Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/La vie et la mort du prêtre Ulivo

La bibliothèque libre.


LA VIE ET LA MORT
DU PRÊTRE ULIVO


À MON CURÉ


Monsieur,

Je suis un bon bélier de votre troupeau. C’est au moins ce que me dit ma femme. Acceptez cette nouvelle au lieu de dîmes : vous apprendrez à connaître, en la lisant, la vie d’un de vos lumineux confrères.

Salut et bénédiction.


LA VIE ET LA MORT

DU PRÊTRE ULIVO


˜˜˜˜˜˜˜˜


Un exorde sera-t-il donc nécessaire,
Maintenant que j’écris une nouvelle pour rire ?
On a toujours des exordes plein le derrière,
Et je dirai, tout bref, que le prêtre Ulivo
Fut autrefois un très bon Chrétien,
Qui était curé d’Asinalunga.

Il mourut en l’an mil cinq cent,
Et avant Jésus-Christ il était né…,
« Oh ! comment ? » j’entends ici un pédant qui s’écrie :
« Un homme a-t-il vécu quinze siècles ? »
La paix, pédant ! tiens-toi coi, et, si tu ne le sais,
Écoute la Nouvelle et tu l’apprendras.

Cet homme était de Palestine
(La ville ne me revient pas à la mémoire),
Mais je sais qu’il était fils d’une cousine
Du bon Joseph, de celui d’Arimathie,
Et le Tursellino se trompe fort
En disant qu’il était frère de Barrabas.


Il était riche, et, par grand miracle,
Point du tout enclin à l’avarice ;
Il donnait par charité jusqu’à ses culottes,
Jusqu’à sa chemise, et de sa richesse,
Qui tous les jours s’accroissait,
Il donnait même à qui n’en voulait pas.

Dans sa maison toujours table ouverte :
Depuis le lever de l’épouse de Tithon
Jusqu’au milieu de la nuit, le repas
Était servi ; la broche était devant le feu
L’année tout entière, et, pour faire les fritures,
Il y avait toujours cinq fourneaux à l’œuvre.

Je ne parlerai pas ici de la cave,
Bacchus n’avait certes pas la pareille ;
Barils de rosolio et de pollacchina
S’entassaient jusque dans la maison et sur les escaliers,
Et il avait pour office une grande galerie
Qui mesurait un mille et demi.

En ces temps-là, Jésus, par son éloquence
Et par l’exemple de sa sainte vie,
Faisait rayonner sur le monde l’éternelle lumière ;
Avant de le quitter en subissant un supplice cruel,
Avec ses chers et bien-aimés apôtres
Il aimait à faire de petits voyages ;

Et quand, à l’heure du dîner,
Ils se trouvaient un peu loin de chez eux,
Ils allaient ensemble chez quelque compère
Qui les recevait avec politesse et courtoisie ;
Et si, parfois, il était tard le soir,
Ils agissaient de la même façon.


Une fois qu’Ulivo était à la campagne
(Ainsi se nommait le bon curé), et qu’il ne pensait,
En nombreuse et chère société, qu’à faire vie de cocagne
Devant sa porte, à l’heure du goûter,
Il vit quelques étrangers qui vers lui
Paraissaient se diriger ; l’un d’eux l’aborda.

C’était Saint Pierre, et il dit : « Je sais que vous êtes,
» Signor, très courtois et généreux ;
» Tous, comme vous voyez, nous sommes fatigués
» Et nous avons grand besoin de repos.
» Donnez-nous un gîte, et, si cela ne vous gêne trop,
» Nous voudrions encore quelque petite chose pour souper. »

— « Mes maîtres, » répondit Ulivo, « passez,
» Je vais dire tout de suite quatre mots au cuisinier ;
» Si je ne viens pas vous servir, excusez-moi,
» Je vais prendre encore un peu le frais ;
» Ici, on ne fait pas de cérémonies ;
» Sans façons, sans façons, Messieurs, entrez. »

— « Mais c’est que…, » répliqua Pierre, « vraiment…
» Nous sommes nombreux. — Hé, qu’importe ? » dit Ulivo,
« Toutes les fois que dans ma maison vient grand monde,
» C’est pour moi une bonne fortune, un plaisir ;
» Les cérémonies sont des sottises,
» Allons, vive la bonne compagnie !

