dit rien de ce grand nombre d’expériences que fournissent les arts mécaniques. Dans les relations ordinaires d’homme à homme, la plus sûre méthode pour découvrir le naturel et les secrets sentiments de chaque individu est de l’observer dans les moments de trouble et de vive émotion. Il en est de même des mystères de la nature, elle laisse plus aisément échapper son secret lorsqu’elle est tourmentée et comme torturée par l’art que lorsqu’on l’abandonne à son cours ordinaire, la laissant dans toute sa liberté. Quand l’histoire naturelle, qui est la base et le fondement de l’édifice, sera plus ample et d’un meilleur choix, ce sera alors seulement qu’on pourra espérer beaucoup de la philosophie naturelle, sans une telle collection, toute espérance serait vaine.

XCIX. Dans la collection de faits qu’on a tirée des arts mécaniques et qui semble si riche, nous découvrons, nous, une grande pauvreté par rapport a cette sorte de faits qui peuvent procurer à l’entendement les meilleures informations. L’artisan ne se soucie guere de la recherche de la vente, il ne tend son esprit et n’etend la main que sur ce qui peut. Un être de quelque service dans sa profession. Le seul temps ou l’espérance de voir les sciences avancer à grands pas pourra passer pour bien fondée, sera celui l’on aura l’attention de joindre et d’agréger à l’histoire naturelle une infinité d’expériences qui, bien que n’étant par elles-mêmes d’aucun usage, ne laissent pas d’êtres nécessaires pour la découverte des causes et des axiomes, expériences que nous qualifions ordinairement de lumineuses, pour les distinguer de celles que nous désignons par le nom de fructueuses, car une propriété admirable qui caractérise celles de la première espèce, c’est de ne jamais tromper l’attente. En effet, comme ce n’est pas pour exécuter telle opération qu’on en fait usage, mais pour découvrir la cause naturelle de tel phénomène, le résultat, quel qu’il puisse être, menait toujours un but, puisqu’il satisfait à la question et la termine.

C. Or ce n’est pas assez de rassembler un plus grand nombre d’expériences, et de les choisir avec plus de soin qu’on ne l’a fait jusqu’ici, il faut encore suivre une tout autre méthode, un tout autre ordre, une tout autre marche pour continuer ces observations et les multiplier. Car l’expérience vague, et qui n’a d’autre guide qu’elle-même, n’est qu’un pur tâtonnement, et sert plutôt à étonner les hommes qu’à les éclairer, mais lorsqu’elle ne marchera plus qu’à la lumière d’une méthode sûre et fixe, par degrés et pour ainsi dire pas à pas, ce sera alors véritablement qu’on pourra esperer de faire d’utiles découvertes.

CI. Quand les matériaux d’une histoire naturelle expérimentale, et telle que l’exige la fonction propre à l’entendement, ou, si l’on veut, au philosophe, quand, dis-je, de tels matériaux auront été rassemblés et seront sous notre main, il ne faudra pas pour cela permettre à l’entendement de travailler sur cette matière en vertu de son mouvement spontané en un mot, de mémoire, car ce serait vouloir, par la seule puissance de la mémoire, égaler et surpasser tous les nombres d’un livre d’éphémérides. Cependant jusqu’ici, dans l’invention, on a toujours fait jouer un plus grand rôle à la simple méditation qu’à l’écriture, et l’on n’a point encore fait d’expérience lettrée. Mais la seule invention qui doive être approuvée, c’est l’invention par écrit, et cette dernière méthode une fois passée en usage, espérons tout de l’expérience enfin devenue lettrée.

CII. De plus, comme les détails et les faits particuliers forment une multitude innombrable, que ces faits, epars et répandus sur un grand espace, partagent excessivement l’attention, causent à l’esprit une sorte de tiraillement en tous sens, et le jettent dans la confusion, on aura tout à craindre de ses écarts, de sa légèreté naturelle et de sa disposition à voltiger, à moins que, par le moyen de tables d’invention d’un bon choix, d’une judicieuse distribution, et comme vivantes, on ne sache assembler et coordonner tous les faits appartenant au sujet de la recherche dont on s’occupe, et qu’ensuite on n’applique l’esprit à ces tables ainsi préparées et digérées, qui sont destinées à lui prêter secours.

CIII. Mais, quand la masse des faits aura été en quelque manière mise sous nos yeux avec l’ordre et la méthode convenables, gardons-nous encore de passer tout d’un coup à la recherche des causes, ou, si nous le faisons, de nous trop reposer sur ce premier résultat. Nul doute, à la vérité, que si les expériences nées de tous les arts, puis rassemblées et rédigées comme nous venons de le dire, étaient mises sous les yeux mêmes d’un homme seul et soumises à son jugement, il ne pût, par la simple translation de ces expériences d’un art dans l’autre, faire par ce moyen une infinité de découvertes avantageuses et de présents utiles à la vie humaine, surtout à l’aide de la méthode expérimentale que nous désignons par le nom d’expérience lettrées. Cependant on ne doit pas trop faire fonds sur cette ressource, mais esperer beaucoup plus de cette lumière nouvelle qui jaillira des axiomes extraits des faits particuliers par la vraie méthode, et qui ensuite indiqueront de nouveaux faits, car la route l’on marche guidé par cette méthode n’est point un terrain uni, mais un terrain inégal l’on va tantôt en montant, tantôt en descendant : on monte des faits aux axiomes, puis on redescend des axiomes à la pratique.

CIV. Cependant il faut se garder de permettre à l’entendement de sauter, de voler, pour ainsi dire, des faits particuliers aux axiomes qui en sont les plus éloignés, et que j’appellerai généralissimes, tels que sont ceux qu’on nomme ordinairement les principes des arts et de toutes choses, de les regarder aussitôt comme autant de vérités immuables, et de s’en servir pour établir les axiomes moyens, ce qui serait en effet très-expéditif. Et c’est ce qu’on a fait jusqu’ici, l’entendement n’y étant que trop porté par son impétuosité naturelle et étant d’ailleurs de longue main accoutumé, dressé à cela même par les démonstrations syllogistiques. Mais on pourra espérer beaucoup des sciences lorsque, par la véritable échelle, c’est-à-dire par des degrés continus, sans interruption, sans vide, on aura monter des faits particuliers aux axiomes du dernier ordre, de ceux-ci aux axiomes moyens, lesquels s’élèvent peu à peu les uns au-dessus des autres, pour arriver enfin aux plus généraux de tous. Car les axiomes du dernier ordre ne diffèrent que bien peu de l’expérience toute pure. Mais les axiomes suprêmes ou généralissimes (je parle ici des seuls que nous ayons) sont purement idéaux, ce ne sont que de pures abstractions, n’ayant ni réalité ni solidité. Les vrais axiomes, les axiomes solides et comme vivants, ce sont les axiomes moyens, sur lesquels reposent toutes les espérances et toute la fortune réelle du genre humain. C’est sur ceux- que s’appuient aussi les axiomes généralissimes, et par ce mot nous n’entendons pas simplement des principes abstraits, mais des principes vraiment limités par des axiomes moyens.

Ainsi, ce qu’il faut pour ainsi dire attacher à l’entendement, ce ne sont point des ailes, mais au contraire du plomb, un poids qui comprime son essor. Mais c’est une précaution qu’on a jusqu’ici négligée ; et quand on l’aura prise, alors enfin on pourra se promettre des sciences quelque chose de mieux.

