Nouvelles (Ourliac)/L’Ingénieux Thibault

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Michel Lévy (p. 121-163).


L’INGÉNIEUX THIBAULT


Les conteurs du jour ont mille raisons pour ne rien inventer, et la première est qu’ils n’ont pas le temps. Là-dessus le bon roi Henri aurait dispensé des autres. Il faut trop écrire en ce temps-ci pour faire quelque attention à ce qu’on écrit ; et d’ailleurs, voulût-on créer, peut-être on ne le pourrait plus : il est donc permis désormais de copier servilement la nature, au moins mal possible et selon que tel ou tel original précieux tombe sous nos yeux ; encore les originaux deviennent-ils rares. Molière peignait des caractères, nous ne dessinons plus que des physionomies, comme autrefois Raphaël faisait des tableaux, et nous en sommes réduits aux caricatures : le vrai mot des deux parts serait charges, je crois. Je m’arrête de peur de choquer les gens du progrès.

Caricature ou ébauche, ce genre de travail a réussi auprès du public, on n’en demande pas davantage. C’est donc un simple portrait que je vais faire ; qu’on n’y cherche ni composition, ni arrangement, ni péripétie, ni catastrophe, cette figure a passé devant moi, et j’essaie de la peindre. Je laisserai parler celui de mes amis qui fut en scène.

Mon père m’avait souvent parlé d’un parent éloigné qui ne jouissait pas, disait-on, de son parfait bon sens. Mon père est d’Aigues-Mortes, qu’il a quitté depuis vingt ans ; il y avait laissé ce parent, ce Thibault, qu’il n’avait donc pas vu depuis le même nombre d’années. Jamais il ne parlait de cet homme sans nous rappeler quelque bizarrerie nouvelle d’un comique achevé. Il s’agissait du personnage le plus étrange, le plus inventif, le plus fécond et le plus surprenant dans ses inventions, dont j’aie jamais entendu parler. C’était là probablement ce qui avait fait le plus grand tort à la réputation de son jugement. On connaît cette manie sans pudeur des gens du midi pour les surnoms, qui ferait honte aux hommes du de Viris comme aux écoliers qui l’expliquent. On appelait ouvertement Thibault le Fou, et on le regardait comme tel.

Malgré cette opinion bien établie sur son compte, la ville d’Aigues-Mortes ne fut pas peu émue en le voyant sortir un matin avec deux petits entonnoirs sous le nez, chaque entonnoir planté dans chaque narine. Thibault s’était convaincu que la vivacité de l’air atmosphérique exerçait, au moins quant à lui, une pernicieuse influence sur le cerveau ; ou du moins (car je ne connais pas précisément ses motifs), il voulait que l’air n’y parvînt que plus commodément et dans une dose voulue. Après y avoir mûrement pensé, il se flattait d’avoir résolu la difficulté par ce petit appareil. Les personnes qui lui communiquaient leurs réflexions à ce sujet n’obtinrent d’autre réponses sinon que cette précaution leur était plus indispensable qu’à lui-même, et tout son regret fut de n’avoir pu décider personne à porter ces entonnoirs dans le nez.

Thibault inventa les bretelles, ou pour mieux dire les deux lanières de cuir ou d’étoffe qui ont remplacé la bretelle antique. On sait que cette bretelle n’était autrefois qu’un double bouton, qui retenait sur la hanche les deux faces de la culotte ; et cela est si vrai que le jeu du bouchon pour lequel on se servait de ce bouton, en a conservé dans le midi le nom de la bretelle. Thibault, justement choqué de cette mode, qui obligeait un honnête homme à se sangler le ventre outre mesure, sous peine d’accidents ridicules, Thibault parut un jour au milieu de ses amis, sans veste, pour plus grande démonstration, les épaules glorieusement barrées des deux lanières en sautoir, et le ventre à l’aise, autant que possible. On se moqua de lui, mais trois ans après, le peuple français portait des bretelles. Je n’ai jamais pu découvrir si le succès général remontait directement au citoyen d’Aigues-Mortes, ou si quelque autre Thibault honorait la France dans le même temps, le nôtre fut du moins le premier inventeur pour Aigues-Mortes, toute la ville pourrait l’attester.

Il n’est pas besoin d’énumérer les surprenantes besognes dont il soulageait son ménage. Il faisait lui-même ses habits, ses chemises, sa chandelle et sa cuisine, le tout avec de notables perfectionnements de son invention ; il avait surtout porté son attention sur ces petites incommodités que l’industrie des hommes n’a pas jugées dignes d’être prévenues, mais dont on ne laisse pas de souffrir. Il est assez connu que la température du midi entretient beaucoup d’insectes désagréables. Cet inconvénient est plus grand à Aigues-Mortes par le voisinage des marais et les exhalaisons d’un pays fiévreux. Il résulte du seul soulagement que les habitants puissent apporter chaque soir, à force d’ongles, à ces démangeaisons, des excoriations sur toute la peau. Thibault avait imaginé deux râpes douces, d’un effet justement calculé sur la délicatesse de l’épidémie et la dose nécessaire de friction ; il s’en servait régulièrement tous les soirs à sa fenêtre, après avoir quitté ses bas chinés, pour l’édification des voisins.

La découverte d’un vieux volume, au fond d’une armoire de famille, poussa son esprit inventif à des recherches plus importantes. Ce livre était le Voyage dans les États du soleil, par Cyrano de Bergerac ; dans cet ouvrage, le voyageur, en quête de nouveaux moyens pour s’élever vers l’astre du jour, finit par s’aviser que le soleil pompe à son lever les rosées répandues sur la terre : il emplit un nombre considérable de bouteilles de cette rosée et se les attache autour du corps ; après quoi il se met en plaine un beau matin, et le soleil aspirant les vapeurs enlève le voyageur avec elles. Cette théorie échauffa la cervelle de Thibault ; mais trop noble et trop délicat dans son ambition pour s’astreindre à des imitations serviles, il négligea le procédé des bouteilles pour reprendre l’éternelle tentative d’un appareil ailé. Ce n’était pas qu’il voulût renouveler ce voyage au soleil ; il ne pouvait croire au succès dont se vantait l’auteur ; son unique désir était de réaliser la chimère d’une progression aérienne à l’usage des hommes. Thibault appartenait dès lors au temps présent par ses conceptions prématurées : il était digne de découvrir les bateaux à hélices et les chemins de fer atmosphériques. En huit jours, il eut produit un système d’ailes en manière de cerf-volant, qui n’attendait plus qu’un amateur zélé pour se précipiter dans l’espace du haut du plus grand clocher de la ville. La difficulté de trouver un homme de bonne volonté arrêta l’essai de la machine.

Pour ajouter un dernier trait qui me vient à l’esprit, Thibault, propriétaire d’une maison dans la ville, résolut d’y ajouter, à peu de frais, les agréments d’une maison des champs. Ce qu’il raconta là-dessus ne trouva que des moqueurs. Thibault fait dûment carreler le grenier de sa maison, il enlève les châssis des fenêtres ; on lui apporte deux tombereaux de terre végétale, qu’il verse sur le carreau, il y fait des plantations et lâche des poules. Quelque temps après, il appelle un voisin, qui demeure pantois en trouvant une basse-cour sous les combles.

On peut juger qu’au milieu de ces récits et du rire qu’ils excitaient, nous interrompions souvent mon père pour lui persuader que son parent était fou à lier.