» Prenez un petit verre de muscat,
» Tenez, cela vous fera du bien,
» Mais mangez une bouchée de biscuit :
» Boire les boyaux vides ne vaut rien. »
Saint Pierre mangea, but et remercia,
Puis, avec ses compagnons, dans le palais il entra.


Tandis qu’ils causaient gaiement de la courtoisie,
De l’excellent accueil de notre Ulivo,
Le valet préposé aux chambres des étrangers
Les conduisit dans une grande et superbe salle ;
Là, on leur donna de l’eau pour les mains,
De l’eau pour les pieds et une brosse pour les manteaux.

Au bout d’une petite heure, à un souper somptueux,
Avec une politesse exquise, ils furent conviés ;
Ils trouvèrent la table couverte de mets excellents
Dans des plats immenses, démesurés ;
Ils s’assirent incontinent
Et mirent tout à sec dévotement.

Après le souper, dans six lits magnifiques
Ils s’en allèrent dormir deux par deux ;
Et comme, à trois, ils s’y trouvaient un peu serrés,
Un d’entre eux resta levé toute la nuit,
Et celui-là fut Judas Iscariote,
Qui ne voulut pas s’en aller les mains vides.

Ce fieffé coquin, je dois vous le dire,
Aurait trouvé à voler sur un œuf ;
Il se serait accroché à un mur,
Sans employer échelle, ni croc, ni corde :
Pendant que chacun dormait, doucement, doucement,
Il rôda dans la maison et fit un peu de butin.

Le matin, au chant du coq vigilant,
Saint Pierre et maître Ulivo se levèrent ;
Ils se dirent le bonjour (commettre une faute
De politesse, chez eux, était bien rare),
Puis, l’un et l’autre, assis sur un fauteuil,
Allumèrent leur pipe et se mirent à fumer.


Pierre dit à la fin : « Je n’ai jamais trouvé
» Homme plus généreux et plus honnête que vous,
» Et cela, bien que je me sois arrêté en maints endroits
» Avec mes compagnons, avec mon maître,
» Qui est très satisfait de l’honneur
» Que vous lui avez fait et de votre bon cœur.

» Aussi vous pouvez lui demander
» Telle grâce que vous désirez maintenant ;
» Et tout ce que vous lui demanderez
» Vous sera accordé sans difficulté ;
» Mon maître est puissant, je vous le dis en confidence,
» Sur la terre non moins que là-haut, au Ciel. »

— « Dites-vous vrai ? » s’écria maître Ulivo.
« S’il en est ainsi, je vais le trouver tout droit,
» Il y a longtemps que je me sens au cœur un désir… »
Cela dit, il partit en grande hâte
Et revint au bout d’un instant auprès de Pierre,
Sautant de plaisir, joyeux et content.

— « J’ai tout obtenu, » dit-il, en se tournant vers lui,
« Pendant six cents ans encore je resterai dans ce monde.
» — Fi ! dit Saint Pierre en baillant,
« Désirer de vivre, c’est former un souhait immonde,
» Allez lui demander quelque autre chose
» Plus utile, plus pieuse et de plus de valeur. »

Ulivo y alla et s’en revint en riant :
— « Mon cher Pierre, » dit-il, « quelle joie !…
» Monte, monte, par Dieu, que je t’y attrape !…
» Monte, par Dieu, si tu en veux voir une bonne !… »
Et Saint Pierre lui répondit, stupéfait :
— « Que diable dites-vous ? Est-ce que vous êtes fou ? »


— « Eh ! je ne suis pas fou le moins du monde, » répliqua Ulivo,
« Sachez que j’ai dans mon jardin un beau poirier…
» Oh ! quelles poires, mon Dieu ! mais je n’arrive pas
» À les manger mûres ; un mien voisin
» Au mur du jardin met son échelle,
» Monte sur le poirier et se goberge à ma barbe.

» Votre maître m’a accordé cette grâce,
» Que quiconque y montera n’en pourra plus descendre
» Si je ne lui en donne la permission ;
» Ainsi, je pourrai sur le fait prendre mon voleur,
» Ainsi, je pourrai manger mes poires
» Sans qu’on vienne me les voler. »

— « Ulivo, en vérité, je ne vois pas en vous
» Trop de bon sens, » lui dit Saint Pierre ;
« Une très mauvaise demande d’abord, une autre pire ensuite,
» Voilà ce que vous faites : une longue vie, c’est ce que souhaite
» Votre esprit, et ensuite à votre pensée
» Se présentent le jardin, le voleur et le poirier !

