Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/Elvira

La bibliothèque libre.


ELVIRA


À MON DOCTEUR G. D. A.


Accepte cette petite Nouvelle dont je te fais cadeau, cher ami. Elle est d’une main qui t’est chère. Sois-moi reconnaissant du souvenir que je garde de toi ; aime-moi ; adieu[1].



ELVIRA


˜˜˜˜˜˜˜˜


Dans un très vieux livre que mit au jour
L’imprimerie d’Alde Manuce,
J’ai trouvé une histoire où l’on rencontre
L’enjouement mêlé à la philosophie :
Elle est toute pleine de leçons excellentes,
Pour les épouses, les amantes et les maris.

On peut en tirer cette morale,
Que s’il est mal de faire porter des cornes à un roi,
C’est aussi une sottise de dire non
À une reine qui offre ses charmes,
Et qu’un homme dépourvu de harnais
Ne plaît ni à la femme, ni au mari.

Sur une partie de l’Espagne régnait
Un grand roi, nommé don Alvaro ;
Au lit et sur le trône il avait pour compagne
Une dame d’un visage si gracieux et si beau,
Que jamais nulle part on ne vit sa pareille
Et que tout ce que j’en pourrais dire serait insuffisant.


Cette dame, après son mariage,
Eut une horrible et atroce maladie
À cet aimable orifice oblong
Que je ne veux pas nommer par décence ;
Dans un si misérable état, elle fit un vœu
Au vénérable martyr Saint Toto :

C’était d’aller à son église
Pour y porter un devant d’autel en argent massif ;
Du Saint cette prière fut entendue,
Et, en peu de jours, chose étonnante,
Il lui remit en ordre, de sa bienveillante main,
Ce que mon confesseur ne veut pas que je nomme.

Elvira guérie dit à son mari :
« J’ai fait un vœu, et il faut exécuter
» Les conventions qu’avec le ciel on a conclues ;
» Signor, qu’en dites-vous ? pensez-y bien,
» Saint Toto m’a guérie, je veux sur le champ
» Lui porter moi-même un beau devant d’autel. »

— « Pour moi, je ne demande pas mieux, » répondit
Le Monarque, « allez donc accomplir votre vœu ;
» Mais les routes sont bien dangereuses…
» Quelque malheur pourrait vous arriver…
» Je voudrais bien là-bas vous accompagner moi-même,
» Mais je crains de mettre à mal mes affaires.

» J’enverrai avec vous un de mes sujets, tel
» Que, certainement, il ne pourra vous déplaire :
» Un galant homme qui veille sur toutes ses actions,
» Et qui ne peut voir le sexe féminin ;
» J’agis de cette façon, pour que vous voyagiez
» Sans danger pour votre continence. »


Le Monarque cessa de parler, et la Reine rit
De cette puérile précaution ;
Peut-être décida-t-elle, dès lors, en son cœur
De faire de son mari un nouvel Actéon.
La femme est un animal fantasque,
Que la défiance porte à la trahison.

Mais qui donc alla choisir ce grand Monarque
Pour conduire la Reine à Saint Toto ?
Un jeune seigneur bien fait, de manières élégantes,
Ayant de beaux yeux, de belles lèvres et la peau fine ;
Spirituel, aimable, bien portant,
Et à la fleur de ses vingt-quatre ans.

Il était grand’croix de l’Ordre auguste
Des chevaliers de la Parpagnacca[ws 1];
Il avait dans les veines le vieux sang
Des ducs de Piè-tondo et de Patacca ;
Et, quoique imberbe et tout jeune, il s’était élevé
À la haute dignité de favori.

Ramiro était son nom, et toutes les dames
De la Cour lui faisaient les yeux doux ;
Toutes brûlaient pour lui d’amour chaud
Et se sentaient le cœur blessé dans leur poitrine :
Mais à quoi bon ? Nature avait fait à Ramiro
Un cœur plus froid que le nez d’un chat.

Vingt-quatre ans, comme je l’ai dit, il avait :
Hé bien, chose incroyable, jusqu’alors
Il avait conservé intacte sa fleur virginale,
Et du royaume d’Amour se tenait écarté ;
Il serait mort au milieu de mille tourments
Plutôt que de ternir un tantinet sa pudeur.