— Non pas, s’écriait-il, hors de là Thibault était l’homme le plus sensé, le plus honnête, le plus délicat en toute manière que j’aie jamais connu ; il était fort au-dessus de la jeunesse de la ville à cette époque. Je devrais insister sur le caractère de ce temps que vous n’avez pas vu. Nous étions en pleine révolution, vers 94 et 95. — La fièvre révolutionnaire s’était combinée avec je ne sais quel enthousiasme romanesque qui nous était venu d’Allemagne. On lisait beaucoup de romans dans le goût de Werther. Lamartellière avait fait une détestable copie du mauvais original des brigands de Schiller ; et nous avions joué, entre jeunes gens, cette pièce qui s’appelait Robert, chef de brigands. Ces impressions diverses avaient fortement agi sur l’organisation sensible de Thibault ; cette exaltation vague, cet amour romanesque de la vertu et toutes ces chimères poétiques, il en poussait l’application à la vie réelle. Nous avons vu quelque chose de pareil chez nos jeune France romantiques. Il y a, dans tous les temps, quelque folie de ce genre au service de la jeunesse. Thibault jouait le rôle du héros dans la pièce de Lamartellière, et il était demeuré si frappé de ce rôle qu’il n’en quittait plus le costume, qui était un espèce d’uniforme de houzard. Pour vous aider à comprendre cette singularité, il faut vous dire que le règne de la carmagnole, les levées en masse, l’attitude farouche de la France au dehors et au dedans, autorisaient des modes dont vous n’avez plus d’idée. Nous autres jeunes gens de la ville, nous ne marchions plus que le sabre au côté et deux pistolets à la ceinture ; c’était un peu la folie de Thibault qui régnait dans tous les esprits. Avec des têtes chaudes et la poignée d’un sabre sous la main, vous croirez bien qu’on dégainait souvent ; les duels étaient donc en vigueur. Je me battis un jour avec ce pauvre Thibault, et je le blessai ; mais un coup de sabre ne faisait alors qu’entretenir l’amitié. S’il m’en souvient, pourtant, nous étions brouillés, Thibault et moi, quand lui arriva cet événement qui me l’attacha pour la vie. Je ne vous donne ces détails que pour vous désabuser sur son compte, et vous faire connaître tout ce qu’il y avait de courage et d’élévation dans le caractère de ce pauvre homme. Dans un temps où toute la jeunesse allait aux armées, Thibault s’était soustrait aux réquisitions ; des ordres furent dirigés contre lui ; des malveillants rapportent jusqu’à la commune que Thibault s’est vanté de brûler la cervelle au premier qui tenterait de l’arrêter. Le lendemain, je rencontre sur la place le capitaine de gendarmerie, mon ami intime et celui de Thibault, qui m’apprend avec émotion qu’on va procéder à l’instant même à l’arrestation de notre camarade. J’oublie nos différends, et je suis les gendarmes, prévoyant quelque extrémité où je pourrais me rendre utile.

Thibault parut, en effet, à sa fenêtre, un pistolet de chaque main. Je m’étais arrêté avec le capitaine de l’autre côté de la rue ; dans nos relations présentes, je n’avais mot à dire à Thibault, qui put croire que je venais me régaler de sa mauvaise affaire ; le capitaine essaya de lui parler, mais Thibault ne l’entendit pas ; il nous toisa bravement, les pistolets fermes dans les poings, comme si cette menace s’adressait à nous indistinctement. Cependant les gendarmes s’introduisirent dans la maison par la porte de la rue, demeurée sans défense, et parvinrent à se loger dans une pièce contiguë à l’appartement où Thibault s’était fortifié.

— Cet animal va se faire tuer, me dit le capitaine en s’élançant après ses hommes.

Les deux fenêtres de Thibault étant ouvertes, et d’un étage assez bas, je voyais fort bien ce qui se passait dans la chambre, monté sur le degré d’une boutique qui s’était trouvé sous mes pieds. J’entendis trois coups de feu qui me firent frémir, puis sa chambre se remplit de fumée ; je crus mon ami mort. Mais bientôt je le vis reparaître, reculant vers les fenêtres, ses pistolets tendus en avant, la porte s’ouvrit avec fracas ; le capitaine de gendarmerie parut à son tour, affectant le calme et marchant à pas lents vers Thibault, les bras ouverts et les mains tremblantes.

— Thibault ! mon ami, tu n’y penses point, qu’est-ce que cela signifie ? Tu exposes ta vie, tu exposes la mienne, tu me connais, tu sais combien je le suis attaché ; je ne voudrais pas te trahir, moi ! Eh bien, je te conseille, je te supplie de ne pas résister. C’est abominable ! tu me forces à employer la violence…

Le capitaine, qui s’était insensiblement rapproché, s’élança tout à coup sur Thibault, lui relevant les bras en le serrant dans les siens. Dans cette étreinte l’un des pistolets partit et logea sa balle dans le plafond, le capitaine retint l’autre, les gendarmes parurent et Thibault fut pris. Mais il est certain que sans notre ami le capitaine on n’en fût point venu à bout si aisément.

On était sorti du régime de la Terreur ; mais le gouvernement en avait gardé de beaux restes. Je crois même que les événements de fructidor étaient venus réveiller les fureurs jacobines. Thibault fut traduit devant un conseil de guerre. Il y parut avec sa veste de houzard ; il y parla comme Robert lui-même dans le mélodrame de Lamartellière ; mais ma déposition le sauva, en jetant tout l’odieux sur les gendarmes, qui avaient tiré les premiers sur l’accusé, à travers les portes. Thibault fut profondément touché d’un trait où il voulut voir de la générosité. Nous voilà plus liés que jamais ; j’allai le voir souvent dans sa prison ; enfin il fut acquitté, il le regrettait presque.

— Mon ami, mon plan était fait, s’écriait-il en prenant une pose de théâtre, je t’aurais demandé de m’accompagner au supplice ; j’aurais traversé la foule en m’appuyant sur toi (il me jetait une main sur l’épaule et gesticulait noblement de l’autre), et tu m’aurais vu sans peur recevoir le coup mortel ! C’était là le moment de déployer ce beau caractère…

Je reconnaissais mot à mot les inspirations de l’ouvrage dramatique qui l’avait tant ému, et dont le titre s’arrêtait sur ses lèvres. Peu de temps après il se maria ; mais sa femme mourut en lui laissant deux filles, avec lesquelles il vit encore aujourd’hui dans un coin reculé de la ville. Je n’ai plus de ses nouvelles depuis longtemps. Vous voyez, Messieurs, que cet homme n’était point exclusivement ridicule. Ajoutez une exacte probité, une pureté de cœur parfaite, la simplicité de la province, avec assez de lecture pour en adoucir la rudesse ; enfin une gravité confiante qui donnait du poids à tous ses propos, et qui imposait même quand il développait les bienfaits de la plus singulière de ses découvertes. Je l’appellerais volontiers le don Quichotte de l’industrie. Hélas ! plus malheureux que le chevalier de la Manche, il ne s’est jamais vu l’armet en tête et la lance au poing ; le vaillant hidalgo croyait du moins combattre, triompher, exercer dans tout son éclat sa noble profession de chevalier ; tandis que le pauvre Thibault s’éteint obscurément dans sa province, sans pouvoir réaliser aucun des rêves magnifiques dont sa tête est remplie.

Ainsi parla mon père ; mais il faut après lui dépeindre le logis de Thibault dans sa ville de province, et donner une idée de la vie obscure et laborieuse qu’il y mena pendant quarante années.

Nous ne saurions croire, nous autres Parisiens du boulevard Montmartre, qu’on puisse vivre quarante ans sans changer de place ; et ce qui nous condamne doublement en ceci, c’est qu’on ne vit véritablement que dans ce repos. Quoi de plus doux que de vieillir au milieu des souvenir de l’enfance, et de mourir dans le lit où nos pères sont morts !

Dans le fond d’une rue étroite, où croissait entre les pavés une mousse verdâtre, parmi des maisons basses, silencieuses, vieilles comme la ville, à fenêtres grillées ou tendues de papier, la maison de Thibault se distinguait par je ne sais quelle recherche d’inventions, de commodités inusitées, qui trahissait le génie de celui qui l’habitait. On entrait par une porte bâtarde, proprement défendue d’un auvent contre les eaux pluviales. Le marteau de cette porte était assujetti par un fil de fer, autant pour modérer les grands coups frappés par un visiteur, que pour conjurer le génie des petits polissons qui font jouer volontiers ces marteaux avec des ficelles. Une arcade vitrée donnait jour dans la salle basse ; mais cette arcade était garnie de barreaux en dehors, et des rideaux à carreaux rouges et blancs la coupaient à l’intérieur, à la hauteur voulue pour recevoir le jour d’en haut en arrêtant plus bas la vue des curieux. Les deux filles de Thibault, devenues de vieilles filles, se tenaient dans cette salle, où se faisait tout le train du ménage ; on y préparait la cuisine, on y mangeait, on y aurait reçu les étrangers, si jamais des étrangers avaient pu venir chez Thibault ; on y passait les soirées d’hiver au coin du feu, c’est-à-dire que Thibault, entamait un somme sur une chaise basse, jusqu’à ce qu’on le réveillât pour s’aller coucher ; enfin, durant les longues journées, les deux filles travaillaient à des ouvrages de couture derrière la fenêtre ; elles ne sortaient que le dimanche, et quelquefois dans la semaine, au point du jour, pour aller à la messe. On ne les pouvait donc voir que sur le chemin de l’église, et comme l’église était fort proche de chez elles, il vaudrait autant dire qu’on ne les voyait jamais.