» De grâce, retournez dans la chambre et, humblement,
» Demandez bien vite à mon bon maître
» Chose qui ne soit plus temporelle ou sans valeur ;
» Ayez, enfin, de plus nobles désirs.
» — J’ai compris, » répondit messer Ulivo.
Il y alla et revint bien plus joyeux encore.

— « Cette fois, j’ai obtenu deux grâces d’un seul coup :
» Voyez un peu si, à la fin, j’ai fait preuve de jugement ?
» — Je ne le crois guère, mais venons au fait, »
Répliqua Saint Pierre, « que vous a-t-il accordé ?
» — Deux belles choses !… oh ! belles, belles, belles !
» Vous paieriez un sequin pour les avoir. »


— « Mais lesquelles ? » reprit le Saint. — « Oh ! en premier lieu,
» Sachez que j’ai grand plaisir, le soir,
» En hiver, à passer des heures auprès du feu,
» À jouer au trente-et-un ou à la prime ;
» Je ne joue rien avec ces villageois
» Ou bien nous jouons des dragées et des biscuits.

» Mais ces grands fainéants, de bonne heure au lit
» Veulent aller ; que le ciel les maudisse !
» Si j’y vais, moi aussi, je reste toute la nuit éveillé.
» Rester seul debout est pour moi un ennui,
» Et dans cette saison, pendant ces jours noirs,
» Il ne passe ni voyageurs, ni étrangers.

» Jouer avec ses serviteurs n’est pas convenable,
» Ils prennent ensuite trop de familiarité…
» Et puis, aucun d’eux ne tient la tête droite,
» Et ils s’endorment, ce qui est une impertinence !…
» D’une seule personne qui resterait avec moi, je serais encore
» Content, et je jouerais à cala brache.

» Outre cela, il est vrai que je ne joue rien,
» Mais, néanmoins, perdre me déplaît ;
» Je sens, si je perds, que la tête me tourne,
» Je ne suis plus poli, je n’ai plus de calme,
» Et, si je dois tout dire clair et net,
» Je cherche alors quelque bonne petite querelle.

» Pour ces causes, j’ai demandé que si quelqu’un s’assied
» Sur un escabeau que j’ai montré,
» Au moment où ma société se sépare,
» Il y reste, le cul collé,
» Et qu’il ne puisse se lever, si je ne lui dis :
» Levez-vous donc, je vous le permets, mon ami.


» Et je lui ai demandé encore que ce jeu de cartes
» Que, par un heureux hasard, j’avais alors en poche,
» Sans employer ni ruse, ni tromperie,
» Chassât loin de moi la fortune contraire,
» Et qu’il lui donnât une vertu telle
» Que, lorsque je joue, je puisse toujours gagner.

» Il m’a accordé l’une et l’autre grâce.
» De là, vient que je danse, que je saute de joie…
» — Seigneur Ulivo, moi qui vous écoute, je suis, »
Répondit Saint Pierre, « plus fou que vous.
» On voit bien que vous êtes un homme riche,
» Qui n’a pas une once de bon sens.

» Mais, pour vous payer de votre hospitalité
» En une monnaie qui n’a point sa pareille,
» Je veux vous soustraire au supplice de l’enfer
» Et, pour entrer au ciel, vous donner la clef.
» Voilà la seule chose qu’il faille rechercher ;
» Tout le reste est de nulle valeur et ne signifie rien. »

Cela dit, il se leva ; il mit sa pipe dans un coin
Et alla demander au maître, pour Ulivo, la grâce
De le soustraire à l’éternelle désolation
Et de lui donner le ciel ; le maître accorda tout gracieusement.
Saint Pierre revint, et le dit à messer Ulivo
Qui ne s’en réjouit, ni ne s’en affligea.

Après avoir fait ensuite un excellent déjeuner,
Les apôtres et le maître s’en allèrent.
Ici, mon histoire fait un vrai bond de chèvre,
Chose qui me déplaît, par ma foi.
Six cents ans se passent, et je me trouve
Impuissant à vous en rien dire de nouveau,


Sinon que Messer Ulivo s’était fait
Chrétien et prêtre, et était alors curé ;
Qu’il n’était plus riche, tant s’en faut,
Comme il l’avait été au temps du Christ,
Mais que, dans sa médiocre fortune, il avait toujours,
Pour faire du bien à autrui, le même penchant.