Alvaro, qui déjà s’était aperçu
De ces dispositions étranges et contre nature,
Sans crainte de devenir cocu
Confia la Reine à sa garde,
Et un si grand honneur, que tant d’autres auraient envié,
Fut pour notre duc une cause de pleurs amers.

À peine ce niais a-t-il appris
À quel emploi le prince le destine,
Qu’il croit aussitôt à une trahison, machinée
Par quelque courtisan pour l’entraîner à sa ruine,
« Si la Reine s’amourache de moi, »
Dit le nigaud, « que devrai-je faire ?

» Je ne veux à aucun prix jouir d’elle,
» La fidélité ni l’honneur ne me le permettent,
» Mais les courtisans n’en diront pas moins
» Que j’ai planté des cornes à mon seigneur.
» Et alors s’abattra, malheureux que je suis !
» Sur ma tête la colère du Roi.

» Ah ! tâchons de trouver un expédient certain
» Contre les accusations de la médisance !
» La faveur de mon Roi m’est trop précieuse ! »
Ainsi parla l’imbécile, et aussitôt,
Sans prendre pour réfléchir un seul instant,
Il se prépara résolument au grand œuvre.

Tu sais bien, lecteur, ce que Fulbert,
Ce chanoine orgueilleux et intraitable,
Fit trancher à Abélard, lorsqu’il eut
Découvert, ô sort épouvantable et cruel !
Que le malheureux jouissait en secret
De sa nièce, la charmante Héloïse.


Tu sais ce que le paladin Renaud,
De compagnie avec le vigoureux Roland,
Coupa un jour, avec un canif,
À l’infâme dévirgineur Ferragus,
Qui avait enlevé de sa demeure
La simple et aimable fillette.

Eh bien ! ce qui fut coupé à Abélard
Et à cet affreux païen de Ferragus,
Il se le coupa à lui-même… ah ! ne détournes-tu pas la tête
D’horreur ?… de sa propre main,
Ce Ramiro, et il mit dans une boîte
Ses génitoires coupés et sanglants.

Le pauvre diable resta plusieurs jours au lit
Sous prétexte qu’il avait mal à un pied ;
Guéri à la fin, il court au palais royal,
Portant avec lui le gage de sa foi ;
Il se présente à l’appartement du Roi
Et lui parle en ces termes :

« Sire, la charge que je reçois de vous,
» Est de sa nature très délicate ;
» Je dois accompagner votre épouse ;
» Que j’aie des ennemis, j’en suis bien convaincu :
» Aussi vous laissé-je dans cette petite boîte
» Un gage sacré de ma parfaite et inviolable fidélité.

» Gardez-vous de l’ouvrir, tant que vous ne serez
» Pas arrivé à suspecter ma conduite ;
» Cette petite boîte alors suffira
» Pour dévoiler la perfidie de mes ennemis,
» Et faire éclater mon innocence, si bien ourdies
» Que soient leurs ruses exécrables et impies. »


Le Roi, qui aimait beaucoup son favori :
— « Ne crains rien, » lui dit-il, « j’ai confiance en toi,
» Ma faveur jamais ne te sera retirée ;
» Impuissant sera le cri de la calomnie :
» Si j’accepte la boîte, je t’assure
» Que même sans elle je serais tranquille. »

Il dit, et se fit apporter la cire à cacheter
Tout de suite, et le sceau royal ;
Il lia de deux fils le couvercle et le fond
Et consigna la boîte au grand garde des sceaux,
En lui disant : « Il y va de ta vie,
» Si cette petite boîte se perd. »

Cependant, la belle Elvira se préparait
À faire son grand voyage et à remplir son vœu :
Le Roi lui présenta Ramiro,
Comme son guide jusqu’à Saint Toto ;
Et la Reine, soumise aux volontés maritales,
Lança à Ramiro une tendre œillade.