Thibault habitait une chambre du premier étage, longue, étroite, avec une seule fenêtre, et il ne fallait rien moins que la présence d’un lit à ciel, en camaïeu, pour qu’on pût songer à appeler cet endroit une chambre à coucher ; le plancher était encombré d’établis, de métiers, de machines ; les chaises, la cheminée se dérobaient sous des amas d’outils, de ressorts, de rouages, d’instruments, d’ouvrages commencés ; et non-seulement Thibault faisait à l’aide de ses outils toutes sortes d’ustensiles ; mais chacun de ces outils était lui-même un chef-d’œuvre de son invention et confectionné de sa main. Il y avait des scies, des rabots, des bisaiguës, des tours, des pinces, des tarières, inconnus au commun des artisans ; le tout à peu de frais, et ajusté merveilleusement avec des bouts de ficelle, des morceaux de verre, un roseau, un clou, un rien ; il est vrai que nul autre que lui n’aurait pu se servir de ces instruments. Ces insignes mécaniques se mariaient agréablement aux appareils de la distillation, du teinturier-dégraisseur, du tisserand, du corroyeur, etc. Thibault avait enlevé à ses filles la direction des provisions de confitures que l’on fait chaque année dans ce pays-là ; il les faisait cuire, selon des procédés particuliers, sur un réchaud qui supportait la chaudière consacrée à cet usage et à bien d’autres ; on y voyait souvent, par exemple, délayer la colle, dont Thibault collait toutes sortes de boîtes et de jolis ouvrages en carton, une paire de galoches reposait sur un établi de menuisier, à côté d’une cage d’osier à moitié tressée ; des moules à chandelles figuraient sur des rayons parmi des fioles d’élixirs ; des pots de pommade pour les yeux se confondaient avec des suifs, des cirages, des encaustiques ; je n’aurais pas voulu répondre pour ma part des quiproquos qui pouvaient s’ensuivre. Figurez-vous enfin Robinson Crusoë, non plus dans son île, mais dans une chambre de douze pieds de long, au milieu d’une de nos provinces françaises.

Au-dessus de cette chambre était le grenier dont j’ai parlé, et qui s’était transformé pour un temps en basse-cour. Je n’entrerai pas dans un plus long état des lieux, ce que j’ai décrit suffit ; c’était d’ailleurs à peu près tout. Il faut seulement ajouter, et l’on me passera la similitude, qu’il ne fut jamais un bas ravaudé, reprisé, remmaillé, rapetassé, fourni vingt fois de talons et de pointes, qu’on pût comparer pour le nombre et la délicatesse de ses raccommodages à l’état de cette maison du haut en bas. Son origine se perdait dans la nuit du temps ; il n’était donc pas surprenant qu’elle eût parfois besoin de réparations. Or, Thibault n’avait jamais appelé des ouvriers, et il est vrai que nul peut-être n’était en état de le remplacer en pareil cas. Les escaliers de bois vermoulus étaient soutenus par des étais, et marchaient, pour ainsi dire, avec des béquilles ; les jours de chaque degré étaient soigneusement radoubés à mesure qu’ils se montraient, à force de clous, de colle et de bouts de bois. Le carreau de la salle basse présentait à l’œil réjoui les nuances éblouissantes d’un habit d’arlequin, ou si l’on veut d’une pancarte à échantillons ; des briques, des tuiles, des carreaux de toutes couleurs, unis par des ciments divers et des plâtres plus ou moins brunis par le temps, contribuaient à former cette mosaïque ; en outre, Thibault, dans ses rares promenades autour des remparts, n’aurait jamais négligé de ramasser un tesson propre, un bout de brique encore profitable ; il les utilisait dans ses carrelages, et il eût été déraisonnable d’attendre de cette méthode un assortiment bien complet, les cloisons, les portes, les serrures ne devaient pas de moindres services à l’ingénieux propriétaire. Tous les loquets, notamment, étaient depuis longtemps remplacés par des chevilles.

À la longue, l’ancien personnage de Thibault s’était effacé ; il n’était que les vieillards de soixante à soixante-cinq ans, c’est-à-dire de son âge, qui se souvinssent de son rôle de Robert, de sa veste de houzard et de ses démêlés avec les gendarmes ; le mariage, l’éducation de ses enfants avaient détourné son essor poétique. Enfin l’âge était venu, qui avait mûri cet esprit sans lui rien ôter de sa douce gravité, de sa sensibilité, de sa délicatesse pompeuse et mélancolique. Tout le génie de Thibault passait dans ses inventions ; on ne l’en croyait que plus fou, mais on le voyait très-peu dans la ville ! la jeune génération le connaissait à peine ; il ne revoyait les vieux amis de son temps que de loin en loin, par hasard, quand ils étaient affligés de quelques maux d’yeux, de pieds, de dents, ou de toute autre incommodité qui relevait du génie de notre homme. Il paraissait de même à de longs intervalles, tantôt chez un boucher pour lui demander de la moelle de bœuf, tantôt chez un propriétaire obligeant, pour cueillir dans son jardin une poignée de mauve ou de capillaire ; encore rien n’est-il plus fréquent dans une ville comme Aigues-Mortes, que d’aller d’un bout de la ville à l’autre, de sortir d’ici et de frapper là, sans rencontrer âme qui vive ? Aussi, vous dis-je, Thibault fut-il oublié dans sa propre patrie, dont il faisait, si je l’ose croire, l’honneur ? Tel fut ce train de vie qui dura quarante ans, et maintenant si l’on connaît assez le personnage, si l’on voit d’ici cette triste rue d’Aigues-Mortes, à l’extrémité de la France, et cette triste maison de Thibault, où le jour entrait à peine ; si l’on apprécie le calme profond, le silence, l’uniformité de ces habitudes de province où s’enracinent les hommes comme les meubles ; si l’on réfléchit aux dispositions particulières qui devaient y attacher deux vieilles filles et le grave et laborieux Thibault, on jugera quelle profonde stupeur dut se répandre alentour quand Thibault, un beau malin, déclara qu’il avait formé le projet d’aller à Paris !!!

Aller à Paris ! lui Thibault ! d’Aigues-Mortes ! c’était comme s’il eût annoncé posément qu’il partait pour une ascension aux Cordillères.

Ses deux filles levèrent la tête — elles, qui pourtant lui avaient ouï dire des choses bien singulières.

Le père répéta de sa voix grave, et comme un homme qui n’a point l’habitude de répéter, qu’il se proposait d’aller à Paris. Thibault, après bien des soins, bien des méditations et bien des tentatives infructueuses, venait de découvrir un moyen sûr de faire tomber la pluie où et quand il voudrait.

Il voulut bien, pour ajouter du poids à ses premières paroles, entrer dans quelques explications :

— Monsieur un tel, je suppose, dit-il tranquillement, propriétaire d’une métairie considérable, voit sa récolte sécher sur pied faute d’eau ; on lui parle de moi, il vient me trouver : — Monsieur Thibault, je suis ruiné, j’ai besoin de pluie. — C’est bien, monsieur… Il m’instruit des besoins de sa terre, je le sers comme il le demande, et il me compte une somme convenue. Vous concevez, mes enfants, que cette découverte en vaut la peine ; je dois m’entendre là-dessus avec le gouvernement, et voilà pourquoi je suis obligé d’aller à Paris.

Pour dissiper les derniers doutes que laissaient voir ses pauvres filles, il ajouta qu’il présenterait par la même occasion, à la Faculté de médecine, trois ou quatre inventions curatives qu’elles connaissaient bien et dont le succès était sûr, notamment un onguent dont la seule approche extirpait la racine des cors aux pieds, et une poudre contre la coqueluche.

Bref et persuasif comme il savait l’être avec ses enfants, cet entretien suffit à Thibault dans son intérieur ; mais pour les préparatifs de son voyage, qui était chose sérieuse, il se vit contraint de communiquer son dessein à diverses personnes. On l’écouta sur ceci comme sur le reste. Les plus raisonnables essayèrent de le dissuader ; beaucoup pensèrent qu’il pouvait avoir raison et faire fortune, puisqu’il prenait une si grande résolution. Un de ses vieux amis l’écoutant un jour avec un sérieux perfide, Thibault lui fournissait ses démonstrations qu’il terminait par sa conséquence favorite :

— Monsieur un tel, je suppose, propriétaire, a des terres qui souffrent de la sécheresse, il vient me trouver…

— Tu lui lâches une inondation ! tu le noies, tu le submerges, je te vois d’ici ! interrompit l’autre avec la moquerie pétulante du midi.

Mais jamais il n’était entré dans l’esprit candide et sérieux de Thibault, qu’on pût se moquer de lui ; les profondes convictions des hommes de sa sorte ne tiennent souvent qu’à cela. Si cette fatale idée lui fût venue dans la tête, la ville d’Aigues-Mortes eût peut-être perdu avant le temps le fruit des travaux de son plus grand citoyen.

Vous croirez bien que si Thibault, par sa longue retraite, était à peu près ignoré dans sa ville natale, il ne pouvait être souvent question de lui à Paris, dans une famille qui ne l’avait pas vu depuis vingt ans ; mon père ne parlait jamais de cet ami qu’à l’imparfait le plus lointain, si bien que je m’étais figuré, quoiqu’on, ne m’eût rien dit de positif là-dessus, qu’il était mort. Il était bien mort pour nous, en effet ; pour nous, gens de Paris, rien ne ressemble à des tombeaux comme ces villes de province, à deux ou trois cents lieues de distance ; ajoutez l’âge et la condition de Thibault, et puis les récits de mon père dataient de l’an III de la République ! c’étaient choses d’un autre siècle.

