Nouvelles Lettres d’un voyageur/2/3

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Calmann Lévy, éditeur (p. 233-244).


III

LA PRINCESSE ANNA CZARTORYSKA

Il y a en France environ cinq mille cinq cents émigrés polonais. De ce nombre, cinq cents vivent sans subsides, des débris de leur fortune. Trois mille travaillent, et, sans distinction de rang, comme, hélas ! sans distinction de forces physiques, se livrent aux professions les plus pénibles. Les proscrits ne se plaignent pas et ne demandent rien. Loin de se croire humiliés, ils portent noblement la misère qui est le partage des durs travaux. Ils remuent la terre sur les grandes routes, ils font mouvoir des machines dans les manufactures. Les fils des compagnons de Jean Sobieski ne sont plus soldats, ils sont ouvriers pour ne pas être mendiants sur une terre étrangère. Quatre cent cinquante autres émigrés suivent l’enseignement de nos savants dans différentes écoles.

Mais il reste environ onze cents personnes, vieillards, femmes et enfants, accablées par les infirmités, la misère et le désespoir. Le temps, loin d’adoucir cet amer regret de la patrie, semble avoir rendu plus profond encore le découragement des victimes. Le chiffre des exilés morts en 1832 est de onze seulement, et cette année il s’élève à soixante-quatorze. À mesure que les rangs s’éclaircissent, la misère augmente, car l’abattement moral, l’épuisement des forces sont le partage des chefs de famille, des mères chargées d’enfants. Des orphelins restent sans ressources, des vieillards sans consolation, des jeunes filles sans conseil et sans appui.

Au milieu de ses désastres et de sa détresse, l’émigration a reçu du ciel le secours et la protection d’un ange. La princesse Czartoryska, femme du noble prince Czartoryski, qui fut à la tête de la révolution polonaise, a consacré sa vie au soulagement de tant d’infortunes. Cette femme, qui eut une existence royale, vit aujourd’hui à Paris avec sa famille, dans une médiocrité voisine de la pauvreté. C’est quelque chose de solennel et de vénérable que cet intérieur modeste et résigné. Cette famille n’a qu’un regret, celui de n’avoir pas assez de pain pour nourrir tous les pauvres proscrits, et nous savons qu’elle se refuse les plus modiques jouissances du bien-être domestique, pour subvenir aux frais incessants d’une patriotique charité.

Qu’on me permette donc d’entrer dans quelques détails sur cette femme, dont le nom se placera un jour, dans l’histoire de l’émigration polonaise, à côté de Claudine Potoçka et de Szczanieçka.

Ceci est bien aussi intéressant qu’un feuilleton de théâtre ou qu’une nouvelle de revue ; ce sera une scène d’analyse de mœurs si l’on veut, aussi poétique à narrer simplement que le serait une création de l’art. Si quelque grand talent d’écrivain s’y consacrait, la postérité donnerait peut-être tous nos romans prétendus intimes pour ce tableau historique de la vie d’une princesse au XIXe siècle.

Compagne dévouée d’un digne époux, mère de trois beaux enfants, frêle et délicate comme une Parisienne, quel moyen pouvait-elle trouver de se consacrer à la révolution polonaise sans manquer aux devoirs de la famille ? Pouvait-elle armer et commander un régiment comme la belle Plater et tant d’autres héroïnes du vieux sang sarmatique ? Pouvait-elle, comme Claudine Potoçka, se faire cénobite et partager son dernier morceau de pain avec un soldat ? Non ; mais elle trouva un moyen tout féminin de se rendre utile et de donner plus que son pain, plus que son sang. Elle donna son temps, sa pensée et son intelligence, le travail de ses mains ; mais quel travail ! C’est à elle qu’il appartenait de réhabiliter à nos yeux les ouvrages de l’aiguille trop méprisés en ces temps-ci par quelques femmes philosophes, trop appréciés par la coquetterie égoïste de quelques autres.

