Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/La Gageure

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LA GAGEURE


À MON C…TI


Que le ciel favorable et la fortune clémente vous accordent au jeu et en amour l’adresse et la force de mon Fra Biagio, comme je vous offre cette nouvelle en souvenir de vos bons procédés pour moi. — Portez-vous bien.



LA GAGEURE


˜˜˜˜˜˜˜˜


C…ti, j’ai toujours l’idée bien arrêtée
Que je vous suis redevable d’un petit présent ;
Je veux donc vous raconter une gageure
Qu’un jour gagna un moine maudit…
Oh ! diable ! toujours des moines ? direz-vous,
Ne savez-vous parler d’autre chose que de moines ?

Mais n’a-t-il pas été permis au bon ser Lodovico,
En quarante chants des plus prolixes et six de plus,
De nous éreinter le dessous de l’ombilic
À nous parler sans cesse de chevaliers errants ?
Je sais que mes vers ne valent pas les siens,
Mais, par Dieu ! vous n’êtes pas cardinal.

Sur son char doré, vers l’Orient
Apparaissait le soleil qui nous porte le jour ;
Et de ses rayons éclatants
Il commençait à faire resplendir la voûte azurée ;
Zéphyr le précédait, qui faisait trembler
Les gazons et les feuilles, et rider les ondes.


Sur les branches, les habitants de l’air, aux mille couleurs,
Faisaient entendre leurs chants harmonieux ;
Dans les prés verts, humides de rosée,
Se jouaient les enfants de l’aimable Doris ;
Partout une odeur parfumée…
En un mot, il faisait jour déjà.

Tout riait dans la nature : seul
Sous un hêtre était couché, bien triste,
Fra Bernardino qui, levant vers le ciel
Des yeux hagards, tantôt frémissait en silence,
Tantôt s’écriait : « Aïe ! triste aventure que la mienne ! »
Tantôt lâchait quelque juron.

Comme il allait ainsi, exhalant sa douleur,
En blasphémant, pleurant et soupirant,
Arriva Fra Biagio, habile quêteur
De nos religieux Franciscains :
Il vit son camarade, s’approcha de lui
Et s’écria : « Que fais-tu là, Fra Bernardino ? »

— « Ce que je fais ? » dit-il, « je me ronge les poings
» De rage, de colère et de honte ;
» Je donnerais, cordieu ! mon âme aux chiens,
» Je m’ensevelirais vivant dans une fosse,
» Mais… passe ton chemin, Fra Biagio,
» Et que le ciel t’accorde plus de chance et de bonheur ! »

À ces paroles, le moine étonné
Lui repartit : — « Frère, que t’est-il arrivé ?
» Est-ce qu’en raison de ta bonne conduite
» Tu as été expulsé du pays ?
» As-tu engrossé une fille ? as-tu la peste ?
» Ou bien t’est-il venu des crêtes au cul ? »


— « Foutre ! laisse-moi tranquille, Fra Biagio,
» Laisse-moi dévorer seul mon chagrin,
« Et que dans l’enfer une cruelle angoisse
» Me précipite, avec le mal an que le ciel me donne !
» De toute façon, ce qui est fait est fait,
» Et en parler serait peine perdue. »

— « Tu te trompes, mon frère, » répliqua Fra Biagio,
« Tout chagrin, si amer qu’il soit,
» Quand on veut le conter à un ami,
» S’adoucit, s’il ne se dissipe,
» Raconte-moi tes malheurs : je te conseillerai,
» Et te viendrai en aide dans ton extrémité !

» Expose-moi le fait simplement :
» Je n’ai pas besoin de te dire
» Que je suis ton ami et même ton parent,
» Si la figue entre nous peut créer parenté…
» — Ah ! tais-toi ! » dit l’autre, « c’est justement de la figue
» Que me vient mon désespoir et ma détresse.

» Assieds-toi, Fra Biagio, je te raconterai une aventure,
» Une aventure, par Dieu ! telle qu’en ce monde
» N’arriva jamais la pareille ; je suis persuadé
» Que quelque diable ennemi du capuchon
» Est venu du fond de l’enfer tout exprès
» Pour me causer tant de peine et de tourment.