Les carrosses sont prêts, ainsi que l’équipage ;
Ils encombrent les hautes portes de la royale demeure ;
Pour souhaiter à la Reine bon voyage
Accourent au palais dames et chevaliers,
Et chacun dit à part soi : « Quand elle reviendra,
» Le Roi ne manquera pas de cornes. »

Elvira était en habits de gala,
Couverte de rubis et de diamants :
Elle fit en grande pompe son entrée dans la salle
Pour dire adieu à tous ceux qui étaient là.
Et le bon Ramiro, en costume élégant,
Lui donnait majestueusement la main.


Après les cérémonies et compliments
Qu’il est d’usage de faire en pareille circonstance,
Après avoir mille fois embrassé son mari,
Et tout en versant, par ci par là, de grosses larmes,
La Reine monta en carrosse et, près d’elle,
Fit asseoir son chevalier mutilé.

Muse, quel art employa la Reine
Pour dompter le cœur glacé de Ramiro,
Que de moyens divers elle imagina pour le tenter,
Comment elle sut, même en se taisant, le requérir d’amour,
Dis-le moi ; dis-moi comment elle en vint au grand point
De lui dire clairement : « Mets-le moi. »

Elle commença par lui faire bon visage
Et le regarder en dessous de gentille façon ;
Puis sa figure s’éclaira d’un si aimable sourire,
Qu’il sembla que la voûte céleste s’ouvrît ;
Elle lui serra le pied, comme par accident, et puis
Se fit serrer le sien, sans crier : Aïe !

Elle laissa tomber sa main sur la sienne,
Elle lui demanda s’il avait fait l’amour
Dans sa vie, comme tout bon Chrétien
Doit le faire, quand il a un cœur dans la poitrine ;
Puis elle le regarde d’un œil alangui,
Elle devient rouge, elle palpite, elle soupire.

Pendant ce temps Ramiro, comme une fillette
À peine sortie du couvent,
Se tient modeste et ne comprend rien du tout ;
Il ne répond pas à des paroles si engageantes ;
La Reine croit que c’est timidité,
Et toujours de plus près elle le serre, le caresse.


Le hasard fit qu’un souffle de vent
Dérangea la guimpe de la Reine ;
L’envieuse épingle tomba, et à l’instant
Éclatèrent au jour un beau sein d’albâtre
Et deux tetons fermes et francs,
Durs comme des pommes de pin, blancs comme de la neige.

Tel un paysan qui entend déclamer
Une octave du Tasse ou de l’Arioste
Et dont l’esprit obtus ne comprend pas
Ce beau langage, si différent du sien,
S’y montre aussi indifférent
Que pour un sonnet du prêtre Merciai :

Ainsi, à la vue de ce sein de lait,
Ramiro, comme un coïon, reste insensible.
Dans le cœur de la Reine, la colère combat
Avec l’effort de la passion lubrique ;
Cependant, toujours elle renouvelle ses attaques
Et tente des épreuves de plus en plus fortes.

Elle laisse tomber la jarretière qui retient
Un de ses bas de soie sur son beau genou,
Puis, se tourne vers Ramiro et le prie
D’une voix douce, avec un regard languissant,
De la remettre lui-même à sa place,
De tirer son bas et de la bien rattacher.

En parlant ainsi, la lubrique Reine,
Insouciante de sa dignité de femme,
Releva sa robe jusqu’au genou
Et montra de quoi émouvoir une bûche,
Je veux dire un petit morceau de cuisse blanche ;
Mais en vain l’eût-elle retroussée jusqu’aux reins :


Ramiro, aussi insensible qu’une pierre,
Rattacha le bas de sa royale maîtresse ;
Bien que, la tête baissée, il sentît le parfum
Qui doucement s’exhale du palais d’amour,
Ce parfum sur son nez fit autant d’effet
Qu’un pauvre petit zéphir sur un rocher des Alpes.

La Reine perdit patience,
Et se dit en elle-même : « Quel imbécile est-ce là ? »
Cependant, elle ne voulut céder à la colère
Et persista à le croire trop timide ;
Jusqu’au moment où, près d’un bois plein d’ombre,
Elle le fit descendre avec elle de voiture.

Elle lui prit le bras et voulut faire
Avec lui dans le bois une partie de promenade ;
Elle fit rester tous ses gens derrière,
Et foulant la tendre herbette,
Avec le favori pénétra plus avant,
Parmi ces futaies hautes et touffues.