CV. Lorsqu’il s’agit d’établir un axiome, il faut employer une forme d’induction tout autre que celle qui a été jusqu’ici en usage ; et cela non-seulement pour découvrir et démontrer ce qu’on nomme communément les principes, mais pour établir aussi les axiomes du dernier ordre et les axiomes moyens tous, en un mot. Car cette sorte d’induction qui procède par voie de simple énumération n’est qu’une méthode d’enfants, qui ne mène qu’à des conclusions précaires, et qui court les plus grands risques de la part du premier exemple contradictoire qui peut se présenter ; en général, elle prononce d’après un trop petit nombre de faits, et seulement de cette sorte de faits qu’on rencontre à chaque instant. Mais l’induction vraiment utile dans l’invention ou la démonstration des sciences et des arts fait un choix parmi les observations et les expériences ; dégageant de la masse, par des exclusions et des rejections convenables, les faits non concluants ; puis ; après avoir établi un nombre suffisant de propositions, elle s’arrête enfin aux affirmatives et s’en tient à ces dernières. Or, c’est ce qui n’a point encore été fait ni même tenté ; si ce n’est peut-être par le seul Platon, qui, pour analyser et vérifier les définitions et les idées, emploie jusqu’à un certain point cette induction. Mais pour qu’on tire de cette dernière forme d’induction ou de démonstration une science bonne et légitime, nous serons obligé de recourir à beaucoup de moyens dont aucun mortel ne s’est encore avisé ; en sorte qu’elle exige encore plus de peine et de soins qu’on n’en a pris relativement au syllogisme. Or, cette même induction, ce n’est pas seulement pour découvrir ou démontrer les axiomes qu’il faut y avoir recours, mais encore pour déterminer les notions ; et c’est assurément sur cette induction que se fondent nos plus grandes espérances.

CVI. Dans la confection d’un axiome, à l’aide de cette induction, il est une sorte d’examen, d’épreuve à laquelle il faut le soumettre ; il faut voir, dis-je, si cet axiome qu’on établit est bien ajusté à la mesure des faits dont il est tiré, s’il n’a pas plus d’ampleur et de latitude ; et au cas qu’il déborde en effet cette masse de faits, il faut voir s’il ne serait pas en état de justifier cet excès d’étendue en indiquant de nouveaux faits qui seraient comme une garantie, une caution de ce surplus ; et cela pour ne pas rester uniquement attaché à des choses inutiles ; puis de peur que, voulant saisir trop de choses à la fois, nous n’embrassions que des formes abstraites, c’est-à-dire que des ombres, et non des choses solides, réelles et déterminées. Lorsqu’on se sera suffisamment familiarisé avec cette méthode, alors enfin un puissant motif de plus fondera nos espérances.

CVII. Il est nécessaire de résumer et de rappeler aussi en ce lieu ce que nous avons dit plus haut sur la nécessité d’étendre la philosophie naturelle aux sciences particulières, et réciproquement de ramener ces dernières à la philosophie naturelle ; afin que le corps des sciences ne soit point mutilé, et qu’il ne se forme entre elles aucun schisme : sans ces rapprochements et cette liaison, il y a beaucoup moins de progrès à espérer. CVIII. Telles étaient les indications que nous avions à donner sur les moyens de guérir le désespoir et de faire renaître l’espérance en bannissant à jamais les erreurs du temps passé ou en les corrigeant. Voyons actuellement s’il ne nous reste point encore quelque autre motif d’espérance. Le premier qui se présente, c’est celui-ci : si une infinité de choses utiles ont pu se présenter aux hommes, quoiqu’ils ne les cherchassent pas, qu’ils fussent occupés de tout autre chose, et qu’ils les aient rencontrées comme par hasard, qui peut douter que s’ils les cherchaient à dessein et s’ils procédaient avec méthode et une certaine suite, non par élans et par sauts, ils ne fissent beaucoup plus de découvertes ; car bien qu’il puisse arriver deux ou trois fois que tel rencontre enfin par hasard ce qui lui avait échappé lorsqu’il le cherchait avec effort et de dessein prémédité, cependant, à considérer la totalité des événements, c’est le contraire qui doit arriver. Ainsi, veut-on faire des découvertes, et en plus grand nombre et plus utiles, et à de moindres intervalles de temps, c’est ce qu’on doit naturellement attendre plutôt de la raison, d’une industrieuse activité, d’une judicieuse méthode, que du hasard, de l’instinct des animaux, et d’autres causes semblables qui ont été jusqu’ici la source de la plupart des inventions.

CIX. Un autre motif qui pourrait faire naître encore quelque espérance, c’est que bien des choses, déjà connues, sont de telle nature qu’avant qu’elles fussent découvertes il était difficile d’en avoir même le simple soupçon. Que dis-je ! on les eût regardées comme impossibles, méprisées comme telles ; car les hommes jugent ordinairement des choses nouvelles par comparaison avec les anciennes, auxquelles il les assimilent, et d’après leur imagination, qui en est toute remplie, tout imbue : conjectures d’autant plus trompeuses que la plupart de ces découvertes qui dérivent des sources mêmes des choses n’en découlent point par les ruisseaux ordinaires et connus.

Par exemple, si quelqu’un, avant l’invention de la poudre à canon et de l’artillerie, eût parlé ainsi : « On a inventé une machine par le moyen de laquelle on peut, de la plus grande distance, ébranler, renverser même les murs les plus épais et ruiner quelque fortification que ce puisse être, » on eût d’abord pensé à ces machines de guerre qui sont animées par des poids ou des ressorts, par exemple à quelque nouvelle espèce de bélier, et l’on eût pris peine à imaginer une infinité de moyens pour en augmenter la force et en rendre les coups plus fréquents. Mais cette espèce de vent ou de souffle igné, cette substance qui se dilate et se débande avec tant de violence et de promptitude, on se fût d’autant moins avisé d’y penser qu’on n’en connaissait aucun exemple, qu’on n’avait aucune analogie qui put y conduire, si ce n’est peut-être les tremblements de terre et la foudre, deux phénomènes qu’on eût rejetés bien loin de sa pensée, les regardant comme deux grands secrets de la nature et deux opérations inimitables.

De même si, avant la découverte de la soie, quelqu’un eût tenu un tel discours  : « On a découvert une certaine espèce de fil dont on peut faire toutes sortes de meubles et de vêtements, fil beaucoup plus fin que tous ceux qu’on fait avec le lin ou la lame, et qui pourtant a beaucoup plus de force, de moelleux et d’éclat. » Mais d’imaginer qu’un chétif vermisseau puisse fabriquer un tel fil et le fournir en si grande quantité, enfin, que ce travail se renouvelle tous les ans qui s’en fût jamais avisé ? Que si, de plus, la même personne eût hasardé quelques détails plus positifs sur ce ver même, on l’eût tournée en ridicule et prétendu qu’elle voulait parler de quelque nouvelle espèce d’araignée qui filait ainsi et à laquelle elle aurait rêvé.

De même si, avant l’invention de la boussole, quelqu’un eût dit qu’on avait inventé un instrument à l’aide duquel on pouvait distinguer et déterminer avec exactitude les pôles de la sphère céleste et les différentes situations des astres, on se serait d’abord imaginé qu’il ne s’agissait que de certains instruments d’astronomie construits avec plus d’exactitude et de précision. À force de tourmenter son imagination, on eût trouvé mille moyens pour arriver à ce but, mais qu’il fut possible de découvrir une telle espèce de corps dont le mouvement s’accordât si bien avec celui des corps célestes, et qui ne fût pas lui-même un corps céleste, mais seulement une substance pierreuse et métallique, cétait ce qui eût semblé tout à fait incroyable. Ces découvertes pourtant avaient long-temps échappé aux hommes, et ce n’est point à la philosophie ou aux sciences de raisonnement qu’on les doit, mais au hasard, à l’occasion, et, comme nous l’avons déjà dit, elles sont si hétérogènes et si éloignées de tout ce qui était déjà connu qu’aucune espèce de prénotion et danalogie ne pouvait y conduire.

Il y a donc tout lieu d’espérer que la nature renferme encore dans son sein une infinité d’autres secrets qui n’ont aucune analogie avec les propriétés déjà connues, mais qui sont tout à fait hors des voies de l’imagination. Nul doute qu’elles ne se fassent jour à travers le labyrinthe des siècles, et que tôt ou tard elles ne se produisent à la lumière, comme celles qui les ont précédées ont paru dans leur temps, mais par la route que nous traçons, on pourrait les rencontrer beaucoup plus tôt, sur le champ même, les saisir toutes ensemble et avant le temps.