» Phébus allait se baigner le cul
» Dans l’Océan, et vingt-trois heures étaient sonnées,
» Quand hier soir, dans cette plaine, satisfait
» D’abondantes aumônes ramassées,
» Je poussais devant moi à force de coups
» Mon âne chargé à n’en pouvoir plus.


» J’aurais pu peut-être rentrer au couvent,
» Éloigné, comme tu sais, de cinq ou six milles,
» Mais il s’éleva tout à coup un vent furieux
» Qui secoua violemment le feuillage des arbres ;
» Dans l’air se répandit un nuage infect
» De fine et puante poussière.

« Puis commença une maudite pluie,
» À rendre des points au déluge universel ;
» Je me mis en toute hâte sous un chêne vert,
» Cherchant un abri contre cette tempête :
» Mais en vain, j’y fus tellement trempé,
» Que j’avais l’air d’un poussin déplumé.

» L’orage dura plus de deux heures ;
» Quand il cessa, la nuit était si obscure,
» Que se mettre en route sans lanterne,
» C’était jouer à la mourra[1] dans un tombeau.
» J’avais perdu mon fidèle compagnon :
» L’âne était tombé dans le torrent.

» Mais, en réfléchissant plus à l’aise à l’endroit
» Où m’avait surpris une si affreuse tempête,
» Il me vint à l’esprit que pas bien loin
» Habitait un fermier appelé Méo,
» Mauvais drôle, larron fieffé,
» Qui trouverait à voler sur une coque d’œuf ;


» Un avare, un brigand, qui pour un sou
» Ferait l’espion et même le sbire ;
» Si, pour pendre son père, le bourreau
» Manquait, il se chargerait au moins de lui tenir les pieds :
» Enfin, les moines qui vont quêter aux alentours
» N’osent pas lever les yeux sur sa maison.

» Plutôt que de passer la nuit transi de froid
» Et trempé comme je l’étais, à découvert,
» J’ai voulu de cette vermine en habit
» Gagner le toit, bien que je fusse certain
» Que je ne pouvais attendre d’un si affreux vaurien
» Autre chose qu’une méchante affaire.

» Mais un motif plus puissant dans cette maison
» M’attirait : depuis longtemps j’étais
» Amoureux de la belle femme
» Du fermier, nommée Dorotea ;
» Je voulais essayer si à ce maudit
» Je pourrais jouer le tour de lui planter des cornes.

» Appuyé sur mon bâton, à pas lents,
» Au risque de me casser le cou à chaque instant,
» Poussé par la volonté du malin Satanas,
» Qui ne m’avait pas encore fait assez souffrir,
» J’arrivai à la porte de ce mécréant,
» Et je criai en frappant : Dieu soit béni !

» Il vint ouvrir en personne, et, soudain :
» — Bah ! dit-il, cordieu ! que vois-je ? un moine ?
» Je ne loge pas si triste engeance,
» Allons ! mon petit père, vous vous méprenez,
» Racaille monastique n’entre pas ici :
» Ce n’est pas un terrain à planter votre vigne. —


» Moi, avec cette humilité qui nous sert à tromper
» Les niais, à nous autres quêteurs,
» Pendant que nous envoyons faire foutre
» En secret quiconque nous refuse ses bienfaits,
» Je demandai à ce traître lit et pitance,
» Par les mérites de notre père Saint François.

» — Saint François ! cria-t-il, joli mot !
» C’est avec cela que vous escroquez allègrement
» Et assouvissez les appétits de votre gueule,
» Sans rien vouloir faire en ce monde ;
» Cette corde et ce sayon rustique
» Sont la vraie livrée du fainéant. —

» Alors moi, en nasillant, et le cou tors,
» Je lui dis : — Ah ! signor, ne soyez pas si cruel !
» On me trouvera mort dans le bois voisin,
» Si à cette heure et par ce temps vous me chassez ;
» Je dormirai dans l’écurie ou dans le grenier à foin,
» Et même, si vous le voulez, dans l’étable à porcs. —