Un soir d’été, — j’ai mille raisons pour m’en rappeler la date précise — c’était le 25 juillet 1830 — on venait à peine d’allumer les bougies, et nous étions encore rassemblés devant la fenêtre qu’on venait de fermer. Il y avait dès ce jour dans Paris une fermentation qui fournissait à tous les entretiens ; mon père nous donnait des nouvelles. Des enfants jouaient dans la rue parmi le fracas des voitures, mais au milieu de ces bruits bien connus, une forte voix d’homme s’élevait à temps égaux, comme pour appeler quelqu’un à une grande distance.

— Chut ! fit mon père, qu’est-ce donc ? j’ai cru qu’on prononçait Giusep.

Giusep était dans le midi le nom d’enfance de mon père, qui se nomme Joseph ; nous nous égayâmes et du nom et de l’étrange hasard qui l’aurait fait résonner sous nos fenêtres, à Paris, en pleine rue Royale.

Mais la même voix articula distinctement :

— Giusep !

— M’en croirez-vous ? dit mon père.

— Qu’est-ce que cela prouve ? répliqua quelqu’un, sinon que vous avez près d’ici un compatriote et un homonyme.

— Je ne dis pas non, mais vous conviendrez qu’il est bien étrange…

— Giusep ! cria la voix avec un accent piteux.

— Il faut que j’en aie le cœur net, reprit mon père que ce nom et cette voix avaient tout ému, et quoi qu’on lui pût dire, il se jeta dans l’escalier. La conversation continue. Après quelques minutes, un dialogue, où perce une grosse voix, se fait entendre sur le palier ; la porte s’ouvre, mon père paraît tenant par les mains un inconnu qui répète en entrant :

— Giusep ! Giusep ! tu me sauves la vie !

— Messieurs, mes enfants, dit mon père, je vous présente mon chef parent, mon vieil ami Thibault…

À ce nom j’ouvris de grands yeux. Le nouveau-venu ôta son chapeau et le remit.

— Mon chef ami, reprit-il, car il était tout troublé, tu me sauves la vie ! j’étais descendu dans une méchante auberge où je ne voulais pas rester ; je me suis mis en route en plein jour pour chercher ta demeure, je me suis perdu ; enfin je t’appelais depuis longtemps sans obtenir de réponse ; ma situation était vraiment fort délicate.

Son ton, son accent pénétré, ses gestes défaillants en disaient assez sûr l’abandon déplorable dont il s’était vu menacé au milieu de notre grande ville.

Mon père se mit à rire en essayant de lui faire entendre qu’il y avait à Paris d’autres moyens de retrouver les gens que de les appeler par les fenêtres.

Cependant je n’avais point assez de mes yeux pour examiner ce curieux échantillon de la vieille province, comme assurément il ne suffira point de mes crayons pour en rendre l’ensemble exquis.

Thibault paraissait dans sa plus grande parure, et tel probablement qu’il était sorti de chez lui pour aller à Paris. Il était vêtu d’un habit qui remontait sans doute à l’entrée des alliés en France, et dont le collet massif semblait rembourré comme les bandes d’un billard ; ce même collet, festonné vers le bas de triangles capricieux, descendait à peu près jusqu’au dernier bouton. L’habit, trop court par devant, s’arrêtait à la moitié du gilet, lequel avait justement en trop ce que l’habit avait en moins ; les basques effilées, et carrées par le bas, rendaient, comme disait plaisamment un de mes amis, la figure d’une plume taillée en gros. Dans un temps où les sous-pieds étaient une mode générale, le pantalon ne laissait pas de frapper par sa libre allure, à trois bons pouces au-dessus de la cheville ; et quant aux bottes, elles étaient cirées d’une matière grasse et terne qui ne me fit pas bien juger des compositions de Thibault relativement aux chaussures. Il portait rigoureusement la cravate blanche, qui n’était qu’une corde de mousseline dont les deux bouts pendaient négligemment, et qui m’auraient fait douter s’il avait voulu se parer ou se pendre. Je ne dois pas omettre en trait caractéristique que sa chemise à petits plis bâillait, malgré l’épingle, laissant voir une partie de sa noire et honnête poitrine. Mais qui pourra suivre ma plume dans la description de son introduisible chapeau ? Je ne serais bien compris que d’un congrès de peintres et de faiseurs de croquades, assistés de cette brillante jeunesse de nos boulevards qui se fait coiffer chez Pinaud. Ce chapeau, qui n’avait pas moins d’un bon pied et demi de haut, allait toujours s’élargissant de la base au sommet en forme de tromblon ; j’ai vu, je ne sais où, des coiffures de cette figure majestueuse sur la tête de certains dignitaires turcs. Un petit rebord déformé entourait le pied de ce monument ; le duvet de ce vrai feutre vieilli dans l’armoire avait disparu sur les angles, et partout ailleurs avait pris de si magnifiques reflets rougeâtres, qu’on le croyait voir à la lueur d’une incendie.

La figure de Thibault était grave, honnête, immobile ; un nez aquilin, deux yeux clairs et fixes, des rides profondes, un front dégarni, le tout enfoui entre les deux murailles d’un col de chemise qui se dressait à une hauteur prodigieuse par la seule force de l’empois. Tel me parut Thibault, une longue boîte en fer-blanc sous les bras.

Mon père voulait le faire asseoir ; mais avant tout il cherchait à le débarrasser de cette boîte de fer-blanc que Thibault, dans sa première émotion, ne faisait pas mine de lâcher.

— Mais que fais-tu donc de cette boîte ? lui dit mon père qui le tutoyait dès l’enfance.

— Elle m’a rendu les plus grands services. C’est un appareil que j’ai imaginé avant de partir.

Il ouvrit froidement cette boîte, où je distinguai, comme dans les boîtes de peinture à l’huile, une douzaine de compartiments garnis de matières diverses. En même temps une forte odeur de cuisine s’exhala dans la pièce.

— Eh ! Dieu me pardonne, dit mon père en se penchant, je crois que voilà des œufs en salade…

— Tu dis vrai.

— Et de la confiture…

— Chaque case contient un mets. J’avais là tout mon dîner sous la main ; je tenais cette boîte sur mes genoux, et par ce moyen je n’ai point quitté la voiture un moment, économie et promptitude.

— Bien, bien, repose-toi, dit mon père en lui tirant la boîte des mains, de peur qu’il ne nous échappât quelque éclat de rire.

Thibault se laissa tomber sur un siège, poussa trois soupirs sur un ton de basse, et tendit encore la main à mon père en répétant sa phrase d’arrivée.

— Tu me sauves la vie !… quand on est étranger… inconnu dans une capitale… sans appui… sans protecteur… je suis descendu, mon cher ami, dans une auberge où l’on m’a demandé un petit écu par jour ! Un petit écu ! ils abusent, ils abusent de la position délicate d’un malheureux voyageur.

Mon père se mit à rire et ne se sentit point le courage, pour le présent, d’aggraver l’indignation du pauvre Thibault sur les tarifs parisiens ; il lui dit :

— Je te logerai près d’ici ; nous avons dans le voisinage un hôtel honnête où je te présenterai moi-même. Mais dis-moi, je t’en prie, après tout le plaisir que tu me procures, que viens-tu faire à Paris ?

Thibault fixa les yeux sur mon père et garda quelque temps cette attitude éloquente, bien que silencieuse ; puis il dit avec majesté :

— C’est l’affaire de toute ma vie ; le travail de quarante années… il y a quarante ans, mon ami, que je m’occupe de ce projet… je t’informerai de tout cela plus à loisir.

Il se leva et reprit d’un air pénétré :

— Mais, mon cher ami, puisque tu as la bonté de me venir en aide dans l’embarras où je me trouve, je dois te prévenir, avec la permission de ton aimable famille, qu’il y a urgence ; mes malles sont restées en cette maison inhospitalière, et je m’en vais aussitôt les faire transporter…

— Soit, dit mon père en se levant et plein d’indulgence pour les folles transes de son ancien ami.

Je passe la partie du personnage de Thibault qui nous concernait. Il ne s’en alla qu’après nous avoir adressé ses profonds saluts dans toutes les règles de l’ex-politesse française. La conversation roula longtemps sur ce bonhomme, moitié rire, moitié sérieux.