CX. Mais on aperçoit telles autres découvertes qui sont de nature à faire croire que le genre humain peut manquer les plus belles inventions faute de voir ce qui est, pour ainsi dire, à ses pieds, et passer outre sans le remarquer : car, après tout, ces inventions de la poudre à canon, de la boussole, de la soie, du sucre et du papier avaient nécessairement des relations quelconques à certaines propriétés naturelles ; mais on ne peut disconvenir que l’art de l’imprimerie était quelque chose d’assez facile à imaginer, et presque sous la main. Néanmoins, faute d’avoir considéré que, si les caractères typographiques sont plus difficiles à arranger que les lettres à tracer par le seul mouvement de la main, il y a pourtant entre ces deux espèces de caractères cette différence essentielle qu’à l’aide des caractères typographiques une fois placés on tire en fort peu de temps une infinité de copies, au lieu que l’écriture à la main n’en fournit qu’une seule ; faute aussi d’avoir compris qu’il est possible de donner à l’encre un tel degré de consistance qu’en cessant d’être coulante elle puisse encore teindre, sans compter l’attention de tourner les caractères en haut et d’imprimer en dessus : c’est pourtant, dis-je, faute de ces considérations si simples que tant de siècles ont été privés d’une invention si utile, et qui contribue si puissamment à la propagation des sciences.

L’esprit humain, dans cette carrière des inventions, est presque toujours si gauche et si mal disposé qu’il commence par se défier de ses propres forces, et bientôt après se méprise lui-même. Avant que certaines choses aient été découvertes, la possibilité d’une telle invention lui semble incroyable ; mais sont-elles inventées, il lui semble au contraire incroyable qu’elles aient pu si long-temps échapper aux hommes. Or, c’est cette inconséquence même qui est pour nous une raison d’espérer qu’il reste encore une infinité de découvertes à faire soit en saisissant certaines propriétés encore inconnues, soit en transportant d’un genre dans l’autre et en appliquant, à l’aide de cette méthode expérimentale que nous désignons sous le nom d’expérience lettrée, les propriétés déjà connues.

CXI. Voici encore un autre motif d’espérance qu’il ne faut pas oublier. Que les hommes daignent songer à l’énorme dépense de génie, de temps, de facultés, de moyens de toute espèce qu’ils ont faite jusqu’ici, le tout pour des études sans prix et sans utilité ; qu’ils considèrent de plus que, si de telles études eussent été mieux dirigées et tournées vers des objets plus solides, il n’est point de difficultés qu’ils n’eussent pu surmonter ainsi. Nous ne pouvons nous dispenser d’ajouter ici cette réflexion, étant forcé d’avouer que le projet d’une histoire naturelle et expérimentale ayant toutes les conditions nécessaires, et telle que nous l’embrassons dans notre pensée, est une entreprise vraiment grande, pénible, dispendieuse, et presque royale.

CXII. Cependant il ne faut pas se laisser trop effrayer par la multitude des faits, qui au fond serait plutôt pour nous un nouveau motif d’espérance, car les phénomènes particuliers de la nature et des arts, une fois éloignés des yeux du corps et détachés, par abstraction, de la masse des choses, ne se présentent plus aux yeux de l’esprit comme une poignée. Enfin, cette route-ci a du moins un terme et est presque à côté de nous, au lieu que l’autre est sans issue et l’on s’y embarrasse de plus en plus. Les hommes n’ont encore fait dans l’expérience que de très-courtes pauses, ils n’ont fait que l’effleurer, ils ont perdu un temps infini dans de simples méditations, et dans les pures opérations de leur esprit. Mais s’il existait parmi nous un seul homme qui fût en état de répondre avec justesse sur le fait de la nature, la découverte des causes et l’invention des axiomes seraient l’affaire d’un petit nombre d’années.

CXIII. Nous pensons qu’on pourrait encore trouver quelque motif d’espérance dans l’exemple que nous donnons nous-même, et ce n’est pas par vanité que nous parlons ainsi, mais, ce que nous disons, il est utile de le dire. Si donc quelqu’un manque de confiance et de courage, qu’il jette les yeux sur moi, un des hommes de mon temps les plus occupés des affaires publiques, d’une santé quelquefois chancelante (ce qui entraîne avec soi une grande perte de temps), qui dans cette entreprise marche le premier et ne suis les traces de qui que ce soit, qui ne communique à aucun mortel ces nouvelles idées, et qui pourtant, ayant eu le courage de soumettre mon esprit aux choses et d’entrer dans la véritable route, n’ai pas laissé, je pense, d’y faire quelques pas que toutes ces circonstances, dis-je, mûrement pesées, il considère ce que pourraient, dirigés par les indications mêmes que nous venons de donner, un certain nombre d’hommes jouissant de tout le loisir nécessaire et concertant leurs travaux, surtout le temps même, le temps seul, et dans une route qui n’est pas uniquement accessible pour tels ou tels individus d’élite, comme la méthode rationnelle dont nous avons parlé, mais qui l’est pour tous, et où tous les travaux, toutes les tâches, principalement celles dont l’objet est de rassembler des expériences, pourraient être d’abord sagement distribuées, puis réunies pour concourir à un même but. Quand les hommes, las enfin de faire tous précisément les mêmes choses, auront su partager entre eux tout le travail, ce sera alors seulement qu’ils commenceront à connaître leurs forces et ce que peuvent ces forces réunies.

CXIV. Enfin, quoique nos espérances, par rapport à ce nouveau continent scientifique, soient encore bien faibles, cependant notre sentiment est qu’il faut absolument en venir à l’essai, sous peine de mériter le reproche de lâcheté, car ici il y a moins de risque à échouer qu’à ne pas essayer. En n’essayant point, on est sûr de perdre le plus grand de tous les biens, et en échouant, que perdrait-on au fond ? tout au plus un peu de peine et de temps. Au reste, d’après ce que nous avons dit et même ce que nous n’avons pas dit, il nous semble que les plus puissants motifs d’espérance se trouvent ici, je ne dis pas seulement pour un homme ardent à faire des tentatives, mais je dirai aussi pour un homme prudent, circonspect, et à qui il n’est pas facile d’en imposer.

CXV Nous avons désormais exposé les différents motifs capables de mettre fin au découragement, qui, de tous les obstacles aux progrès des sciences, est le plus puissant. Notre dessein n’est pas non plus de nous étendre davantage sur les signes et les causes des erreurs et de l’ignorance qui ont pris pied, et nous devons d’autant plus nous borner à ce que nous avons dit sur ce sujet que les autres causes plus cachées que le vulgaire n’aperçoit pas, et dont il ne peut juger, doivent être rapportées à notre analyse des fantômes de l’esprit humain.

Ici se termine également la partie destructive de notre restauration, laquelle comprend trois sortes de critiques, savoir censure de la raison native de l’homme, censure des formes de démonstration, et censure des doctrines, théories ou philosophies reçues. Cette triple censure a été telle qu’elle devait être, nous y avons procédé par la seule voie des signes et de l’évidence des causes ; car, n’étant d’accord avec les autres ni sur les principes, ni sur les formes de démonstration, nous ne pouvions employer aucun autre genre de réfutation.

Ainsi, il est temps de passer à l’art même et à la vraie manière d’interpréter la nature, cependant quelques observations préliminaires ne seront pas inutiles. Comme notre but, dans ce premier livre d’aphorismes, est de préparer les esprits non-seulement à bien entendre, mais même à adopter, à goûter ce qui doit suivre, l’entendement étant désormais débarrassé de préjugés et devenu, pour ainsi dire, une table rase, il reste à maintenir les esprits dans la bonne disposition nous les avons mis et dans une sorte d’aspect favorable à l’égard de ce que nous allons proposer, car, outre cette sorte de prévention qui a pour cause un préjuge ancien et invétéré, ce qui pourrait encore fortifier cette prévention ce serait la fausse idée qu’on pourrait se faire de ce que nous avons en vue. Ainsi nous tâcherons, dans ce qui suit, de donner une idée juste et précise de notre objet, mais seulement une idée provisoire qui pourra suffire jusqu’à ce qu’on ait une pleine connaissance de la chose même.