» Il remua la tête, réfléchit un instant,
» Marmotta entre ses dents, mais je ne compris pas,
» Puis il dit : — Je te donnerai à souper et à coucher,
» Mais faisons d’abord nos conventions.
» As-tu de l’argent dans ta poche ? — Oui, signor,
» Répondis-je ; il répliqua : — Sors-le. —

» Tout en parlant ainsi, il déposa vite
» Dix sequins sur une petite table :
» — Sortez-en autant, mon petit père,
» Dit-il, et que le premier d’entre nous qui s’oubliera
» À dire des paroles obscènes, déguerpisse,
» Perde son argent et couche sur la route. —


» Pour mon malheur, j’avais pareille somme,
» Produit de messes célébrées au couvent,
» Et comme je ne savais quelle idée
» Ce fourbe avait alors en tête,
» À l’entendre établir une telle convention,
» Il me sembla sortir d’affaire à très bon marché !

» Diable ! me disais-je à part moi, en voilà un qui me prend
» Pour un grand sot, assurément :
» Il ne connaît guère le métier de moine,
» S’il croit me mettre à une bien dure épreuve ;
» Dissimulation et hypocrisie sont peut-être pour un moine
» Choses extraordinaires et inusitées ?

» Il me laissa, puis revint et m’introduisit
» Dans une chambre proprette et élégante ;
» Il me mena près du feu pour me sécher,
» Ensuite la table fut dressée,
» Sur laquelle des paysans à son service
» Apportèrent un souper, mais un vrai souper de fermier !

» Pendant qu’ils faisaient les préparatifs,
» Le fermier avait quitté sa mine rébarbative,
» Et s’entretenait familièrement avec moi ;
» Nous cherchions, chacun de notre côté, le moyen
» De faire dire à l’autre une bêtise
» Et de le forcer ainsi à s’en aller.

» Mais vainement : une telle guerre était sans danger,
» Guerre entre galérien et marinier ;
» Je ne cédais pas, il résistait ferme,
» Je montrais de la prudence, et lui aussi ;
» Nous nous tenions tous deux sur nos gardes, si bien
» Qu’alternativement nous crevions de rage et de rire.


» Cependant j’étais fort étonné
» Que Dorotea ne se fût pas encore montrée.
» Ah ! me dis-je en moi-même, ce traître
» Des cocus craint d’augmenter la liste !
» Mais il me dit que si elle tardait,
» C’est qu’elle avait à faire le pain et la lessive.

» À la fin, la belle parut, et quel
» Vaste incendie s’alluma dans mon sein,
» Je ne saurais le dire, Fra Biagio ; d’une pareille ardeur
» Jamais ne brûlai, et semblable poison,
» Doux poison qu’on prend par les yeux, dans mon cœur
» Ne fut jamais versé par ce polisson d’Amour.

» Nous nous mîmes à table, et en face
» De moi se plaça mon idole adorée,
» Elle me fit de l’œil et je lui en fis,
» Nous comprîmes tous deux une si douce invite,
» Et déjà dans le fermier Meo il me semblait voir
» Le plus grand cornard que la terre eût porté.

» Pendant ce temps-là, de mets choisis et de bon vin
» Je me remplissais avidement la panse ;
» Déjà du délicieux Chianti et de l’Artimino
» La fumée me montait à la tête ;
» Ils faisaient échec à ma raison,
» Cupidon et Bacchus me brûlaient le cœur.

» Ainsi bouillant de chaleur, et, devant moi,
» Voyant toujours la belle Dorotea,
» Je sentis le géniteur des hommes et des saints
» Qui déjà se mettait à lever la tête ;
» Il devint bientôt si raide et si dur,
» Qu’il aurait enfoncé… j’ai presque dit un mur !


» Comme j’étais en cet état, le fermier Meo,
» Embrassant sa femme et se tournant vers moi,
» Lui fit quelques caresses de mari ;
» Il patina son beau sein, son gentil visage,
» Puis il me dit : — De grâce, mon petit père,
» Parlez-moi franc, ma femme vous plaît-elle ?