Le lendemain, mes occupations me retenant dehors, je ne rentrai que le soir ; mais le soir, la chose publique avait gagné bien du terrain sur toutes préoccupations particulières. Nous étions, si l’on s’en souvient, au 26 juillet 1830. Paris commençait à s’agiter ; des rassemblements menaçants s’étaient formées sur divers points ; on lisait les ordonnances affichées sur les murs ; des orateurs les commentaient en cherchant à échauffer les têtes. Ils avaient quelque peine à faire entendre aux braves gens qui se firent tuer ensuite, qu’ils devaient se mettre en colère ; et l’on voyait assez à leur indignation contre ce coup d’État, qu’ils se mouraient d’envie d’en faire autant un peu plus tard. J’eus quelque peine à traverser la place du Palais-Royal, et même avant que j’eusse passé, la gendarmerie, provoquée à coups de pierre, avait chargé la foule, et l’on disait que plusieurs hommes étaient morts.

J’arrivai chez moi dans un grand trouble, je racontai ce que j’avais vu ; on m’apprit des nouvelles que j’ignorais, et, comme on pense, la conversation ne languit pas durant cette soirée. Les gens de la maison allaient et venaient les uns chez les autres. Sur le soir, quand ce mouvement se fut un peu apaisé, je vis mon père préparer sur un morceau de peau une certaine drogue noire.

— C’est, me dit-il, ce bon Thibault qui veut absolument guérir un cor dont j’ai longtemps souffert au pied gauche.

— Et à de propos, que vient-il faire à Paris ?

— Il vient proposer au gouvernement un secret important découvert après quarante années de travail,

— Je suppose que le gouvernement a bien autre chose à faire en ce moment-ci, dis-je en riant.

— C’est ce que je lui ai dit ; mais rien n’a pu l’empêcher de courir au ministère.

— Ce soir ?

— Ce soir même, tout à l’heure.

Je partis d’un nouvel éclat de rire.

— Eh mon Dieu ! le pauvre homme va se faire couvrir de huées ; les mécontents entourent les hôtels des ministres, et vous pensez si les huissiers sont en humeur de le recevoir.

À ce sujet, nous voilà reprenant les nouvelles et les conversations du jour. Comme je me doutais de l’importance historique que pouvaient prendre les événements, très-frappé d’ailleurs de ce que j’avais vu, je le rédigeai en notes quand je fus dans ma chambre, ce qui fut cause que je m’endormis assez tard.

Le lendemain, à six heures du matin, je suis réveillé par un grand bruit de sonnettes ; on ouvre et j’entends de mon lit une grosse voix, amicale, mais pleine d’importance et d’enflure, qui s’écrie sur le seuil :

— Je viens panser mon malade.

À ce mot je saute du lit, inquiet et ne sachant ce que c’est. Le malade, c’était mon père, qui fut aussi surpris que moi en se réveillant d’un bon somme, et à qui Thibault fut longtemps à rappeler qu’il avait la veille appliqué un de ses onguents décisifs sur l’orteil de son pied gauche, lequel onguent, l’une des causes du voyage de Thibault à Paris, devait extirper le mal et sa racine.

Thibault procéda solennellement à son pansement, comme Dupuytren eût opéré Bonaparte. Le cor était fièrement à la même place, dans une auréole de cette résine, qui lui donnait tout à fait bon air d’une grosse vilaine plaie.

— Il faut que tu sois d’un tempérament terriblement sec, dit Thibault ; le mal persiste ; mais tu n’as qu’à recommencer la même opération jusqu’à plein succès.

Mon père, pour ménager l’amour-propre de son ami, changea de propos.

— Eh bien, quelles nouvelles d’hier ?

— Un vrai guet-apens ! et cela ne m’a point surpris. Je connais toutes les ressources de l’intrigue et de la police. Les gens sans mérite, les routiniers qui n’ont pour eux que la bassesse et l’audace, perdraient trop à l’avènement de la vérité. Il faut se liguer, cabaler, mettre la lumière sous le boisseau. La police était sans doute informée de mon arrivée à Paris. Je me présente à l’hôtel du ministère, il y avait d’abord dans la rue une foule de gens apostés qui ricanent sur mon passage. Le concierge m’interroge, je lui réponds d’un air impérieux que je veux voir son excellence ; il faut en pareil cas de la fierté, non celle d’un insolent parvenu, mais celle qui convient à l’honnête homme. Ma contenance impose à ce subalterne, il me conduit dans une espèce de bureau où se trouvaient plusieurs personnes… Je n’ai pas plutôt lâché quelques mots de l’objet de ma démarche, qu’on me rebiffe, qu’on me toise, on me renvoie… Tu conçois, Giusep, l’envie, l’orgueil, l’ignorance démasquée qui se réveillent aussitôt… Enfin on me chasse, et fort grossièrement, et quelques-uns de ces valets dorés m’accompagnent jusqu’au bout de l’escalier en m’injuriant.

— C’est que ces messieurs, dit mon père, autant pour réprimer son sourire que pour apaiser son ami, ces messieurs t’auront pris sans doute pour quelque messager qu’ils attendaient, et le dépit de se voir trompés…

Mais Thibault reprit avec feu :

— Quand je suis dehors, mêmes ricanements, mêmes huées de cette foule méprisable : vils espions ! pensais-je, je crois même qu’il est parti de ces groupes je ne sais quels projectiles qui m’étaient adressés. En même temps, ils criaient avec une effronterie dérisoire et inexplicable : Vive la Charte ! Je me retourne à distance, et je leur dis…

Ici Thibault prit la pose qu’il pouvait attribuer au président de Harlay devant les révoltés de la Ligue.

— Je viens précisément en réclamer les promesses… Mais je ne fus pas écouté ; et je m’en retourne chez moi, indigné, mais résolu à déjouer les complots. Ils ne savent pas à quel homme ils ont affaire ; je suis fort de ma conscience et de l’utilité de mes travaux ; toutes sortes d’obstacles s’élèvent sur les pas du génie inconnu, il ne faut que de la persévérance à les surmonter ; je les surmonterai et je parlerai à son excellence, fallût-il percer les rangs des baïonnettes.

— Eh, lui dit mon père effrayé d’une hyperbole qui pouvait être si littérale en pareilles circonstances, eh mais, es-tu bien sûr que tu doives t’adresser à aucun ministre ? Je ne connais point le sujet de tes instances, mais par le peu que j’en sais, n’as-tu point affaire directement à la faculté de médecine ?

— Tu as raison, dit Thibault attentif ; mais j’en veux être sûr… et, dans tous les cas, je verrai son Excellence le premier ministre.

— Attends du moins quelques jours, répliqua mon père en achevant de s’habiller, comptant qu’il s’agissait seulement de laisser reposer ce premier feu du provincial.

Thibault déjeuna avec nous et sortit. L’agitation allait croissant dans Paris, les bruits les plus alarmants se succédaient dans notre quartier ; la foule se portait au Palais-Royal. Le soir, on annonça que la fusillade était engagée et que la cavalerie sabrait la multitude. Mon père, n’y tenant plus, résolut d’aller aux nouvelles ; nous longeâmes prudemment les boulevards, sans nous approcher du foyer de l’insurrection, qui n’était rien encore ; cependant l’aspect de la ville nous émut profondément, et nous ne recueillîmes que des bruits sinistres. À notre retour au logis on nous dit que ce monsieur était venu.

— Ce monsieur ?

— Qui a un si grand chapeau, dit le portier contrit.

C’était Thibault. Mon père fut fâché de ne point l’avoir vu, pour le prémunir contre les embarras du moment.

Le lendemain, de grand matin, des hommes vinrent dépaver la rue sous nos fenêtres et construire une barricade, en disant qu’on en usait ainsi dans tous les quartiers de Paris. Bientôt nous entendîmes les tambours de la garde royale qui battaient la charge à la tête de leurs bataillons. Mon père courut rendre sa visite à Thibault, il était déjà sorti ; cela était inquiétant par la tournure que prenaient les choses. On ne s’attend pas que je raconte l’histoire de cette journée ; la fusillade éclatait partout, le canon ronflait dans l’éloignement, le tout dominé par le bourdon de Notre-Dame, qui sonnait le tocsin ; la guerre civile était allumée sur tous les points de la ville. De temps à autre quelque détachement de troupes escaladait la barricade élevée sous nos fenêtres. Vous jugez dans quel état nous étions au fond de nos maisons, et si les cœurs étaient serrés. Un spectacle navrant, surtout, ce fut de voir passer des blessés sur des brancards ou des fusils croisés.

Puisque je ne fais point mon conte dans les règles ; je n’omettrai pas un trait qui devint pour moi le plus remarquable de cette révolution, et qui me parut instructif en fait de guerres civiles, s’il nous était permis, à nous autres Français, d’apprendre encore quelque chose. Nous avions pour voisin de face, dans notre rue, un vieil officier de l’ex-garde nationale, nommé M. Desvaux, et grand royaliste. Ce jour-là, M. Desvaux juge qu’il n’est plus permis à un homme de son grade et de son opinion, de demeurer à l’écart, il revêt un vieil uniforme assez incomplet, et nous le voyons sortir en admirant son courage et son dévouement à la cause royale. Dans l’ignorance où il était, il pensait que la seule vue de son uniforme mettrait le holà parmi les révoltés. Sur le soir, on le voit revenir couvert de rubans tricolores et porté en triomphe par des crocheteurs ; on l’avait pris pour un chef des insurgés, et, voyant le progrès des choses, il s’était laissé faire. Il devint l’un des meilleurs serviteurs du gouvernement nouveau.