Il avait, pendant ce temps-là, appris la théologie,
Mais d’en parler ne se sentait grande envie,
Et, quoique docteur de la Sainte Église,
Il ne souffrait pas que, passé sa porte,
De discussions et de syllogismes à force
On vînt lui rompre le tympan.

Aussi vécut-il orthodoxe, et dans son sein
L’exécrable Satan ne réussit pas
À souffler le poison de l’hérésie,
Qui fit dans le monde si terrible ravage ;
Mais il se tint tellement silencieux et réservé,
Qu’il fut comme s’il n’avait pas été.

Il y a bien, à vrai dire, quelque mauvaise langue
(Personne jamais n’échappe à la médisance)
Qui prétend qu’une fraîche et aimable figure,
Des tetons bien blancs, un cul ferme et dur
Étaient chez lui à sa disposition, en la personne d’une servante,
Avec qui il vivait dans une scandaleuse intimité.

On dit encore que lorsque les vers
Lui eurent rongé son premier bréviaire,
Il n’en acheta point d’autre ; mais il faut penser
Que c’est là un jugement téméraire ;
Quand il s’agit d’un prêtre et d’une jeune fille,
On a toujours raison de ne rien croire.


Déjà l’été tirait à sa fin,
Cédant la place au délicieux automne.
De fruits dorés et succulents
Le bon Vertumne embellissait la campagne,
Et le prêtre Ulivo se tenait dans son jardin,
Assis sous son beau vieux poirier.

En cet endroit, il attendait la Mort,
Sachant bien que son heure était venue,
Et il voulait lui faire une assez bonne farce.
Pour s’en sauver pendant cinq cents ans encore.
Elle arriva et dit : « Oh ! prêtre Ulivo !
» Il y a de bien longues années que je vous vois en vie.

» Il est temps, ce me semble, qu’enfin vous veniez avec moi. »
Et le prêtre, levant la tête : — « Oh ! soyez la bienvenue,
» Madame la Mort ! c’est un grand plaisir que vous me faites, »
Dit-il, « je finis par m’ennuyer de vivre,
» Je vous suis, marchons… mais je voudrais d’abord,
» S’il vous plaît, recevoir de vous un petit service.

» Je me sens la gorge sèche, j’ai bien soif ;
» Je voudrais deux poires et ne puis les atteindre,
» Je suis si gras ! Vous, qui êtes maigre,
» Montez avec votre faux sur ce poirier,
» Soyez assez bonne pour cueillir les plus beaux fruits ;
» Quand nous les aurons mangés, nous partirons. »

— « Volontiers, » lui répondit la Mort,
« On ne refuse jamais un petit service. »
Et elle se mit aussitôt à monter sur le poirier,
Tellement vite, qu’un chat est moins prompt
Quand il arrive qu’on le voie
Poursuivre une souris dont il veut faire sa proie.


Elle cueillit les poires, et quand elle eut fini
Elle les jeta au prêtre, puis voulut descendre ;
Mais en vain s’y reprit-elle mille fois,
Toujours sur l’arbre elle restait,
Et, poussant un gros, gros juron,
Elle dit au prêtre : — « Par Dieu ! je ne puis descendre. »

— « Et tu ne le pourras jamais, foutu squelette, »
S’écria le prêtre, riant à s’en tenir les côtes.
— « Ah ! Don Ulivo ! aide-moi à descendre, »
Dit la Mort, « je te récompenserai bien.
» — Je t’ai dans le cul, » répondit le prêtre. « Tu resteras
» Là, au bel air, et jamais tu n’en sortiras. »

La Mort furieuse n’en crut pas un mot ;
Elle voulut sauter à bas de l’arbre,
Mais elle y resta attachée par un pied,
Comme un jambon en haut d’un office ;
Elle finit par sortir de cette fâcheuse situation,
Fit un autre saut et resta pendue par un bras.

En sautant ainsi de branche en branche,
Elle blasphème de rage et de fureur, elle pousse des cris :
— « Voilà précisément ce que je désire,
« Foutu squelette, » s’écria le prêtre, et il se mit à rire.
Pendant ce temps, la Mort, sur ces vieux rameaux
Secouait tantôt ses côtes, tantôt ses tibias décharnés.