» Voyez quels cheveux ! Une jolie blonde
» Comme elle, cela s’est-il jamais vu ?
» Regardez ces beaux yeux ! et cette bouchette !
» Un vrai corail ! c’est l’amour même !
» Si vous voyiez son sein ! on dirait du lait ;
» Quels beaux tetons ! qu’ils sont durs et bien faits ! —

» En disant cela, il écarta le fichu
» Qui cachait sa blanche poitrine,
» Et à moi qui étais juste en face d’elle,
» Il montrait ce trésor enviable !
» À la vue d’un si bel objet, je demeurai
» Presque privé de sens et hors d’haleine.

» Le malin fermier, qui dans un tel état
» Me vit, donna un baiser à Dorotea,
» Et me dit : — Elle me rend heureux,
» Rien que de la voir me récrée ;
» Vous-même, si vous n’étiez pas moine, vous auriez
» Autant de plaisir à voir cela près de vous.

» Dites-moi, Fra Bernardino, qu’en feriez-vous
» Si les Dieux vous donnaient pareille femme ?
» À quel gentil usage l’emploieriez-vous ?
» — Foutre ! nom de Dieu ! je la f…rais !… —
» Voilà la stupide réponse que, pour mon malheur,
» Arrachèrent de mes lèvres le vin et l’amour.


» Avec autant de tapage qu’un navire de guerre,
» Quand il vous assourdit de ses canonnades,
» Il ouvrit une large bouche, il fronça le sourcil,
» Le coquin, et pouffant de rire,
» Tourné vers moi, qui me repentais bien de mon langage,
» Il me cria : — Cochon de moine, je t’y ai pincé !

» Ce n’est pas un, ce sont deux mots obscènes
» Qui sont sortis de ta lèvre insolente.
» Je suppose que tu as bien compris
» La convention entre nous établie :
» Tu peux vider la maison sans retard,
» Si tu ne veux en être chassé de force. —

» Je pleurai, je priai, mais inutilement ; le cruel
» Ne voulut écouter ni prières, ni excuses.
» Le ciel était absolument noir,
» Je n’avais pour guide que mon bâton,
» Et, pour compléter le tableau,
» La pluie venait de recommencer.

» Comment j’ai passé la nuit et dans quel supplice,
» Fais-t’en une idée, car je ne puis le dire ;
» Mais, mon frère, ce n’est pas le tourment que j’ai souffert,
» Ni la perte subie qui causent mon martyre :
» Il me déplaît seulement que ce vilain bougre
» Ait pu me coïonner de pareille façon.

» Ah ! malheureux que je suis ! Terre, entr’ouvre-toi,
» Et découvre-moi la gueule de l’enfer ;
» La vie pour moi ne vaut plus un liard,
» Depuis que j’ai servi de jouet à ce mauvais drôle.
» Où es-tu, Belzébuth ? emporte-moi
» Et mets ainsi un terme à ma douleur ! »


Tandis que Fra Bemardino épanchait ainsi
Le chagrin dont cette méchante aventure avait rempli son cœur,
Son camarade qui, attentif, l’écoutait,
Fit péter, à force de rire, les boutons de sa braguette ;
Il lui répondit enfin : — « Eh ! mon frère !
» Je ne te croyais, pardieu ! pas si coïon !

» Il vaudrait mieux que tu fusses mort
» Il y a trois ans, de ce mal Français que tu as eu,
» Que de faire au capuchon pareille avanie ! »
Puis il se prit le menton dans la main,
Pinça les lèvres, baissa les yeux, remua
La tête, et frappa légèrement la terre du pied.

Ensuite, il leva le front et dit à son camarade :
— « Eh bien, mon frère, que veux-tu me donner
» Si je regagne la somme que tu as perdue
» Et si je te rends tes sequins ?
» Je dirai plus, pour soulager ta douleur,
» Si je les tire de la poche de ce fermier ? »

Avez-vous jamais vu, sous un ciel sombre,
Un nuage, s’entr’ouvrant à l’improviste,
Montrer dans sa splendeur le roi de Délos,
Puis se refermer ? Ainsi apparut le rire
Comme un éclair sur le visage du moine, puis
Il retomba dans ses transports de colère.

— « Tais-toi, » dit Fra Biagio, « au lever du soleil,
» Demain, tu n’en seras pas là.
» Et… crois-en ma parole, je te prie…
» Tu auras dans ta poche les sequins perdus…
» — Dis-tu vrai ? » répondit Bernardino ;
Et, à ces assurances, sa colère se calma un peu.