CXVI. La première demande que nous ayons à faire, c’est qu’on ne s’imagine point qu’à l’exemple des anciens Grecs ou de certains modernes, tels que Telesio, Patrizzi, Severin[12], nous ayons l’ambitieux projet de fonder une secte en philosophie, ce n’est nullement notre dessein, nous pensons même que les opinions abstraites de tel ou tel philosophe sur la nature et sur les principes des choses importent fort peu au bonheur du genre humain. Nul doute qu’on ne puisse, en suivant les traces des anciens, ressusciter une infinité de systèmes de cette espèce, ou en imaginer de nouveaux tirés de son propre fonds, comme on peut inventer une infinité de systèmes astronomiques qui, quoique fort différents les uns des autres, ne laisseront pas de s’accorder tous assez bien avec les phénomènes célestes.

Nous attachons fort peu de prix à toutes les inventions de ce genre, les regardant comme autant de pures suppositions et de conjectures aussi inutiles que hasardées. Au contraire notre ferme résolution est d’essayer si l’on ne pourrait pas asseoir sur des fondements plus solides la puissance et la grandeur de l’homme, et reculer les limites de son empire sur la nature. Uniquement occupé de ce dessein, quoique nous ayons nous-même, sur différents sujets, des observations, des expériences ou des découvertes qui nous semblent plus réelles et plus solides que toutes celles de ces esprits systématiques, et que nous avons rassemblées dans la cinquième partie de notre Restauration, cependant nous ne voulons hasarder aucune théorie générale et complété, persuadé qu’il n’est pas encore temps. D’ailleurs nous n’espérons pas que notre vie se prolonge assez pour nous laisser le temps d’achever la sixième partie, ou serait exposée la philosophie que nous aurions découverte, en suivant constamment la véritable méthode dans l’interprétation de la nature. Ce sera encore assez pour nous de nous rendre utile dans les parties intermédiaires, d’y faire preuve d’une sage défiance de nous-même, et, en attendant, de jeter à la postérité quelques semences de vérités plus pures, et de n’avoir épargné aucun soin pour ébaucher une aussi grande entreprise.

CXVII. Par la même raison que nous ne sommes point fondateur de secte, nous ne sommes non plus ni donneur ni prometteur de procédés particuliers, de petites recettes. Il est toutefois ici deux objections qu’on voudra peut-être tourner contre nous, qui parlons si souvent de pratique, d’exécution, et qui rebattons sans cesse ce sujet-. Nous-même, nous dira-t-on, donnez-nous donc quelque nouveau moyen d’une utilité frappante, et qui soit une sorte de garantie de vos promesses. Notre méthode, répondrons-nous, notre véritable marche (comme nous l’avons si clairement, si souvent dit, et comme nous aimons à le redire) n’est rien moins que d’extraire des procédés déjà connus d’autres procédés, des expériences déjà faites d’autres expériences, à la manière des empiriques ; mais de déduire d’abord des expériences et des procédés déjà connus les causes et les axiomes, puis, de ces axiomes et de ces causes, de nouvelles expériences et de nouveaux procédés, seule marche qui convienne à de légitimes interprètes de la nature.

Et quoique dans ces tables d’invention (dont est composée la quatrième partie de notre Restauration) ainsi que parmi ces faits particuliers qui nous servent d’exemples (dans la seconde), enfin parmi ces observations que nous avons fait entrer dans notre histoire naturelle (et qui forment la troisième partie), il soit facile, avec un peu de pénétration et d’intelligence, d’apercevoir un assez grand nombre d’indications de procédés utiles et de pratiques importantes, cependant, nous le confessons ingénument, cette histoire naturelle qui est entre nos mains, soit que nous l’ayons puisée dans les livres ou que nous la devions à nos propres recherches, ne nous paraît ni assez complète ni assez vérifiée pour suffire ou aider a une légitime interprétation de la nature.

Si quelqu’un, pour ne s’être encore familiarisé qu’avec la seule expérience, se sent plus de goût, d’aptitude et de sagacité pour cette recherche des procédés nouveaux, nous lui abandonnons volontiers cette sorte d’industrie, il peut, s’il lui plaît, dans notre histoire et dans nos tables, glaner en passant bien des observations et des vues utiles, s’en saisir pour les appliquer aussitôt à la pratique, et s’en contenter comme d’une acquisition provisoire et d’une sorte de gage, en attendant que nos ressources soient plus multipliées. Pour nous, qui tendons à un plus grand but, nous condamnons tout délai, toute pause prématurée dans des applications de cette nature, les regardant comme les pommes d’Atalante, auxquelles nous les comparons si souvent, car nous, peu susceptible de ce puéril empressement, ce n’est point après des pommes d’or que nous courons, mais, mettant tout dans la victoire, et voulant que l’art remporte sur la nature le prix de la course, au lieu de nous hâter de cueillir de la mousse ou de moissonner le blé avant qu’il soit mûr nous attendons une véritable moisson et dans son temps.

CXVIII. Il est encore une autre objection qu’on ne manquera pas de nous faire. En lisant attentivement notre histoire naturelle et nos tables d’invention, et venant à rencontrer parmi les expériences mêmes quelques faits moins certains que les autres et même absolument faux, on se dira peut-être que nos découvertes ne sont appuyées que sur des fondements et des principes de même nature ; mais, au fond, ces petites erreurs ne doivent point nous arrêter, et dans les commencements elles sont inévitables. C’est à peu près comme si, dans un ouvrage manuscrit ou imprimé, une lettre ou deux par hasard se trouvaient mal placées ; cela n’arrêterait guère un lecteur exercé, le sentiment corrigeant aisément ces petites fautes. C’est dans le même esprit qu’on doit se dire que si certaines observations fausses ou douteuses se sont d’abord glissées dans l’histoire naturelle, parce qu’y ayant ajouté foi trop aisément on n’a pas eu la précaution de les vérifier, cet inconvénient est d’autant plus léger que, redressé peu de temps après par la connaissance des causes et des axiomes, on est à même d’effacer ou de corriger ces petites erreurs. Il faut convenir pourtant que si, dans une histoire naturelle, ces fautes étaient considérables, fréquentes, continuelles, il n’y aurait ni art assez puissant, ni génie assez heureux pour les corriger entièrement. Si donc, dans notre histoire naturelle, vérifiée et rédigée avec tant de soin, de scrupule, je dirais presque de religion, il s’est glissé quelque peu d’erreur ou d’inexactitude, que faut-il donc penser de l’histoire naturelle ordinaire qui, en comparaison de la nôtre, a été composée avec tant de négligence et de crédulité, ou de la philosophie et des sciences fondées sur ces sables mouvants ? Ainsi ces légères erreurs de notre histoire naturelle ne doivent point inquiéter.

CXIX. On rencontrera aussi dans notre histoire naturelle, et parmi les expériences qui en font partie, bien des choses dont les unes paraîtront communes et de peu d’importance, d’autres basses même et grossières, d’autres enfin trop subtiles, purement spéculatives et de fort peu d’usage, tous objets qui, ainsi envisagés, pourront détourner les hommes de leurs études en ce genre, et à la longue les en dégoûter.

Quant aux observations qui paraissent triviales, que les hommes réfléchissent à leur conduite habituelle : lorsqu’ils rencontrent des faits rares, ils veulent absolument les expliquer en les rapportant et les assimilant aux faits les plus communs ; quant à ces faits si communs, ils ne sont point du tout curieux d’en connaître les causes, mais ils les admettent purement et simplement comme autant de points accordés et convenus.

Aussi ne cherchent-ils jamais les causes ni de la pesanteur, ni du mouvement de rotation des corps célestes, ni de la chaleur, ni du froid, ni de la lumière, ni de la dureté, ni de la mollesse, ni de la ténuité, ni de la densité, ni de la liquidité, ni de la solidité, ni de la nature des corps animés ou inanimés, ni de celle des parties similaires ou dissimilaires, ni enfin de celle du corps organisé mais ils admettent tout cela comme autant de vérités évidentes et généralement reçues, se contentant de disputer et de porter un jugement sur les autres phénomènes qui sont moins fréquents et moins familiers.