La nuit tomba, mais la mousqueterie grondait avec un fracas plus sinistre dans l’obscurité. On alluma dans chaque carrefour des feux qu’on prenait de loin pour des incendies. Nous ne songions guère à dormir, je vous jure, au milieu de ce bivouac ; des locataires de la maison, qui ne s’étaient jamais vus, couraient les uns chez les autres, pour se réconforter ; on s’était réuni notamment chez de bonnes dames fort peureuses, qu’on ne pouvait parvenir à tranquilliser et qui tremblaient au moindre bruit rapproché ; or, ces bruits, fort imposants, il est vrai, étaient tantôt le qui vive d’une sentinelle, et tantôt une forte patrouille qui s’arrêtait près de là, et dont les crosses de fusil retentissaient sur le pavé. Jugez de l’effroi quand on entendit un coup frappé à la porte cochère. On fit l’émunération des locataires et quelqu’un assura qu’ils étaient rentrés ; nous voilà tous à trembler. Un bruit de voix succède dans l’escalier, enfin la cuisinière paraît, et derrière elle, un homme en désordre, pâle, sans souffle, son chapeau à la main ; c’était Thibault ; mon père court à lui et l’interroge ; impossible de lui tirer une parole ; on le fait descendre, on s’excuse, et une fois rendus chez nous, tandis qu’on apporte des flacons, de l’eau sucrée :

— Enfin, lui dit mon père, que t’est-il arrivé ? Parle.

Thibault regarde mon père, s’essuie le front avec son mouchoir, ouvre la bouche, et la parole lui manque. Il ne pousse qu’un soupir.

Il prend un verre d’eau qu’on lui offre, en boit une gorgée et s’arrête :

— Mon cher ami, permets-moi… la nature l’emporte… le physique a trahi le moral.

Il achève son verre d’eau.

— Merci ! Je vous prie d’agréer à la fois mes excuses et mes remerciements (ceci s’adressait à la servante). Ouf !… me voilà désaltéré.

Il s’essuya le front de nouveau.

— Eh bien, qu’est-ce ? reprit mon père, qui perdait patience.

— Mon vieil ami, quel vilain siècle que celui où nous vivons ! quel peuple ! quels événements !…

L’explosion éclatante d’un feu de peloton coupa la parole à Thibault, qui tressaillit en joignant les mains.

— Jésus ! Maria !… Tiens, mon ami, voilà, voilà ce qui se passe… des chrétiens, des frères qui s’égorgent entre eux comme des bêtes… altérées de carnage…

— Je ne le sais que trop, dit mon père, mais je ne sais pas encore un mot de ce qui te regarde.

— Voici, dit Thibault, autant que mes esprits troublés pourront retrouver le fil de ces circonstances surprenantes ; j’étais sorti hier dans l’intention de retourner chez Son Excellence le ministre…

— Allons donc, dit mon père, quelle folie ! je t’avais pourtant bien dit…

— Le devoir avant tout, interrompit Thibault, j’étais bien décidé à braver tous les obstacles pour voir Monseigneur ; mais j’avais apporté dans mon plan une modification que tu ne pourras qu’approuver : j’avais choisi l’heure de son dîner.

— Quel dîner ?

— Le dîner du ministre ; je comptais non sans raison sur des circonstances favorables : l’impossibilité de nier la présence de Son Excellence, la bonne humeur où jette naturellement le repas, enfin les soins du service qui pouvaient me permettre de m’introduire plus facilement…

Mon père poussa un profond soupir.

— J’arrive à l’hôtel, j’y avais trouvé la première fois des gens dont les manœuvres ne pouvaient appartenir qu’à la police ; cette fois on emploie la force ouverte : je trouve un détachement de gendarmerie rangé devant la porte, un détachement, Giusep ! contre un seul homme ! tant la peur de la vérité…

— Mais, mon cher Thibault…

— La force armée, Giusep ! je te l’atteste ; on me fit signe de ne point avancer, on me repousse, on ne veut point seulement que j’approche ; je n’en tiens pas compte, je m’adresse à l’officier : Eh quoi ! messieurs, lui dis-je, des soldats français ! en si grand nombre ! contre un homme sans armes ! Je lui expose l’objet de ma démarche ; mais l’obéissance passive aveugle ces militaires, ils me repoussent encore, ils me menacent…

— Mais, mon cher Thibault, il ne s’agissait point de toi, tu sais ce qui se passe…

— J’étais seul dans la rue, tout seul ! Oui, je sais ce qui se passe, et je sais aussi ce que j’en dois penser ; mais laisse-moi finir : Je n’étais pas au bout de la rue que j’entends des cris, du tumulte, enfin des coups de feu, des coups de feu, mon ami ! La bravade n’est pas du courage : je prends la fuite… dans l’état que tu peux imaginer, les sens troublés, le cœur palpitant, l’esprit confondu de ce procédé inouï. J’accours ici pour te faire part de ce qui m’arrive, tu étais absent…

— Justement, et je l’ai bien regretté ; je t’aurais averti de l’état de Paris : nous sommes en pleine guerre civile…

— Oui, oui, dit Thibault d’un accent profondément réfléchi, la guerre civile, j’en sais plus long que toi là-dessus. Écoute la fin. Ne t’ayant point rencontré hier, je voulais du moins mettre ton conseil à profit, et tenter une diversion dans l’attaque persévérante que je livre à l’ignorance établie. Où trouver l’impartialité, la bonne foi, l’amour sincère de la vérité, sinon dans le sanctuaire de la science ? Je cours ce matin à la Faculté de médecine…

— À l’École de médecine ! tu pouvais t’y faire tuer aujourd’hui…

— Je ne connais que trop le danger que j’ai connu, et tu vas en juger : cette École de médecine est sur une place où j’entends en approchant des cris terribles, et que je vois bientôt couverte d’une foule de jeunes gens armés, furieux et se préparant à la défense. Halte-là, me crie-t-on de loin ; qui vive ? qui êtes-vous ? — Un Français, ami de la paix et du roi. — N’approchez pas ! hors de là ! à bas ! Les insultes, les vociférations s’accumulent ; je reconnais bien aisément la malveillance, le complot, le parti pris, à cette manière d’accueillir une déclaration si loyale et si pacifique. Tu en juges de même ; mais croirais-tu que quelques-uns de ces malheureux m’ont couché en joue ? Cependant j’aperçois un drapeau qui porte en grosses lettres : Étudiants ; j’étais résolu à sacrifier ma vie, je m’avance : — Vous êtes médecins ? dis-je au plus marquant de la troupe. — Oui, monsieur, nous sommes tous ici des élèves de la Faculté. — Eh bien, monsieur, au nom de notre bel art, nous sommes faits pour nous entendre ; au nom de l’humanité, laissez-moi du moins vous faire connaître mes intentions et combien l’on vous égare sur mon compte… je commence… Aussitôt, les uns partent d’un rire amer, d’autres s’indignent, puis tout à coup : C’est un espion ! c’est un suppôt de la police ! s’écria-t-on de toutes parts, qu’on l’arrête, qu’on le pende ! On me saisit au collet, on me houspille… Oui, mon ami, voilà comment les disciples d’Esculape veillent sur leur trésor d’antiques erreurs, et comment de coupables empiriques en font des fanatiques, de vrais séides… Pendant qu’un grand bruit s’élève de l’autre bout de la place, un généreux inconnu me prend par la main et m’entraîne dans l’allée d’une maison : — Il faut que vous soyez bien imprudent, me dit-il. Je remercie ce charitable libérateur. — D’après quels ordres agissez-vous ? reprend-il. — D’après les miens, lui dis-je. — C’est fort imprudent, dit-il encore en me regardant fixement, mais vous pouvez me dire vos secrets ? Je lui réponds : — Monsieur, vous m’avez rendu un grand service, mais je ne crois pas que la reconnaissance m’oblige… Il tire alors une carte de sa poche ; je le presse de questions et j’obtiens la certitude que ce malheureux est attaché à la police et qu’il s’agit d’une nouvelle manœuvre pour m’extorquer la propriété de mes découvertes. Des coups de feu retentissent : le traître démasqué prend la fuite, je me retire de mon côté ; mais, mal orienté dans les rues de la capitale, je m’égare… Depuis ce moment, j’erre dans Paris, tombant d’un danger dans un pire, échappant vingt fois à la mort par miracle, tantôt jeté devant les troupes du gouvernement, tantôt au milieu des combattants civils… Heureusement personne ne m’a reconnu…

Mon père, que la compassion tenait suspendu, ne put se retenir en ce moment et poussa un grand éclat de rire.