De même que le malade, quand il dort, désire
De toutes ses forces se sauver de là
Où il voit en songe des êtres fantastiques,
Spectres ou chimères, qui le veulent saisir,
Que son désir est vain, et que, plein d’effroi,
Il ne peut détacher son pied du sol :


De même, la Mort se tourmente et gémit.
Le prêtre Ulivo la laissa là-haut et partit.
Elle se mit tantôt à crier, blasphémer ou geindre,
Tantôt à implorer pitié ; mais tout fut inutile.
Le prêtre Ulivo alla chasser dans les environs,
Et la laissa sur ce poirier pendant trois jours.

Cependant, un grand scandale en tous lieux
Éclatait ; personne ne mourait plus ;
Ni dans le paradis, ni dans l’antre affreux
Où brûle le feu éternel, personne ne comparaissait,
Et le diable, en blasphémant sur le pas de sa porte,
S’écriait : « Par la foi de Dieu ! la Mort est morte ! »

Tout était dans le trouble, dans la confusion,
Au ciel, sur la terre, et dans l’abîme profond.
Le bruit en vint enfin jusque dans cette région du ciel
Où le Père Éternel a établi son séjour ;
Et lui, pour mettre fin à ce tintamarre,
Envoya sur la terre l’archange Gabriel.

« Va, » lui dit-il, trouver le prêtre Ulivo,
» Fais qu’avec la Mort enfin il s’arrange,
» Afin que le paradis ne reste privé
» Du glorieux triomphe des justes,
» Et que, pour les impies, ne soit retardé l’éternel
» Et mérité châtiment de l’enfer. »

Il dit, et l’envoyé, prompt à obéir,
Se mit à voler la tête la première,
Si vite qu’il aurait dépassé Borée
Ou la foudre s’élançant de la profondeur des nuages.
Quand il fut près de la terre, vite il referma
Ses ailes rapides, et s’arrêta au sommet d’une montagne.


Là, il ne se vêtit pas de drap d’or, il ne prit pas non plus
L’apparence d’un enfant ou d’un jeune homme,
Mais il courba le dos, se mit à marcher en chancelant,
À pas comptés ; ses cheveux étaient blancs, rares, hérissés :
Je dis ses cheveux, bien que sur sa caboche
Il portât une très vieille perruque.

Son visage était couvert de rides, et sur le nez
Il avait une paire de lunettes démesurée.
Il portait un habit de drap, des culottes de satin,
Le tout noir, selon l’usage des hommes de loi.
Il avait une serviette pleine d’écritures,
De citations et d’autres scies pareilles.

Et, en notaire ainsi transformé,
Éloquent, savant comme Cicéron lui-même,
Entre la Mort et le prêtre mis d’accord
Il eut bien vite achevé la négociation.
Il la coucha par écrit ; les articles
Étaient à peu près rédigés comme ceci :

« En l’an de Notre Seigneur cinq cent
Nonante-quatre, pendant la douzième
Indiction, du consentement des deux parties,
Étant pape notre Saint Père Zucca-Monda,
Sous le règne de Macaroni, toujours ami de la justice,
Gouvernant dans la félicité la plus parfaite ;


» Fait dans la demeure du prêtre Ulivo,
En la ville jadis appelée Abella,
Étant présents les témoins ci-après, tous vivants,
Ubaldo Mari, Antonio Peverata,
Matteo quondam Antonio Panerai,
Et le maître de rhétorique Merciai :


» Que soit su et connu de tous ceux
Qui ces présentes verront, liront et entendront,
Ou qui, étant aveugles, sourds ou ignorants,
Les feront lire, voir ou entendre par d’autres,
Ce pacte important fait selon la loi
Et dressé par moi, notaire soussigné :


» À savoir, que le révérend prêtre Ulivo,
Ayant un jour obtenu de la faveur céleste
Que quiconque monterait sur un poirier à lui
Y serait éternellement retenu,
Jusqu’à ce que le susdit prêtre ou les siens voulussent bien
Lui donner permission d’en descendre ;


» Et Madame la Mort étant,
À l’instigation du susdit prêtre,
Montée là-haut, et désirant beaucoup,
Pour faire quelques affaires secrètes de son ressort,
En descendre, d’autant plus que, pendant la nuit,
Elle a pris un léger refroidissement,


» Et, comme elle a adressé requête
Au prêtre, pour qu’il prononçât les paroles
Par lesquelles le charme qui la fait rester perchée
Sera rompu, afin qu’elle puisse aller où elle veut,
Et comme le prêtre, à ces demandes,
Consent à céder sous certaines conditions,


» Il demeure convenu entre les parties,
Que pendant cinq cents ans et quatre mois,
Le prêtre Ulivo demeurera en vie,
Que la Mort ne lui tendra pas d’embûches
Et que, ce temps écoulé,
Sous la puissance de sa faux il retombera.