Alors, sous le prétexte d’un accident
Qui arrive souvent aux femmes : « Ah ! que je souffre ! »
Dit-elle, « à l’aide, Ramiro ! » et incontinent
Elle se laissa choir à terre de telle sorte,
Que sa jupe lui couvrit le visage
Et laissa voir de ses cuisses la gentille entaille.

Cela voulait dire en bon Toscan :
« Allez-y, mon cœur, me voici. »
Mais que pouvait ce pauvre Chrétien
Sans l’oiseau ? Il ne comprit pas ou fit semblant,
Et il se mit à crier : « Eh ! du monde ! par ici !
» Sa royale Majesté se trouve mal ! »


Aussitôt accoururent pages, chambellans,
Femmes de chambre, dames de la Cour,
Lesquels, entendant ces appels désespérés,
Crurent qu’Elvira se mourait.
Ils la trouvèrent sans connaissance sur le gazon,
Avec ses jupes relevées à mi-corps.

L’un lui jette de l’eau à la figure,
Un autre demande à Ramiro ce qui est arrivé,
On met sous le nez de la Reine de l’eau de senteur,
On lui fait avaler des gouttes d’élixir ;
Quelques-uns rient et se disent entre eux :
« Le Duc est trop bien monté. »

La Reine finit par reprendre connaissance,
Encore qu’elle ne l’eût jamais perdue ;
Elle rendit grâces à tout ce monde empressé
Qui était venu pour lui porter secours,
Tourna sur Ramiro des yeux irrités,
Et remonta en voiture avec lui.

Après une pareille épreuve, n’importe quelle dame
Aurait dit : « Qu’il s’en aille au diable ! »
Mais Cupidon était si bien maître de l’âme d’Elvira,
Qu’elle se souciait du point d’honneur comme d’un radis.
Elle médite un nouvel assaut
Et se prépare à une bataille décisive.

Ils arrivèrent le soir à l’hôtellerie du Tondo.
La Reine soupa avec le favori
Dont la conversation vive et enjouée
Accrut dans son cœur le lubrique appétit.
Ramiro, bigotisme à part,
Était un homme aimable et spirituel.


Après souper, ils se souhaitèrent bonne nuit,
Et chacun s’en alla dormir :
« Dieu protecteur des ébats amoureux ! »
Se mit à dire alors Elvira,
« Assiste-moi dans cette nouvelle tentative,
» Échauffe ce cœur de glace, ou je ne vis plus ! »

Elle attendit qu’il se fût mis au lit,
Et, le sein brûlant d’une ardeur effrénée,
Elle entra dans la chambre où le pauvre homme
Appelait le sommeil et l’appelait en vain ;
Car il avait le cœur brisé de repentir,
De s’être fait cette terrible opération.

Aussitôt elle s’élança sur lui
Et lui couvrit de baisers la poitrine et les joues.
Ramiro fait tous ses efforts,
Il se détourne, il se débat, il se dégage,
Mais en faisant ainsi, il irrite les désirs
De la Reine qui l’embrasse plus étroitement.

Elle éclate enfin : « Dis-moi, cruel, qui es-tu ?
» Un tigre ? un lion ? un tronc d’arbre ? un rocher ?
» Ne devines-tu pas mes désirs ?
» Le martyre de mon pauvre cœur ne t’émeut-il pas ?
» Tu me refuses ton amour ! Eh quoi ? veux-tu voir,
» Orgueilleux, une Reine à tes pieds ? »

— « Elvira, » répondit alors Ramiro,
« Le ciel sait si je voudrais te complaire,
» Le ciel sait si ce cœur meurtri t’adore,
» Mais je n’ai plus mon outillage.
» — Comment ? que dis-tu ? Peut-être… — Ah ! pardonnez ! »
S’écria Ramiro, « et voyez mon malheur ! »


Il dit, et se découvre entièrement… Ah ! l’affreux coup d’œil !
Il n’avait plus ni mirliton, ni grelots !
Pensez si Elvira fut désolée !
Sur le lit elle tomba à plat ventre
En criant : « Ô ciel ! qui jamais aurait pu prévoir
» Male chance si extraordinaire et si cruelle ?