Jamais, avant d’avoir vu ces merveilleux ouvrages, nous n’eussions pensé qu’une broderie pût être une œuvre d’art, une création poétique ; et pourtant, si on y songe bien, ne faudrait-il pas dans le rêve d’une vie complète faire intervenir la pensée poétique, le sentiment de l’art, ce quelque chose qui échappe à l’analyse, mais dont l’absence fait souffrir toutes les organisations choisies, et qu’on appelle goût ; mot vague encore, parce qu’il est jusqu’ici le résultat d’un sens individuel, et souvent très-excentrique, partant très-opposé à la mode, qui est la création vulgaire des masses.

Dans le perfectionnement que doivent subir toutes choses, et les arts particulièrement, il y aura certes un encouragement à donner aux œuvres de pur goût ; elles n’auront pas, si vous voulez, une utilité positive, immédiate ; mais, comme l’avenir nous rendra certainement moins positifs, nous arriverons à comprendre que l’élégance et l’harmonie sont nécessaires aux objets qui nous entourent, et que le sentiment d’harmonie sociale, religieux, politique même, doit entrer en nous par les yeux, comme la bonne musique nous arrive à l’esprit par les oreilles, comme la conviction de la vérité nous est transmise par le charme de l’éloquence, comme la beauté de l’ordre universel nous est révélée à chaque pas par le moindre détail des beautés ou des grâces d’un paysage. Le grand artiste de la création nous a donné un assez vaste atelier pour nous porter à l’étude du beau.

D’où vient donc que des générations entières passent au milieu du temple universel sans apprendre à construire un seul édifice qui ne soit grossier et disproportionné, tandis que d’autres générations se sont tellement préoccupées du beau extérieur, qu’elles nous ont transmis les objets les plus futiles, empreints d’une invention exquise ou d’une correction méticuleuse ? C’est que l’humanité n’a pu se développer par tous les côtés à la fois. Incomplète encore et ne suffisant pas à l’énorme gestation de son travail interne, elle a dû négliger l’art lorsqu’elle existait par la guerre, de même qu’elle a dû négliger la politique lorsqu’elle s’est laissée absorber par le luxe et le goût. On a conclu jusqu’ici, comme Jean-Jacques-Rousseau, que l’esprit humain était à jamais condamné à perdre d’un côté ce qu’il acquérait de l’autre. Mais c’est une erreur que repoussent les esprits sérieux. Ne sentent-ils pas déjà en eux la perfectibilité se manifester par les besoins du cœur et de l’intelligence, qui ne peuvent se réaliser tout d’un coup, mais dont la présence dans le cerveau humain est une souffrance, un appel, une protestation contre le fini des choses passées, un garant de l’infini des choses futures ?

Sans aller trop loin, nous pouvons jeter les yeux autour de nous et remarquer combien, depuis quelques années seulement, le goût a gagné sous plusieurs rapports. L’inconstance effrénée de la mode est une preuve évidente du besoin que le goût des masses éprouve de se former et de s’éclairer avant de se fixer. Il ne se fixera sans doute jamais d’une manière absolue, mais il se posera du moins des bases plus durables, et, à mesure que le génie des artistes innovera, le goût du public est prêt à le contenir dans sa bizarrerie ou à le protéger dans son élan. Déjà ce que nous appelions il y a quelques années l’épicier commence à perdre de ses principes absolus de stagnation, déjà il cherche à se meubler moyen âge, renaissance, et, quand il a de l’argent, son tapissier lui insuffle un peu de goût. Ces essais de retour vers le passé ne sont point une marche rétrograde ; c’est en étudiant, en comprenant les produits antérieurs de l’art, qu’on pourra apprendre à les juger, à les corriger, à les perfectionner. Qu’on ne s’inquiète pas de nous voir encore copier dans les arts l’architecture ou l’ameublement de nos pères ; chaque instant de la vie sociale donnera bien assez de caractère à ce qui ressortira de ces essais de reproduction.