» Item, que si les deux parties désirent
Prolonger le temps fixé
Ou l’abréger, elles pourront le faire, pourvu
Qu’elles se mettent d’accord sans litige ni procès ;
Il suffira de revêtir un changement ainsi consenti
De la signature des deux contractants.


» Item, que le prêtre Ulivo sera obligé,
Dès qu’il sera certain d’avoir ses cinq cents ans,
De dire les paroles qui ont le pouvoir
De faire sortir la Mort du guêpier où elle est,
Afin qu’elle puisse reprendre son empire sur les hommes,

Id est, que la Mort pourra descendre de ce poirier.

» Toutes ces conventions, les contractants ci-dessus dénommés
Ont promis de les observer à perpétuité,
Et, ne voulant rien faire contre leur teneur,
Ils ont engagé leur parole, leurs biens
Et même les biens de leurs successeurs ;
Ils ont juré
super quibus et in quorum.

» Moi, Antonio del Sere, dit Concetto,
Fils d’Anselmo Scarabeo, de Pise,
Lauréat en l’un et l’autre droit,
Et notaire public à Abella,
Ai signé de ma propre main. Loué soit Dieu !
Et vous, Seigneur, ayez pitié de moi !
 »

Ce contrat signé, la Mort fut dégagée ;
Se tournant vers le prêtre et souriant amèrement,
Elle lui dit : « Tu m’en as fait une bonne cette fois-ci…,
» Mais la fois prochaine, ce sera différent ! »
Elle se mordit un doigt, puis elle prit sa faux
Et, pour fuir, ouvrit ses longues jambes.


Ici, je trouve dans mon histoire une autre lacune
De ces cinq cents ans et quatre mois.
Les Auteurs n’en disent pas un traître mot
Et je les ai, pour cette cause, pris horriblement en haine ;
Ils en viennent tout de suite à dire qu’en Janvier
Il soufflait du Nord une affreuse tempête.

Il neigeait, tout était gelé,
Les chiens eux-mêmes portaient la queue entre les jambes,
Le ciel était toujours sombre et couvert de nuages,
Tous les nez ressemblaient à des aubergines,
Et il n’y en avait pas, dans toutes ces contrées,
Un seul qui ne fût bourgeonné.

Le temps convenu avec la Mort,
Et inscrit au contrat par le notaire,
Était accompli pour notre prêtre Ulivo.
Il pouvait rester au monde peu d’heures encore,
Et, en attendant, il se tenait devant un bon feu,
Ayant auprès de lui l’escabeau dont il a été parlé.

La Mort arriva, engourdie, gelée ;
Tous ses os se choquaient, tant elle tremblait,
Et, tout en approchant ses doigts de ses dents,
Elle dit : « Maintenant, plus rien qui te puisse sauver ! »
Puis, sans y penser, elle s’approcha de la cheminée
Pour se dégeler au moins un peu.

Elle vit là, près d’elle, un escabeau vide,
Et, négligemment, y posa son cul ;
À peine l’y eut-elle mis qu’elle le sentit immobile,
Elle se mordit un doigt et s’écria : « Ah ! tu m’as mise dedans,
» Tu m’as attrapée !… ah ! que je suis sotte !
» Foutu coquin de prêtre, quoi ! encore une fois ! »


Le prêtre rit et ne lui répondit rien ;
Dans la cheminée broussailles et fascines
Il jette ; la flamme s’élève et se contourne ;
Il ne s’occupe pas de la Mort qui marmotte,
Bougonne, blasphème, et, à chaque instant,
Il met au feu encore un fagot, encore du bois.

La Mort cherche à se retirer en arrière,
Mais l’escabeau tient ferme et ne bouge.
Elle sent brûler ses tibias décharnés
Et tous ses os ; sa souffrance extrême la décide
À dire au prêtre : — « Que voulez-vous à présent ?
» Dites vite, de moi vous obtiendrez tout. »

— « Oh ! je veux bien peu de chose ! » répondit le prêtre Ulivo…
« Seulement deux lignes d’écriture
» Pour autant de temps encore sur cet acte ;
» Il suffit que vous signiez. »
Et, tout en parlant, il sortit l’écrit
Qu’avait autrefois rédigé Gabriel, le docteur.