« Mais que puis-je te donner ? Dis ? Que prétends-tu ?
» Veux-tu que je te cède ce que j’ai perdu ?
» Ou que je te donne d’autre argent ?
» Pourvu que ce cornard, ce manant ne rie plus,
» Je te promets autant d’autres sequins,
» À l’octave des Morts ou à la Toussaint.

» Je compte trop sur la bonne volonté
» Et sur la simplicité des fidèles
» Pour me plaindre à propos d’une si petite somme,
» Si ce n’était l’affront que j’ai reçu.
» Nous sommes collègues, tu connais le métier,
» Et tu sais ce que vaut cette besace. »

— « Bourse commune, » dit alors Fra Biagio ;
« Le chien, comme dit le proverbe, ne mange pas le chien,
» Mais dans mon pauvre cœur l’amour a lancé
» Un trait perçant, il y a trois ou quatre semaines,
» Pour Sœur Lorenza, ta bonne amie,
» Qui se tient à l’église avec tant de révérence.

» Foutre ! Fra Bernardino ! oh ! qu’elle est belle !
» C’est un vrai morceau de provincial !
» Je sais que pour toi elle lève le cotillon :
» Si elle le levait aussi pour moi, y aurait-il grand mal ?
» Veux-tu me faire le plaisir qu’une autre fois
» Je t’ai fait, en te prêtant Sœur Francesca ? »

— « Mon frère, pourquoi non ! Foutre ! demain
» Je te promets que tu seras servi.
» Peuh ! ce ne sont là que des bagatelles !
» Quand une femme a accordé ses faveurs à un moine,
» Par exemple, le premier jour de l’Avent,
» Tout le couvent lui a passé dessus à Noël. »


Ainsi fut convenu entre les quêteurs ;
Ils promirent de se retrouver le lendemain matin,
Mais quand les étoiles commencèrent à paraître,
Et que la nuit eut tout couvert de ses ombres,
Fra Biagio, affamé de vengeance,
Frappa vite à la porte du brigand de fermier.

Celui-ci ouvrit, en s’écriant : « Un autre moine ! »
(Le vaurien y avait pris goût)
« Bonsoir, mon père, oh ! passez,
» Déposez-moi besace et bâton.
» Bravo ! Eh bien, voulez-vous, bon père,
» Mettre dix sequins sur cette petite table ? »

— « Pourquoi ? » répondit le moine. — « C’est un nouvel usage, »
Répliqua le fermier, « que dans ma maison,
» Pour que personne ne manque à la politesse,
» Chacun dépose pareille somme ;
» Celui-là la perd et par punition est mis à la porte,
» Qui prononce le premier un mot obscène.

» Prenez cela en bonne part, mon petit père. »
Et en parlant ainsi, il déposa somme égale.
— « Bravo, » dit le moine, « cela me plaît,
» Mais je ne suis pas content de la quantité,
» Dix sequins ne signifient rien :
» Si nous voulons jouer, jouons-en vingt. »

— « Mieux que cela, » dit le fermier, « jouons-en trente.
» — Trente, cela va, signor, » répondit le moine.
Et ils sortirent tous deux une somme égale
En monnaie de fort bon aloi.
Cela fait, le fermier et le frère
Entrèrent en conversation.


Longtemps et en vain l’un l’autre ils se tâtèrent,
Entre deux maîtres larrons était la querelle ;
Le moine était fourbe et le fermier traître ;
Celui-ci espère que le vin lui viendra en aide :
Ils se mettent à table, et devant le moine le fermier place
De sa gentille épouse le charmant visage.

Le souper fut somptueux, comme c’est la coutume
Dans la maison d’un fermier cossu.
Il versa au moine, plus que celui-ci n’en voulait,
De Bacchus la généreuse liqueur ;
Comme un chasseur qui prépare ses filets, la femme
Joue de la prunelle, regarde le moine et fait des mines.