Pour nous, n’ignorant pas qu’il est impossible de porter un jugement sur les choses rares et remarquables, et qu’on ne peut encore moins faire de vraies découvertes sans avoir au préalable cherché et trouvé les causes des choses plus communes et les causes de ces causes ; nous sommes en conséquence obligé de donner place dans notre histoire a des choses très vulgaire. Nous voyons même que rien n’a plus nui à la philosophie que cette disposition naturelle qui fait que les choses fréquentes et familières n’ont pas le pouvoir d’éveiller et de fixer l’attention des hommes, et qu’ils les regardent comme en passant, peu curieux d’en connaître les causes ; en sorte qu’on a beaucoup moins souvent besoin de les exciter à s’instruire de ce qu’ils ignorent qu’à fixer leur attention sur les choses connues.

CXX. Quant aux objets qu’on traite de vils et de bas, objets pourtant auxquels Pline veut qu’on commence par rendre hommage, ils ne méritent pas moins que les plus brillants et les plus précieux de trouver place dans une histoire naturelle, et cette histoire ne contracte pour cela aucune souillure ; de même que le soleil pénètre dans les cloaques ainsi que dans les palais, et n’en est point souillé. Pour nous, notre dessein n’étant point d’élever une sorte de pyramide bu de fastueux monuments à l’orgueil de l’homme ; mais de jeter dans son esprit les fondements d’un temple consacré à l’utilité commune et bâti sur le modèle de l’univers même ; quelque objet que nous puissions décrire, nous ne faisons en cela que copier fidèlement l’original : car tout ce qui est digne de l’existence est aussi digne de la science, qui est l’image de la réalité. Or les plus vils objets existent tout aussi réellement que les plus nobles. Disons plus : de même que de certaines matières putrides, telles que le musc et la civette, s’exhalent des odeurs très-suaves, de même c’est souvent des objets les plus vils et les plus repoussants que jaillit la lumière la plus pure et que découlent les connaissances les plus exactes. Mais en voilà beaucoup trop sur ce sujet, un dégoût de cette espèce n’étant pardonnable qu’à des femmes ou à des enfants.

CXXI. Mais il se présente une autre objection qui demande un peu plus de discussion. Telles observations et telles vues que nous avons insérées dans notre histoire naturelle, offertes à un esprit vulgaire, et même à toute espèce d’esprits trop accoutumés aux sciences reçues, pourront paraître d’une subtilité recherchée, et plus curieuses qu’utiles. Aussi est-ce à cette objection que nous avons d’abord répondu, et que nous allons répondre encore. Or, cette réponse, la voici : ce que nous cherchons dans les commencements et seulement pour un temps, ce sont les expériences lumineuses, et non les expériences fructueuses, imitant en cela, comme nous l’avons dit aussi, la marche de l’auteur des choses, qui le premier jour de la création ne produisit que la lumière, consacra à cette œuvre ce jour tout entier, et ne s’abaissa à aucun ouvrage grossier.

Qu’on ne dise donc plus que ces observations si fines ne sont d’aucun usage ; autant vaudrait, de ce que la lumière n’est point un corps solide ou composée d’une substance grossière, inférer qu’elle est inutile. Disons au contraire que la connaissance des natures simples, bien analysées et bien définies, est semblable à la lumière ; qu’en nous frayant la route dans les profondeurs de la pratique, et nous montrant les sources des principes les plus lumineux, elle embrasse ainsi, par une certaine puissance qui lui est propre, et traîne après soi des multitudes et comme des légions de procédés utiles et de nouveaux moyens, quoiqu’en elle-même elle ne soit pas d’un fort grand usage. De même les lettres de l’alphabet, prises en elles-mêmes et considérées une à une, ne signifient rien et sont presque inutiles, ce sont elles pourtant qui composent tout l’appareil du discours ; elles en sont les éléments, et comme la matière première. C’est encore ainsi que les semences des choses, dont l’action est si puissante, ne sont d’aucune utilité, sinon au moment où, déployant cette action, elles opèrent le développement des corps. Enfin, quand les rayons de la lumière elle-même sont dispersés ; si l’on ne sait les réunirent, on ne jouit point de ses heureux effets.

Si l’on est choqué de ces subtilités spéculatives, que dira-t-on des scolastiques qui se sont si étrangement infatués de subtilités d’une tout autre espèce ; lesquelles, loin d’avoir une base dans la nature et la réalité des choses, étaient toutes dans les mots ou dans des notions vulgaires (ce qui ne vaut guère mieux), et destituées de toute utilité, non-seulement dans les principes, mais même dans les conséquences ? Ce n’était rien moins que des subtilités de la nature de celles dont nous parlons ici, et qui, n’étant à la vérité d’aucun usage pour le moment, sont pour la suite d’une utilité infinie. Au reste que les hommes tiennent pour certain que toute analyse très-exacte, et toute discussion très approfondie, qui n’a lieu qu’après la découverte des axiomes ne vient qu’après coup, et qu’il est alors fort tard ; que le véritable ou du moins le principal temps où ces observations si fines sont nécessaires, c’est lorsqu’il s’agit de peser l’expérience et d’en extraire les axiomes ; mais ceux qui se complaisent dans cet autre genre de subtilités voudraient aussi embrasser, saisir la nature ; mais, quoi qu’ils puissent faire, elle leur échappe, et l’on peut appliquer à la nature ce qu’on a dit de l’occasion et de la fortune, qu’elle est chevelue par-devant et chauve par-derrière.

Enfin, à ce dédain que témoignent certaines gens pour les choses très communes, ou basses, ou trop subtiles et inutiles dans le principe, dans l’histoire naturelle, c’est assez d’opposer le mot de cette vieille à un prince superbe[13] qui rejetait dédaigneusement sa requête, la jugeant au-dessous de la majesté souveraine : « Cesse donc d’être roi, » dit-elle. Et en effet il n’est pas douteux que cet empire sur la nature dépend beaucoup de ces détails qui paraissent si minutieux, et sans lesquels on ne peut ni obtenir ni bien exercer cet empire.

CXXII. N’est-il pas étrange, nous dira-t-on encore, et même choquant, de vous voir ainsi écarter, jeter de côté les sciences et leurs inventeurs, tous à la fois, d’un seul coup, et cela sans vous appuyer de l’autorité d’un seul ancien, mais avec vos seules forces et seul de votre parti ?

Nous n’ignorons pas, répondrons-nous, que si nous eussions voulu procéder avec moins de candeur et de sincérité, il ne nous eût pas été fort difficile de trouver, ou dans les temps si anciens qui précédèrent la période des Grecs, temps où les sciences florissaient peut-être davantage, mais dans un plus grand silence, qu’à l’époque où elles tombèrent, pour ainsi dire, dans les trompettes et dans les flûtes des Grecs, ou bien encore quelque philosophe parmi ces Grecs mêmes, auquel nous pourrions attribuer nos opinions ; du moins quant à certaines parties, et tirer quelque gloire de cette association avec eux ; à peu près comme ces hommes nouveaux qui se forgent une noblesse en se faisant descendre de je ne sais quelles familles anciennes et illustres ; à la faveur de généalogies qu’ils savent fabriquer pour leur compte. Pour nous ; qui, nous appuyant sur la seule évidence des choses, rejetons toute fiction et tout artifice de cette nature, nous pensons qu’il n’importe pas plus au succès réel de notre entreprise de savoir si ce qu’on pourra découvrir par la suite était connu des anciens, et si, en vertu de la vicissitude naturelle des choses et des révolutions du temps, les sciences sont actuellement à leur lever ou à leur coucher, qu’il n’importe aux hommes de savoir si le Nouveau-Monde ne serait pas cette Atlantide dont parlent les anciens, ou s’il vient d’être découvert pour la première fois ; car, lorsqu’on veut faire des découvertes, c’est dans la lumière de la nature qu’il faut les chercher, et non dans les ténèbres de l’antiquité.