Il faut donc encourager le goût même dans les plus petites choses, et compter pour l’avenir sur une nouvelle renaissance ; elle sortira de nos erreurs mêmes, et il n’y aura pas une bévue de nos architectes ou de nos décorateurs qui ne serve de base à de meilleures notions. Il faut ne point mépriser comme futiles le sentiment de la grâce et le mouvement de l’esprit, manifestés dans un tapis, dans une tenture, dans l’étoffe d’une robe, dans la peinture d’un éventail. Nos meubles sont déjà devenus plus moelleux et plus confortables ; on en viendra à leur donner l’élégance qui leur manque. Une éducation plus exquise apportera dans les ornements de toute espèce l’harmonie et le charme, qui sont encore étouffés sous la transition bien nécessaire de l’économie et de l’utilité. Dans ces choses de détail, les femmes seront nos maîtres, n’en doutons pas, et, loin de les en détourner, cultivons en elles ce tact et cette finesse de perception qui ne leur ont pas été donnés pour rien par la nature.

Reconnaissons-le donc, il y a du génie dans le goût, et jusqu’ici le goût est peut-être encore tout le génie de la femme. Autant nous avons souffert quelquefois de voir de jeunes personnes pâlir et s’atrophier sur la minutieuse exécution d’une fleur de broderie dessinée lourdement par un ouvrier sans intelligence, autant nous avons admiré ce qu’il y a de poésie dans le travail d’une femme qui crée elle-même ses dessins, qui raisonne les proportions de l’ornement et qui sent l’harmonie des couleurs. Celle qui nous a le plus frappé dans ce talent, où l’âme met sa poésie et le caractère sa persévérance, c’est la princesse Anna Czartoryska. Cette jeune femme aux mains patientes, à l’âme forte, à l’esprit exquis, passe sa vie auprès de sa mère, charitable et laborieuse comme elle, penchée sur un métier ou debout sur un marchepied, créant avec la rapidité d’une fée des enroulements hiéroglyphiques d’or, d’argent ou de soie, sur des étoffes pesantes ou des trames déliées, semant des fleurs riches et solides sur des toiles d’araignée, peignant des arabesques d’azur et de pourpre sur le bois, sur le satin, sur le velours et nuançant avec la patience de la femme, et jetant avec l’inspiration de l’artiste, des dessins toujours nouveaux, des richesses toujours inattendues du bout de ses jolis doigts, du fond de son ingénieuse pensée, du fond de son cœur surtout. Oui, c’est son cœur qui travaille, car c’est lui qui la soutient dans cette desséchante fatigue d’une vie sédentaire, où le cerveau brille, où le sang glace. Il n’y a pas une de ces fleurs qui ne soit éclose sous l’influence d’un sentiment généreux et qu’une larme de ferveur patriotique n’ait arrosée.

Qui nous dira le mystère sacré de ces pensées, tandis que, courbée sur son ouvrage, tremblante de fièvre, attentive pourtant au moindre cri, au moindre geste de ses enfants, elle poursuivait d’un air calme et dans une apparente immobilité le poëme intérieur de sa vie ? Chacun de ces fantastiques ornements qu’elle a tracés sur l’or et la soie renferme le secret d’une longue rêverie ; l’immolation de sa vie entière est là.

C’est ainsi que, chaque année, elle rassemble tous les travaux qu’elle a terminés pour les vendre elle-même aux belles dames oisives du grand monde. Elle ne leur fait payer ni son travail, ni sa peine, ni sa pensée créatrice : elle compte tout cela presque pour rien, et, pourvu qu’on achète autour d’elle mille petits objets que la sympathie d’autres femmes généreuses apporte à son atelier, elle est heureuse d’achalander la vente des objets de pur caprice par la valeur réelle de ses belles productions. Aussi les acheteurs ne lui manqueront pas cette année plus que les autres, et le monde élégant de Paris viendra en foule, nous l’espérons, se disputer ces charmants ouvrages, création d’une artiste, reliques d’une sainte.