Mais tel qu’un rocher en mer, dont l’eau agitée
Frappe en vain les flancs,
L’astucieux Fra Biagio reste inébranlable,
Bien qu’il feigne de répondre aux signes de la dame,
Et qu’il ait l’air d’être ivre, pour que le mari
À continuer le jeu se trouve encouragé.

Quand le moment parut venu au fermier Meo,
Il serra sur son cœur la belle Dorotea ;
Il vanta sa blonde chevelure, son œil noir,
Sa bouche qui appelait les baisers ;
Il lui découvrit le sein, et palpa
Ses beaux, fermes et gros tetons.

Le moine tenait la bouche ouverte, les yeux
Écarquillés, et de la tête aux pieds
Tous ses membres semblaient agités
Comme il arrive à un homme qui voit un objet désiré,
Et le fermier : « Si vous la possédiez,
» Mon père, » dit-il, « qu’en feriez-vous ? »


— « Rien, » répondit le renard. — « Oh ! ce n’est pas possible ! »
Dit le fermier, et il rit un tantinet ;
Puis, continuant à lui patiner les seins :
« Qu’en sauriez-vous faire, dites, petit père ?
» — Oh ! rien… », répondit-il, « je ne saurais…
» Au fait, j’en ferais un train de voiture. »

— « Oh ! quelle sottise ! un train de voiture !
» Faire cela d’une femme ! je voudrais bien le voir, »
Dit le fermier ; « quelle idée bizarre !
» Comment, bon Dieu, vous est-elle venue en tête ?
» — Fermier, » dit Fra Biagio, « mon idée,
» Comme je puis le prouver, est juste et bonne.

» Permettez que votre femme
» Se mette un instant à plat ventre par terre,
» Et vous verrez que je n’ai pas dit une chose
» Qui soit, comme vous le croyez, téméraire. »
Le fermier réfléchit un peu, puis il consentit
Et Dorotea se coucha par terre, tout de son long.

« Courbez les bras, en mettant sur le sol
» Le bout de vos doigts, » dit le moine ;
« Maintenant dressez-vous sur vos genoux…
» Voici les quatre roues déjà formées,
» Et ce gentil minois, où règne l’amour,
» Représente le marche-pied du cocher. »

— « Oh ! » dit Meo, « la chose ne va pas mal,
» Je le vois, c’est vrai dans une certaine mesure,
» Mais, mon cher frère, l’idée ne vaut rien,
» Ne le voyez-vous pas ? il manque le timon. »
Le drôle sourit, et repartit :
— « Laissez-moi faire, il y aura tout ce qu’il faut »


Alors, relevant sa robe, il tira
De sa braguette un nerveux et abbatial engin.
— « Sacredieu ! que fais-tu, foutu cochon ? »
S’écria le fermier ; puis de sa trop grande vivacité
Il se repentit en vain ; en vain il aurait voulu
Se renfoncer ce mot dans sa gorge.

— « Ah ! sors d’ici, cordieu ! âne et sot que tu es ! »
Dit Fra Biagio, « et pour une autre fois apprends
» À risquer un peu mieux ton argent ;
» Examine d’un peu plus près à qui tu as affaire. »
Le fermier s’en alla tout penaud,
Et le moine resta seul avec la femme.

Alors, si l’on en croit Ammien Marcellin
Qui raconte le fait, dame Dorotea,
Qui avait contemplé si près d’elle
Ce bel engin qu’on aurait dit d’un âne,
Eut scrupule de le laisser inutile
Et ne se fit pas prier pour l’essayer.

Fra Biagio, le lendemain matin,
Partit triomphant, et de son camarade outragé
Avec vingt sequins il guérit la douleur ;
Il lui en resta dix à lui pour sa part,
Au grand déshonneur du fermier, lequel, dit-on,
Se pendit de honte et de dépit.



  1. La mourra se joue debout et à deux. Les joueurs sont en face l’un de l’autre, pied contre pied, les yeux dans les yeux ; l’un d’eux jette la main droite en avant, en étendant un nombre de doigts qu’il crie à haute voix ; l’autre doit aussi jeter instantanément la main droite en étendant et en criant le nombre de doigts qu’il faut pour compléter cinq. Cela se joue avec une passion effrénée ; on en vient souvent aux coups de couteau, mais il faut y voir clair.