Quant à l’étendue de cette critique qui embrasse toutes les philosophies à la fois ; pour peu qu’on s’en fasse une juste idée, l’on sentira aisément qu’elle est mieux fondée et plus modérée que si elle n’attaquait qu’une partie de ces systèmes : car si les erreurs n’eussent pas été enracinées dans les notions mêmes, la partie la plus saine des inventions en ce genre eût nécessairement un peu rectifié la plus mauvaise ; mais ces erreurs étant fondamentales et de telle nature que ; les fautes à imputer aux hommes, ce sont beaucoup moins les faux jugements et les méprises que les négligences et la totale omission des opérations nécessaires, on ne doit plus s’étonner qu’ils n’aient pu atteindre à un but auquel ils ne tendaient pas, exécuter ce qu’ils n’avaient pas même tenté, fournir une carrière où ils n’étaient point entrés.

Ce que notre entreprise peut avoir de nouveau et d’extraordinaire ne doit pas non plus étonner. Si un homme, se reposant sur la justesse de son coup d’oeil et la sûreté de sa main, se vantait de pouvoir, sans le secours d’aucun instrument, tracer une ligne plus droite et décrire un cercle plus exact que tout autre ne le pourrait de la même manière, on pourrait dire que son intention serait de faire comparaison de son adresse avec celle d’autrui ; mais s’il se vantait seulement de pouvoir, à l’aide d’une règle et d’un compas, tracer cette ligne et ce cercle avec plus d’exactitude que tout autre ne le pourrait avec l’œil et la main seuls, alors il se vanterait bien peu. Or, les observations que nous ajoutons ici ne regardent pas seulement les premières tentatives, les premiers pas que nous faisons nous-même, elles s’appliquent également à ceux qui doivent continuer ce que nous commençons, car notre méthode d’invention dans les sciences rend tous les esprits presque égaux et laisse bien peu d’avantage à la supériorité du génie. Ainsi, nos découvertes en ce genre (comme nous l’avons souvent dit) sont plutôt l’effet d’un certain bonheur qu’une preuve de talent, et plutôt un fruit du temps qu’une production du génie, vu qu’à certains égards il n’y a pas moins de hasard dans les pensées de l’homme que dans ses œuvres et dans ses actions.

CXXIII Ainsi nous dirons de nous ce que disait de lui-même, assez plaisamment, un orateur d’Athènes[14] : « Il est impossible, ô Athéniens disait-il, que deux orateurs, dont l’un boit du vin et l’autre ne boit que de l’eau, soient précisément du même avis. » Or les autres hommes, tant anciens que modernes, n’ont bu dans les sciences qu’une liqueur crue et semblable à une eau qui découlerait naturellement de l’esprit humain, ou qu’ils en tiraient à l’aide de la dialectique, à peu près comme celle qu’on tue d’un puits à l’aide de certaines roues ; mais nous, nous buvons et nous offrons, en leur portant une santé, une liqueur extraite de raisins bien mûrs et cueillis à temps, choisis avec soin, puis suffisamment foulés, enfin clarifiés et purifiés dans un vase convenable. Ainsi nous ne pouvons, eux et nous, être parfaitement d’accord.

CXXIV. On ne manquera pas non plus de tourner contre nous certaine objection que nous faisons aux autres touchant le but ou la fin des sciences, et l’on dira que celle que nous marquons n’est pas la plus utile, la véritable. La pure contemplation de la vérité, ajoutera-t-on, est une occupation qui semble plus noble et plus relevée que l’exécution la plus utile et la plus grande ; ce séjour si long et si inquiet dans l’expérience, dans la matière, dans cette multitude immense et si diversifiée de faits particuliers, tient, pour ainsi dire, l’esprit attaché à la terre, ou plutôt le précipite dans un abîme de troubles et de confusions, et il le tire de l’état de calme et de sérénité que lui procure la philosophie abstraite, et qui semble approcher davantage de celui de la divinité. Cette objection est tout à fait conforme à notre propre sentiment. Cette fois, enfin, nous sommes d’accord ce qu’ils entendent par la comparaison de ces deux états, et ce qu’ils désirent, est précisément ce que nous avons en vue, et ce que nous voulons faire avant tout, car, au fond, quel est notre but ? C’est de tracer dans l’esprit humain une image, une copie de l’univers, mais de l’univers tel qu’il est, et non tel que l’imagine celui-ci ou celui-là, d’après les suggestions de sa propre et seule raison. Or, ce but, il est impossible d’y arriver si l’on ne sait analyser l’univers, le disséquer, pour ainsi dire, et en faire la plus exacte anatomie. Quant à ces petits mondes imaginaires, et signes du grand, que l’imagination humaine a tracés dans les philosophies, nous déclarons sans détour qu’il faut les effacer entièrement. Que les hommes conçoivent donc une fois (et c’est ce que nous avons déjà dit) quelle différence infinie se trouve entre les fantômes de l’entendement humain et les idées de l’entendement divin. Les premiers ne sont autre chose que des abstractions purement arbitraires, au lieu que les dernières sont les vrais caractères du Créateur de toutes choses, tels qu’il les a gravés et déterminés dans la matière, en lignes vraies, correctes et déliées. Ainsi, en ce genre comme en tant d’autres, la vérité et l’utilité ne sont qu’une seule et même chose, et si l’exécution, la pratique doit être plus estimée que la simple spéculation, ce n’est pas en tant qu’elle multiplie les commodités de la vie, mais en tant que ces utiles applications de la théorie sont comme autant de gages ou de garants de la vérité.

CXXV. Au fond, nous dira-t-on peut-être encore, tout votre travail se réduit à refaire ce qui a déjà été fait ; les anciens eux-mêmes suivirent la route que vous suivez, et selon toute apparence, après toute cette mise dehors et tout ce fracas, vous finirez par retomber dans quelques-uns de ces systèmes philosophiques qui eurent cours autrefois. Eux aussi, ajoutera-t-on, ils commençaient par se pourvoir d’un grand nombre d’expériences et d’observations particulières, puis, les ayant rangées par ordre de matière et placées sous leurs divisions respectives, ils en tiraient leurs théories philosophiques et leurs traités pratiques, enfin, le sujet bien approfondi, ils osaient prononcer et déclarer leur sentiment. Cependant ils jetaient çà et là dans leurs écrits quelques exemples soit pour éclaircir les matières, soit pour faire goûter leurs opinions. Mais de publier leur recueil de notes, leurs codicilles, leur calepin, c’était ce qu’ils jugeaient aussi inutile que rebutant, en quoi ils imitaient ce qui se pratique ordinairement dans la construction des édifices, car lorsqu’un édifice est achevé on fait disparaître la charpente et toutes les machines. Cette conjecture, répondrons-nous, peut être fondée, et il est à croire qu’ils ne s’y sont pas pris autrement. Mais, a moins qu’on n’ait oublié ce que nous avons dit tant de fois, on trouvera aisément une réponse à cette objection, car nous-même nous avons assez montré ce que c’était que cette méthode de recherche et d’invention des anciens, et d’ailleurs n’est-elle pas assez visible dans leurs écrits ? méthode, après tout, qui n’était autre que celle-ci : d’un certain nombre d’exemples et de faits particuliers auxquels ils mêlaient quelques notions communes et peut-être aussi quelques-unes des opinions alors reçues, surtout de celles qui avaient le plus de cours, ils s’élançaient du premier vol jusqu’aux conclusions les plus générales, c’est-à-dire jusqu’aux principes des sciences, puis, regardant ces principes hasardés comme autant de vérités fixes et immuables, ils s’en servaient pour déduire et prouver, à l’aide des moyens, les propositions inférieures dont ils composaient ensuite le corps de leur théorie ; enfin, s’ils rencontraient quelques exemples ou faits particuliers qui combattissent leurs assertions, d’un tour de main ils se débarrassaient de cette difficulté, soit à l’aide de certaines distinctions, soit en expliquant leurs règles mêmes, soit enfin en écartant ces faits par quelques grossières exceptions. Quant aux causes des faits particuliers qui ne leur faisaient point obstacle, ils les moulaient à grand’peine sur ces principes, et ne les abandonnaient point qu’ils n’en fussent venus à bout. Mais cette histoire naturelle et cette collection d’expériences qui leur servait de base n’était rien moins que ce qu’elle aurait dû être, et cette promptitude à s’élancer aux principes les plus généraux est précisément ce qui a tout perdu.