— Et qui diable voulais-tu qui te pût reconnaître, mon pauvre ami ? — Je m’entends, reprit Thibault comme un homme qui dissimule.

Je répugnais à croire, malgré sa contenance, qu’il pût concevoir la pensée que les événements terribles qui affligeaient Paris fussent arrivés à son occasion. Mon père vit pourtant qu’il était bon de s’assurer ultérieurement de ses faits et gestes. — Ah ça, mon ami, lui dit-il, tu coucheras chez nous ; il est tard, la rue n’est pas sûre, malgré le voisinage, une balle qui n’aurait rien de mieux à faire pourrait s’adresser à toi, en passant. Je vais te faire dresser un lit.

On n’eut pas grand’peine à décider Thibault, qui avait couru trop de périls dans la journée pour ne point croire qu’il fût particulièrement menacé, et qui d’ailleurs était excédé de fatigue.

Avant de se retirer, mon père envoya savoir des nouvelles de mademoiselle Georgette Bannier ; c’était le nom de l’une de ces dames dont j’ai parlé et que la peur jetait par moments dans de terribles attaques de nerfs. Par parenthèse, la pauvre demoiselle mourut dix jours après ; je ne sais si ce fut par suite ; il est vrai qu’elle était travaillée depuis longtemps d’une grosse maladie de poitrine.

Je passai encore une partie de cette nuit à rédiger mes notes, que je conserve depuis comme une curiosité ; j’y notais les bruits de la capitale, les coups de feu qui ne cessaient guère, et jusqu’aux patrouilles. À minuit je vis dans le ciel une grande clarté du côté des quais et de la Grève ; j’imaginai qu’on brûlait Paris ; mais ce n’était, je pense, que le feu des bivouacs de la troupe.

Tiré assez tard d’un sommeil profond, je trouvai dans la salle à manger le pauvre Thibault, que mon père amusait pour le retenir chez lui. On servit le déjeuner, qui traîna en longueur, quoiqu’on ne mangeât guère, ou plutôt parce qu’on ne mangeait point. Après le repas, de telles nouvelles se répandirent et le combat était si vif dans tout Paris, que Thibault lui-même ne put songer à sortir. Je dirai plus, on ne s’inquiéta plus de Thibault ; j’étais peut-être le seul à jeter parfois les yeux sur lui, et ce fut alors que je pus juger cet excellent cœur, ce mélange de candeur naïve et de sensibilité profonde, qui le défendent contre le ridicule et n’amènent à présent sur mes lèvres qu’un sourire de douce compassion. Depuis dix heures du matin jusqu’à deux heures de l’après-midi de ce fameux 29 juillet, c’est-à-dire tandis que la crise était à son comble, tandis que la mitraille, la mousqueterie et le tocsin ne faisaient qu’un tonnerre continu, grondant sur la capitale, Thibault demeura dans le coin d’une pièce où l’on ne faisait que passer, enfoncé dans un fauteuil, levant les yeux au ciel, frappant et joignant les mains, laissant tomber sa tête sur les genoux, poussant des soupirs tirés des entrailles, tantôt plongé dans le silence de la stupeur, et tantôt exhalant à haute voix des plaintes qui pouvaient passer pour des monologues, car il n’y avait là personne à qui les adresser.

— Quelles épreuves !… quel malheur !… est-il bien possible ?… des chrétiens !… nos semblables qui s’égorgent entre eux !… Ah ! mon Dieu !

Chaque feu de peloton l’interrompait en lui arrachant cette exclamation et le rejetait sur le bord de son siège, abattu, le corps plié en deux et les mains pendantes. Si mon père venait à paraître, il se levait, lui prenait la main :

— Ah ! mon pauvre ami ! quel désastre !… Nous était-il donné de voir de tels événements ?

Et Dieu sait, quand j’y songe, quels ressentiments tout nouveaux, quels poignants remords durent tourmenter son âme innocente, s’il put croire en effet qu’il n’était pas étranger aux malheurs de cette guerre civile.

À certain moment, les détonations se succédèrent sans relâche avec un fracas redoublé, il murmura d’un air de dépit douloureux :

— Jésus ! quels haïssables !

Il faudrait pouvoir rendre ici toute la délicate nuance du mot qui signifie dans le patois du midi, fâcheux, incommode, importun, et qui est en usage à tout propos.

Enfin Thibault se leva plein d’impatience, et dit plus haut :

— C’est de l’indiscrétion… je suis étonné que la police permette…

Cependant tout était fini. La dernière décharge, qui nous avait tant effrayés, n’était que des fusils tirés en l’air, après le combat, dans la cour des Tuileries.

Bientôt nous vîmes défiler dans la rue une populace dans l’ivresse, bigarrée d’armes et d’équipements pris à la troupe. La garde royale s’était retirée vers Saint-Cloud ; le peuple était maître de la ville ; une révolution venait de s’accomplir ; mon père n’y pouvait croire, comme bien des gens, et partageait le trouble répandu partout. Cependant, quand on put sortir, quand on se fut assuré de l’état des choses, il s’efforça de faire comprendre à Thibault, qu’on retint encore à dîner, la gravité des événements, sans plus songer en quoi ils touchaient à ses intérêts.

Thibault, aux récits du combat, à l’énumération des morts et des catastrophes, fit paraître encore des transports de compassion qui donnèrent le change sur la manière dont il avait compris les explications politiques.

Je ne reviendrai pas sur ces détails de l’insurrection, malgré moi mêlés à mon récit, et dont je suis bien aise d’être sorti, tant il y a que le lendemain, comme nous sortions, nous rencontrons Thibault fort affairé, qui saisit mon père par un bouton de son habit.

— Mon cher ami, je viens de la Faculté de médecine.

— Bah !

— Oui, on m’a fort mal reçu. Je comptais que la tranquillité était rétablie ; je me suis introduit, en effet, sans obstacle ; mais on s’est excusé sur le trouble du moment, sur l’incertitude où était M. le Doyen de garder sa place ; enfin on m’a éconduit, je dirais volontiers assez rondement.

— Sans doute, dit mon père.

— Je n’ai plus de ressource que dans le ministre.

— Le ministre ?

— Oui, le ministre ; ma persévérance t’étonne. Mais ne t’ai-je pas dit que j’étais résolu à tout ?

— Il faut donc que tu sois résolu à en faire, des ministres, car il n’y en a plus,

— Il n’y a plus de ministres !

— Tu n’entends donc rien à ce qui se passe ? Ils sont en fuite, mon pauvre ami ; tu me fais rire avec tes ministres.

— Qu’importe ! j’écrirai, je parlerai, j’irai jusqu’au roi s’il le faut.

Mon père redoubla ses éclats, et j’avoue qu’il me fut difficile de tenir mon sérieux.

— Il n’y a plus de roi, mon ami.

— Il est mort ? dit Thibault avec effroi.

— On l’a chassé comme ses ministres.

— Chassé ! le roi ! chassé !…

— Je m’en étonne aussi bien que toi.

— Mais enfin, reprit Thibault revenu du coup, il y a quelqu’un au timon de l’État, un gouvernement, des autorités…

— Ma foi, tu me ferais plaisir de me les faire connaître. Apprends donc ce qui se passe. On a livré bataille au gouvernement, on a été le plus fort, la révolution est opérée ; le gouvernement est détruit, et jusqu’alors on ne sait pas comment il sera remplacé ; par conséquent, point de gouvernement.

— Comment ! s’écriait Thibault, rêvant tout haut dans son abattement, je fais un voyage de deux cents lieues pour parler aux ministres… et l’on chasse les ministres… Plus de roi, plus de gouvernement… il semble qu’on ait préféré… cela n’est pas ordinaire…

Le malheureux homme laissa voir un désordre d’idées inexprimable où dominait toutefois l’étonnement.

Mon père connaissait sans doute quelques-uns de ses secrets, et notamment les méthodes curatives qu’il avait dû proposer à la faculté de médecine ; mais jusqu’alors Thibault n’avait rien dit du but principal de son voyage, ni de son incomparable découverte. Le rigoureux secret gardé là-dessus, avec un ami tel que mon père, donnera une idée du prix qu’il y attachait. Mon père le comprit à cet égard et respecta son silence.