» Adieu, mon cher Ramiro, dormez bien,
» Je ne vous ôte pas pour cela mon estime ;
» En dépit de mes affreux tourments,
» Vous me paraissez toujours le galant homme de jadis. »
Elle dit, et retourna furieuse dans sa chambre,
Où elle passa toute la nuit à blasphémer.

L’histoire dit que depuis cet instant
Ramiro lui parut un homme horrible,
Un vilain, une bête, un rustre, un ignorant ;
Et sa haine pour lui fut si visible,
Que les valets de cuisine même s’en aperçurent
Avant d’arriver au temple de Saint Toto.

Quand les courtisans furent bien persuadés
Que la Reine avait Ramiro dans le cul,
Ils firent mille vaines suppositions,
Mais personne ne put découvrir la vérité.
L’un disait : « Ramiro a le mal Français, »
Et l’autre : « Il a le mirliton trop petit. »

Alvaro, en laissant partir sa femme,
Avait donné l’ordre à un officier
Qui, longtemps nourri dans les Cours,
N’avait pas son égal en astuce,
De lui faire un rapport très exact
De tout ce qui pourrait arriver.


Bien qu’en Ramiro il eût grande confiance,
Parce qu’il le savait ennemi du sexe,
Il voulut cependant, et en cela point ne fut sot,
Mettre à ses trousses un espion attitré ;
Car, comme dit le proverbe, l’occasion
Fait de l’honnête homme un larron.

Ricotta (ainsi se nommait l’officier),
Voyant la Reine en colère,
Ne la jugea pas comme ces esprits vulgaires,
Qui décident de tout sans réflexion ;
Mais il crut cette colère une ruse superfine
Destinée à cacher sa faute.

« Elle veut, » se dit-il en lui-même, « faire oublier
» L’aventure scandaleuse du bois.
» Certainement elle s’est fait tambouriner ;
» Maintenant elle cache sa passion au fond du cœur,
» Et veut nous jeter de la poudre aux yeux,
» Mais, jarnidieu ! nous ne sommes pas des niais. »

En conséquence, il écrivit au Roi une belle épître
Dont la teneur était la suivante :
« Majesté, que le ciel envoie chancre et fistule
» À Ricotta, votre humble serviteur,
» Et infligez-lui le châtiment le plus sévère,
» S’il ne vous dit pas sur ce papier la vérité.

» Sachez que Ramiro est un fameux vaurien :
» Il est parvenu à séduire votre femme,
» Elle est devenue sa maîtresse,
» Et quoi qu’elle fasse mine de l’avoir en horreur,
» Elle l’a rendu, à l’heure qu’il est, maître de son domaine.
» Votre serviteur et sujet, — Ricotta. »


À peine Alvaro eut-il reçu ce papier,
Qu’il assembla son grand conseil,
Et du haut de son trône doré
Il lança trois fois vers le ciel un regard furieux ;
Puis, saluant à la ronde ceux qui l’écoutaient,
Il s’écria en colère : « Je suis cocu, Messieurs !

» Ramiro exploite ma femme : or, voyons quel
» Châtiment se peut infliger à lui et à elle ? »
Tous répondirent qu’en pareil cas,
Les Dieux interdisent toute pitié,
Et que le juste supplice des traîtres
Peut seul remédier à si mauvais exemple ;

Mais que, pourtant, avant de prononcer la sentence,
Il faut écouter les délinquants ;
Qu’il les fasse donc amener en sa présence,
Qu’il donne connaissance des preuves,
Et, s’il peut démontrer qu’il est cocu,
Les coupables subiront la peine qu’ils méritent.

Alvaro approuva tout, et incontinent
Furent expédiées une foule d’estafettes :
Il rappelle la Reine tout de suite
Et ne lui permet pas d’aller plus loin.
D’autres ont mission d’accomplir le vœu
Qu’elle a fait jadis au martyr Saint Toto.