CXXVI. Peut-être encore tous les soins que nous nous donnons pour empêcher les hommes de prononcer avec tant de précipitation, en posant d’abord des principes fixes, et pour les engager à ne le faire qu’au moment où ayant passé, comme ils le devaient, par les degrés intermédiaires, ils seront enfin arrivés aux principes les plus généraux ; cette sollicitude, dis-je, pourra faire penser que nous avons en vue certaine suspension de jugement et que nous voulons ramener la science à l’acatalepsie ; ce n’est point du tout à l' acatalepsie que nous tendons, mais à l' eucatalepsie[15]. Notre dessein n’est point de déroger à l’autorité des sens, mais de les aider ; ni de mépriser l’entendement, mais de le diriger. Et après tout ne vaut-il pas mieux, tout en ne se croyant pas suffisamment instruit, en savoir assez, que de s’imaginer savoir absolument tout et d’ignorer pourtant tout ce qu’il faudrait savoir ?

CXXVII. Quelqu’un pourra douter encore (car ce sera ici plutôt un léger doute qu’une véritable objection) si notre dessein est de perfectionner seulement la philosophie naturelle par notre méthode, ou d’appliquer également cette méthode aux autres sciences ; telles que la logique, la morale et la politique. Or, ce que nous avons dit jusqu’ici doit s’entendre généralement de toutes les sciences, et de même que la logique ordinaire, qui gouverne tout par le syllogisme, ne s’applique pas seulement aux sciences naturelles, mais à toutes les sciences sans exception, de même notre méthode, qui procède par l'induction, les embrasse toutes. Car notre plan n’est pas moins de composer une histoire et de dresser des tables d’invention, soit sur la colère, la crainte, la honte et autres affections de cette nature, soit sur les faits et les exemples tirés de la politique, soit enfin sur les opérations de l’esprit, sur la mémoire, sur les facultés de composer et de diviser, de juger, et autres semblables, que sur le chaud et le froid, ou sur la lumière, la végétation et autres sujets de ce genre. Cependant, comme, après avoir préparé et rédigé notre histoire naturelle, la méthode d’interprétation que nous suivons n’a pas simplement pour objet les mouvements et les opérations de l’esprit, c’est-à-dire la logique vulgaire, mais la nature même des choses, nous dirigeons l’entendement de manière qu’il puisse s’appliquer aux phénomènes et aux opérations de la nature par divers moyens appropriés aux différents sujets, et c’est par cette raison qu’en exposant cette méthode d’interprétation nous donnons divers préceptes sur la manière d’appliquer jusqu’à un certain point la méthode d’invention à la nature et aux qualités particulières du sujet, qui est l’objet de la recherche actuelle.

CXXVIII. Il serait injuste de nous soupçonner d’avoir conçu le dessein de décréditer et de ruiner dans l’opinion publique la philosophie, les sciences et les arts aujourd’hui en vogue, on doit penser, au contraire, que nous saisissons avec plaisir tout ce qui peut contribuer à les mettre en usage, a les faire valoir, à les accréditer. Nous n’empêchons nullement qu’ils ne fournissent une matière aux entretiens, des ornements aux discours, un texte aux professeurs, enfin qu’ils ne servent à multiplier les ressources et les commodités dans la vie ordinaire. Ce sera, si l’on veut, une monnaie qui aura cours parmi les hommes, à raison de la valeur qu’y attache l’opinion publique. Nous disons plus, nous déclarons sans détour que cet autre genre de connaissances dont il s’agit ici remplirait assez mal ces différents objets, vu qu’il nous paraît tout à fait impossible de les abaisser à la portée des esprits ordinaires autrement que par l’exécution et les effets ostensibles. Cette affection, cette bonne volonté envers les sciences reçues est un sentiment dont nous faisons sincèrement profession, et ceux de nos écrits qui ont déjà paru, surtout notre ouvrage sur l’accroissement et la dignité des sciences en feront foi. Il serait donc inutile désormais de chercher à en convaincre par de simples discours, ce qui ne nous empêchera pas de donner sur ce sujet un dernier avertissement, savoir qu’en se tenant aux méthodes aujourd’hui en usage on ne doit espérer des progrès fort sensibles ni dans la théorie, ni dans la propagation des sciences, encore moins pourrait-on en tirer des applications suffisantes pour étendre beaucoup la pratique.

CXXIX. Reste à dire quelques mots sur l’utilité et l’importance de la fin que nous nous proposons. Si nous avions dit en commençant ce que nous allons dire maintenant, cela n’eut paru qu’un simple vœu. Mais comme nous avons déjà montré de puissants motifs d’espérance et dissipé les préjugés contraires, ce qu’il nous reste à dire en aura plus de poids. De plus, si nous prétendions tout perfectionner, tout achever, en un mot, tout faire, sans appeler les autres à partager nos travaux et les inviter à s’associer avec nous, nous nous garderions encore d’entamer ce sujet, de peur qu’un tel langage ne parût tendre qu’à donner une haute idée de notre entreprise et à nous faire valoir. Mais comme désormais nous ne devons plus épargner aucun moyen pour aiguillonner l’industrie des autres et animer leur courage, nous devons par la même raison mettre sous les yeux du lecteur certaines vérités tendant à ce but.

Nous voyons d’abord que les découvertes utiles, les belles inventions sont ce qui tient le premier rang parmi les actions humaines et tel fut sur ce point le jugement de la plus haute antiquité, qui décerna aux grands inventeurs les honneurs de l’apothéose. Quant à ceux qui n’avaient bien mérité de leurs concitoyens que par des services politiques, tels que les fondateurs de villes ou d’empires, les législateurs, ceux qui avaient délivré leur patrie de quelque grande calamité ou qui avaient chassé les tyrans, et autres semblables bienfaiteurs, on ne leur conférait que le titre de héros. Or, pour peu qu’on sache faire une juste estimation des services de ces deux genres, on ne trouvera rien de plus judicieux que cette différence dans les honneurs que leur décernait l’antiquité. Car les bienfaits des inventeurs peuvent s’étendre au genre humain tout entier, mais les services politiques sont bornés à certaines nations et à certains lieux, ces derniers ne s’étendent pas au delà de quelques siècles, au lieu que les premiers sont d’éternels bienfaits. Ajoutez que les innovations politiques, même en mieux, ne marchent guère sans troubles et sans violence, au lieu que les inventions gratifient les uns sans nuire aux autres et font ressentir leur douce influence sans affliger qui que ce soit, on peut même regarder les inventions comme autant de créations et d’imitations des œuvres divines, et c’est ce que sentait parfaitement le poète qui a dit :

Primæ frugiferos foetus mortalibus ægris
Dididerunt quondam præclaro nomine Athenæ,
Et recreaverunt vitum, legesque rogarunt[16]

On peut aussi observer relativement à Salomon que ce prince, pouvant tirer vanité de sa couronne, de ses trésors, de la magnificence de ses monuments, de sa garde redoutable, de ses nombreux domestiques, de sa flotte, enfin de la célébrité de son nom et de cette haute admiration qu’il excitait parmi ses contemporains, n’attachait pourtant aucune gloire aux avantages de cette nature, comme il le témoigne lui-même en déclarant que la gloire de Dieu est de cacher son secret, et la gloire du roi de découvrir ce secret.

Qu’on daigne aussi envisager la différence infinie qu’on peut observer pour la manière de vivre entre les habitants de telles parties de l’Europe des plus civilisées et ceux de la région la plus sauvage, la plus barbare du Nouveau-Monde ; cette différence bien considérée, l’on sentira plus que jamais que, si l’on peut dire avec vérité que tel homme est comme un dieu par rapport à tel autre homme, ce n’est pas seulement à cause des secours que l’homme procure quelquefois à ses semblables, et des bienfaits qu’il répand sur eux, mais aussi à raison de la différence des situations. Or, ce qui fait cela, ce n’est certainement ni le climat, ni le sol, ni la constitution physique ; ce sont les arts.