Durant les quelques jours qui suivirent, nous vîmes fort peu Thibault, et dans l’état des choses publiques, on y fit moins attention qu’en tout autre temps. Le pauvre inventeur, sans doute, se donna la satisfaction d’expérimenter lui-même les difficultés insurmontables qu’on lui avait fait pressentir. Il ne dit rien de ses nouvelles démarches, ni de tout ce qu’il tenta auprès des autorités ; mais on peut juger d’après ce silence même que ses efforts ne furent rien moins que satisfaisants. Mon père put surtout s’en convaincre par le découragement profond que fit paraître Thibault dans une de leurs dernières conversations, qui eut lieu dans le jardin du Palais-Royal, et que mon père m’a fidèlement rapportée. Thibault, blessé au cœur, déchu de ses espérances magnifiques, provoqua cet entretien du haut de sa grandeur méconnue. Il y avait alors dix jours pleins qu’il était dans Paris. La conversation s’étant engagée sur les résultats de son voyage, mon père connut à sa morne contenance combien ils étaient affligeants et combien il en était touché.

— Mais enfin, lui dit mon père, pardonne-moi l’indiscrétion, si c’en est une ; quel est ton grand chef-d’œuvre et la cause principale de ton voyage ?…

Thibault s’arrêta, regarda mon père, leva les yeux et la main vers le ciel avec une tristesse solennelle.

— Mon ami, il s’agit ici du travail de quarante années ; tu peux juger par la peine qu’il m’a coûtée, des fruits qui en auraient pu résulter. Ce fut l’espérance, le rêve de toute ma vie… les puissants du jour l’ont détruit… Dieu leur fasse paix… Ces cheveux ont blanchi, mon visage s’est couvert de rides dans la solitude tandis que je méditais une découverte à laquelle tenait ma fortune et le bien être de l’humanité… mes efforts étant couronnés d’un plein succès, j’ai quitté ma maison et mes enfants…

Ici Thibault essuya une larme.

— J’arrive du fond de la France, je touche au but de mes désirs… plus rien… ils renversent le gouvernement… Dieu sait pourquoi !… tout est anéanti… mes travaux, mes succès, mon long voyage, tout est inutile.

— Enfin de quoi s’agit-il ? dit mon père attendri de cet exorde.

— Tu es mon vieil ami, tu es pour mieux dire un frère pour moi, Guisep ; je puis te confier ce secret… qu’il meure avec toi !…

Là-dessus, se rapprochant et parlant d’une voix étouffée, il détailla longuement l’influence qu’il avait acquise sur les variations de l’atmosphère.

Mon père ici déploya un sang-froid, une présence d’esprit, un empire sur lui même, qui sont bien dignes d’admiration. Il redoubla de gravité à mesure que Thibault développait son système ; il en discuta les moyens, il proposa des difficultés, demanda des éclaircissements, et se rendit aux explications. Puis tout à coup, s’arrêtant à son tour et se rejetant en arrière, la tête haute, le jarret tendu, il frappa de la main sur l’épaule de son ami :

— Thibault, mon ami ! nous vivons dans un siècle et dans une ville qui ne sont pas dignes de te posséder ; tu n’es pas fait pour un pareil monde. L’envie, la cupidité, l’intrigue, la cabale, les passions les plus basses règnent partout et se coalisent contre le génie ; tu n’en es qu’un dernier et fatal exemple. Il m’en coûtait de te dévoiler l’affreuse vérité, mais tu as pu toi-même la toucher au doigt.

Un rayon de joie brilla dans les yeux vifs de Thibault qui serra la main de mon père avec transport.

— Punis, s’écria mon père, punis cette folle capitale en lui retirant tes bienfaits, rentre dans ta respectable obscurité, prends la diligence demain et retourne chez toi.

— Tu as raison ! dit Thibault, et c’était ma pensée. Qu’ai-je à faire de plus ici maintenant, moi ? ajouta-t-il en croisant ses bras d’un air convaincu.

Il reprit après un silence :

— Je n’ai plus qu’à payer M. Maréchal.

— Qu’est-ce que ce maréchal ?

— Quoi donc ! mon hôte ? c’est toi qui m’as mené chez lui en m’arrachant de cette caverne où j’étais descendu.

En sorte que le même soir nous apprîmes que Thibault devait quitter Paris le lendemain, ce qui nous fit pousser un cri unanime de satisfaction, car véritablement, quoi de mieux à désirer pour cet homme ? Je ne sais si je pus le revoir avant son départ, il ne m’en reste du moins aucun souvenir. Mon père l’accompagna jusqu’à la voiture publique. Thibault portait ce même costume qu’il avait à son arrivée et que nous lui avions toujours vu, et sa fidèle boîte de fer-blanc sous le bras, laquelle boîte ne contenait sans doute que le reste des mêmes provisions. Leurs adieux furent touchants, car mon père gardait une sincère et compatissante affection à cet homme.

Dans l’attente du départ et tandis que les gens des messageries vaquaient à grand bruit aux derniers préparatifs, Thibault, communiquant à mon père ses dernières réflexions sur le séjour qu’il avait fait à Paris, murmura ces paroles :

— Quand on pense, mon cher ami, que ces gens-là n’ont pas reculé devant un bouleversement… tant il est vrai que les intrigants et les indignes parvenus, plutôt que de se voir démasqués, ne ménagent rien sur la terre… et plongent les rois et les peuples dans la désolation avant que de…

— Monsieur Thibault ! cria l’employé qui faisait l’appel des voyageurs.

— Présent ! dit Thibault de sa belle voix grave ; adieu, mon ami, adieu.

Il se jeta dans les bras de mon père, et monta dans la voiture avec le geste d’un héros tragique marchant à la mort.

Mon père, au retour, nous conta ce départ, et tout fut fini. J’ai déjà dit, il me semble, ce que c’est que Paris pour les amis qui s’en vont à deux cents lieues. Nous ne parlions plus de Thibault, si ce n’est quelquefois après le repas, le sourire aux lèvres, en nous rappelant quelqu’une de ses paroles ou de ses singularités ; quand il y a deux mois (ceci se passait en 1839), mon père reçut une lettre sur gros papier, d’un pli suranné, le dessus mis en gros caractères ; quelque voyageur l’avait jetée à la poste de Paris, mais elle venait de plus loin. Cette lettre était de Thibault. Je ne crois pas inutile de la transcrire comme un dernier trait qui achève, en la rehaussant, l’imparfaite esquisse que j’ai voulu tracer de cette figure ; j’en voulais traduire surtout la forme, les dispositions marginales et l’écriture qui est une belle ronde ferme et droite du bon temps ; dans tous les cas, elle est entre mes mains, et je l’offre de tout mon cœur à l’empressement des curieux. Je conserverai du moins l’orthographe.

L’adresse est écrite et conçue ainsi qu’il suit :


À Monsieur
B… Joseph, Rentier,
À Paris
(Seine).

Aigues-Mortes 25 novembre 1839.
Mon très-Cher et Vraix Ami,

Je trouve Enfin l’Occasion de te faire savoir de mes nouvelles ; depuis dix ans que je quittai Paris, que je quittai l’ami intime de mon Cœur, le contemporin avec qui j’ai fait mes farces modestes, l’ancien voisin, le Compagnon avec qui j’ai passé tant d’agréables momens, Enfin l’objet qui a tant de fois dissipé mes Chagrins et ma mélancolie ; toi qui m’as sorti d’Embarras de l’auberge ou je descendis, pour me loger à cotté de toi, chez Mme  Maréchal d’où j’avais tous les jours occasion de vous voir, ou nous alions Ensemble au Palais Royal jusqu’à la nuit. Ces agréables instans ne Reparoitrons plus, je n’aurai jamais plus le bonheur de t’Embrasser de te presser Etroitement contre mon cœur Palpitant d’Allégresse ; tressaillant de Plaisir mais d’un plaisir Parfaitement pur, puisqu’il n’est fondé sur aucun poin d’intérêt que sur un attachement amical, sur cette noble Raison qui est Si rare dans ce Vilain Ciècle, ou on ne trouve qu’amis d’argent pu de bouche !

Je désire Ardament que la présente te trouve en Bonne santé ainsi que Dame ton Épouse, ton Cher fils l’aimable Augustin, et Dame Savary ta Belle mère à qui je Présente mes respectueux homages et attachent à vous tous et vous suplie Croire à la cincérité de mes aveux.

J’ai apris avec la Plus Grande Douleur que le brave ami Pountet avait perdu la vue. Sa cituation doit Etre bien triste ne pouvant agir d’aucune manière pour se conduire ! Si tu as occasion de le voir veuilles lui présenter mes homages !

Nous avons apris la mort de Jean Jacques Latuille et celle de Crouiche caffetier. ici nous avons perdu le grand Crobas, Brunet, Cousinet Nasique[1] et un jour viendra mon tour ou il faudra se quitter pour l’Eternité adieu ainsi qua tout le monde sans oublier Melle Georgette je suis pour toujour ton ami.

Thibault.


Le paraphe de la signature est d’une noble simplicité : un trait partant du T final se replie à peine sous le nom en deux tire-bouchons tremblés.

Mon père, répondit sans doute ; depuis lors nulles nouvelles.

  1. En patois, narine, sobriquet méridional et presque romain.