Voici la Reine qui revient
Avec Ramiro, en toute hâte, à la ville.
Elvira est toute tremblante, la pauvrette,
Elle ne sait ce qu’elle doit craindre
Et, pour la tourmenter, pour l’inquiéter plus encore,
Son mari ne vient pas à sa rencontre.


À peine a-t-elle mis le pied dans le palais
Que trente soldats, commandés par un capitaine,
Se présentent pour les arrêter tous deux.
Elvira prie et vainement se lamente :
Ramiro est jeté dans un cachot, et elle
Est recluse et gardée dans une chambre étroite.

Le jour suivant, le Conseil se réunit
Et le Roi fit venir le couple infidèle ;
Alors, les regardant d’un œil sévère :
« Ah, traître ! épouse impie ! » s’écrie-t-il,
« C’est après un trait si noir qu’on me revient ?
» C’est à votre Roi que vous avez osé planter des cornes ! »

Aussitôt Ricotta entreprit de les confondre ;
Et, dans un long réquisitoire,
Il voulut prouver qu’entraîné par la luxure,
Elvira avait encorné le Monarque ;
Il raconta l’histoire du bosquet, et puis
Cita des témoins pour confirmer ses dires.

À la Cour, quand on veut
per fas ou per nefas perdre quelqu’un,
On trouve toujours un menteur sous la main,
Chacun fait l’office de faux témoin ;
Il y eut bien des gens pour appuyer Ricotta,
Et pour jurer qu’Alvaro était cocu.

Ramiro alors demanda la parole
Et dit : « Ô Roi juste et clément,
» J’ai entendu les calomnies de ces gens-là,
» Mais je n’éprouve aucune crainte :
» Faites-vous apporter ici la boîte
» Que je vous ai donnée au moment de partir. »


Le Roi fit un signe et aussitôt fut obéi ;
La boîte à l’instant fut apportée,
Avec ses cachets et gardée sous clef
Comme un bijou rare et précieux.
Ramiro alors en présence du Roi l’ouvrit
Et en tira un mirliton et deux grelots.

Je dis un mirliton et deux grelots
Embaumés et enveloppés dans du coton :
« Tout ce que vous voyez-là, grand Roi, fut à moi ;
» Je m’en suis fait moi-même l’amputation,
» Regardez ! » À l’instant il ouvrit sa braguette
Et montra la plaie vide à ses juges.

Ainsi que… ce serait ici le cas de faire
Une comparaison dans le style du Tasse ;
Mais, j’en jure par Bacchus, ça ne me vient pas à présent
Et je me sens las d’avoir si longtemps conté.
Suivons donc le précepte Latin
Qui nous dit : ad eventum festina.

Alvaro fut enchanté d’être convaincu
Que sa femme ne lui avait pas planté des cornes,
Il l’embrassa et s’écria : « Je m’avoue vaincu,
» Mon épouse chérie, reviens sur mon cœur. »
Elle secoua la tête à ces mots, son visage se couvrit
De rougeur et elle feignit un peu de colère.

Puis elle répondit : — « Mon Seigneur, vous voyez
» Que Ramiro est innocent, mais cela n’empêche pas
» Que vous m’entendrez tourner partout en ridicule
» Parce que j’ai eu pour compagnon un vil eunuque ;
» Cet homme n’est plus à sa place en votre Cour,
» Et il ne faut pas l’y tolérer plus longtemps. »


Le Roi, pour lui plaire, de la Cour
À jamais bannit Ramiro,
Et, sous peine d’une mort certaine,
Voulut qu’il allât en exil hors du royaume,
Pour ne plus rappeler à Elvira
L’auteur mutilé de ses tourments.

Jouer à cette méchante Reine un mauvais tour,
Il le pouvait en racontant ses tentatives,
Le bon Ramiro : mais il la méprisa ;
Il quitta tout de suite la Cour,
Laissant au Roi et à ses féaux conseillers »
La boîte au mirliton et aux grelots.



  1. Cette Nouvelle n’est pas du Père Atanasio, mais du Père Agapito da Ficheto, très érudit définiteur du même Ordre.

  1. Note de WS : Utilisé en plaisantant pour le côté honteux de la femme, cf. Vocabolario dell’uso toscano compilato da Pietro Fanfani, 1863.