Il est bon aussi d’arrêter un instant sa pensée sur la force, sur l’étonnante influence et les conséquences infinies de certaines inventions ; et cette influence, je n’en vois point d’exemple plus sensible et plus frappant que ces trois choses qui étaient inconnues aux anciens, et dont l’origine, quoique très moderne, n’en est pas moins obscure et sans éclat : je veux parler de l’art de l’imprimerie, de la poudre à canon, et de la boussole. Car ces trois inventions ont changé la face du globe terrestre et produit trois grandes révolutions ; la première dans les lettres, la seconde dans l’art militaire, la troisième dans la navigation ; révolutions dont se sont ensuivis une infinité de changements de toute espèce, et dont l’effet a été tel qu’il n’est point d’empire, de secte ni d’astre qui paraisse avoir eu autant d’ascendant, qui ait pour ainsi dire exercé une si grande influence sur les choses humaines.

Il ne sera pas non plus inutile de distinguer trois espèces et comme trois degrés d’ambition dans les âmes humaines. Au dernier rang on peut mettre ceux qui ne sont jaloux que d’étendre leur propre puissance dans leur patrie, genre d’ambition qui a quelque chose d’ignoble et de bas. Un peu au-dessus sont ceux qui aspirent a étendre l’empire et la puissance de leur patrie sur les autres nations, ce qui dénote plus de noblesse, mais non plus de désintéressement. Mais s’il se trouve un mortel qui n’ait d’autre ambition que celle d’étendre l’empire et la puissance du genre humain tout entier sur l’immensité des choses, cette ambition (si toutefois on doit lui donner ce nom) est plus pure, plus noble et plus auguste que toutes les autres, or l’empire de l’homme sur les choses n’a d’autre base que les arts et les sciences, car on ne peut commander à la nature qu’en lui obéissant. Et ce n’est pas tout, si l’utilité de telle invention particulière a bien pu exciter l’admiration et la reconnaissance des hommes au point de regarder tout mortel qui a pu bien mériter du genre humain par quelque découverte de cette nature comme un être supérieur à l’humanité, quelle plus haute idée n’auront-ils pas de celui qui aura inventé un moyen qui rend toutes les autres inventions plus promptes et plus faciles ! Cependant, s’il faut dire la vérité tout entière, de même que, malgré les continuelles obligations que nous avons à la lumière, sans laquelle nous ne pourrions ni diriger notre marche, ni exercer les différents arts, ni même nous distinguer les uns des autres, néanmoins la simple vision de la lumière est quelque chose de plus beau et de plus grand que toutes les utilités que nous en tirons, il est également hors de doute que la simple contemplation des choses, vues précisément telles qu’elles sont, sans aucune teinte de superstition ni d’imposture, sans erreur et sans confusion, a en soi plus de grandeur et de dignité que tout le fruit réel des inventions.

Enfin, si l’on nous objectait la dépravation des arts et des sciences, par exemple, cette multitude de moyens qu’ils fournissent au luxe et à la malignité humaine, cette objection ne devrait point nous ébranler, car on en pourrait dire autant de tous les biens de ce monde, tels que le génie, le courage, la force, la beauté, les richesses et la lumière même. Laissons le genre humain recouvrer ses droits sur la nature, droits dont l’a doué la munificence divine et qui, a ce titre, lui sont bien acquis, mettons-le à même de le faire en lui rendant sa puissance, et alors la droite raison, la vraie religion lui apprendront à en faire un bon usage.

CXXX. Mais il est temps d’exposer l’art même d’interpréter la nature, et quoique nous puissions peut-être nous flatter d’avoir fait entrer dans cet exposé des préceptes très-vrais et très-utiles, cependant nous ne le croyons pas d’une nécessité si absolue qu’on ne puisse rien faire sans ce secours. Nous ne prétendons pas non plus avoir porté l’art à sa perfection. Car notre sentiment sur ce point est que, si les hommes, ayant sous leur main une histoire naturelle et expérimentale assez complète, étaient tout à leur objet, et pouvaient gagner sur eux-mêmes deux grands points, l’un de se défaire de toutes les opinions reçues, l’autre de contenir leur esprit dans les commencements, afin de l’empêcher de s’élancer de prime-saut aux principes les plus généraux, ou à ceux qui les avoisinent, il arriverait, par la force propre et naturelle de l’esprit, et sans autre art, qu’ils retomberaient dans notre méthode même d’interprétation, vu que, les obstacles une fois levés, cette méthode est la marche véritable et spontanée de l’entendement humain. Cependant nos préceptes ne seront pas inutiles, et la marche de l’esprit en sera plus facile et plus ferme.

Nous n’avons garde non plus de prétendre qu’on n’y puisse rien ajouter. Mais au contraire, nous qui considérons l’esprit humain, non-seulement quant aux facultés qui lui sont propres, mais aussi en tant qu’il s’applique et s’unit aux choses, nous devons dire hardiment qu’avec les inventions croîtra proportionnellement l’art même d’inventer.


LIVRE DEUXIÈME.

I. Créer une nature nouvelle dans un corps donné, ou bien produire des natures nouvelles et les y introduire, tel est le résultat et le but de la puissance humaine. Quant à la découverte de la forme de la nature donnée, de sa vraie différence, de sa nature naturante, ou enfin de sa source d’émanation (car nous ne trouvons sous notre main que ces termes-la qui indiquent à peu près ce que nous avons en vue), celle découverte, dis-je, est l’œuvre propre et le but de la science humaine. Or, à ces deux buts primaires sont subordonnés deux buts secondaires et de moindre importance, savoir au premier, la transformation des corps concrets d’une espèce en une autre espèce, dans les limites du possible, au second, la découverte à faire dans toute génération


  1. Bacon appelle axiomes moyens les propositions qui occupent le milieu entre les principes absolus et les faits particuliers. Il y revient souvent. ED.
  2. Voy. aph. 103, 105 et suiv.
  3. Il y a dans le texte instantia abiqua « Par ce mot, instantia, qui est employé très souvent dans le Nouvel Organum, l’auteur, dit M. Bouillet (éd. de Bacon, II, p. 469), entend un fait particulier, une expérience, un exemple. Ce mot, qui n’est nullement latin dans ce sens, n’est que le mot anglais instance, exemple, latinisé »
  4. Cette expédition eut lieu sous le commandement de Charles VIII, en 1494. Borgia, cité ici, est Alexandre VI. ED.
  5. C’était la maxime de Protagoras. Voy. le Cratyle de Platon. ED.
  6. C’est à Robert Fludd que Bacon fait ici allusion. ED
  7. C’est-à-dire les retours de fortune, les biens et les maux qui attestent la providence divine. ED.
  8. Célèbre médecin anglais du XVIesiècle. Bacon le cite souvent dans le De augmentis. ED.
  9. « Héraclite, dit Lassalle, pensait que la matière, qui forme pour ainsi dire le fond de l’univers, est indifférente à telle ou à telle forme, et est susceptible de toutes, que, selon qu’elle est plus rare ou plus dense, elle devient feu, air, eau, terre et reprend ensuite les formes qu’elle a quittées. Il lui donne le nom de feu. »
  10. Le livre II presque entier est consacré à cette exposition. ED.
  11. Note de bas de page coupée par le fac-similé.
  12. Bacon a déjà cité souvent Telesio et Patrizzi dans le De augmentis, Pierre Séverin était un médecin danois, né en 1540, mort en 1602 et fort enthousiaste des opinions de Paracelse. ED.
  13. Philippe, roi de Macédoine.
  14. Philocrate, qui avait pour adversaire Démosthène.
  15. C’est-à-dire, nous ne voulons pas établir l’impossibilité de la connaissance, mais une connaissance véritable et bien fondée. EP.
  16. Lucr., VI, i