— « Donnez-moi la plume, l’encrier, »
Dit la Mort, « ah ! coquin de sort, faites vite,
» Ah ! faites vite, mon cher Ulivo,
» Pardieu, je me brûle… dépêchez-vous. »
Elle eut la plume, et en un instant écrivit :
« Confirmé pour cinq cents ans. »

Je me sens pris de rage en disant que de nouveau
Je trouve une lacune dans mon histoire.
Quels ânes d’historiens, vraiment ! Fi ! quelle race !
Je n’aime pas à inventer, et n’approuve pas qui invente ;
Quand il s’agit de choses d’importance, il vaut
Mieux se taire que mal parler.


Je trouve seulement écrit dans Busembaum,
Que le prêtre abandonna la Palestine,
Et qu’en Italie, pour gagner sa vie,
Il devint curé de Barbaregina ;
Quand il y fut resté deux cents ans,
On le nomma curé d’Asinalunga.

Le temps convenu écoulé, la Mort
Alla le trouver dans son presbytère ;
À sa porte elle frappa, et bien fort
Lui cria : « Allons, il est temps de partir.
» — Je viens, » répondit le prêtre, et en un clin d’œil,
Sans remède aucun, il demeura mort.

On lui fit de superbes funérailles,
Et puis on le mit dans son tombeau,
Revêtu de sa chape et de son rochet,
Ce qui faisait un très bel effet ;
Et avec lui furent enterrées les cartes
Qui de toujours gagner lui donnaient le moyen.

Il l’avait ainsi ordonné par testament.
Or, il se retrouva dans l’autre monde
Désireux de s’amuser, comme il l’était dans celui-ci ;
Il dirigea ses pas vers le purgatoire,
Mais y trouva le feu éteint, le jour sombre,
Et le gardien lui dit : « Il n’y a personne ici. »

— « Comment donc ? » dit le prêtre Ulivo, « comment donc ? »
L’autre lui répondit : — « Tant d’indulgences
» Ont été données tantôt par ce pape, tantôt par cet autre,
» Tant de messes Grégoriennes et de pénitences,
» Et de rosaires et d’autels privilégiés,
» Tant de pouvoirs ont été concédés aux prêtres et aux moines,


» Que si par hasard il en vient un, à l’instant même
» Toutes ces concessions papales
» Des flammes en retirent deux cents,
» Et nous restons ici à nous frotter les cuisses. »
» — Vous avez raison, » répondit le prêtre Ulivo,
« Je me le disais aussi quand j’étais vivant.

» Merci donc, brave homme, et bonne journée ! »
Et vers l’enfer Ulivo dirigea ses pas ;
Mais, par des sifflements et des injures
Belzébuth sur le seuil l’accueillit,
Et lui cria ensuite : « Que venez-vous faire ici ?
» Monsieur l’abbé, venez-vous me narguer ?

» Nous savons bien que le séjour du paradis
» Vous a été accordé par notre implacable ennemi,
» Qui, se tenant là-haut loin de nous,
» Nous a confinés dans cet horrible séjour ;
» Allez-vous-en au ciel, parmi les étoiles radieuses,
» Et ne nous rompez plus le tympan. »

— « Mais, foutre ! » dit le prêtre, « si je voulais
» Jouer avec toi mon âme à bambara ?…
» Il se pourrait encore que je la perdisse…
» Allons, des cartes, et prépare la table. »
Le démon resta perplexe un instant,
Puis il dit : — « Je n’ai pas de cartes ici. »

— « Oh ! pour cela, il n’y a pas de mal, »
Répondit Ulivo, « je saurai en trouver. »
Et il en tira de dessous sa chape,
Et quatre ou cinq fois il les mêla ;
— « Ah ! bravo ! » s’écria le Diable, « jouons. »
Et le prêtre Ulivo lui dit : — « Que jouons nous ? »


— « Une autre âme, » répondit le Diable,
« Sera mon enjeu contre la vôtre. »
Le prêtre accepta la proposition,
Et, sur la rive du paresseux Cocyte,
Sous un saule sans feuilles, aux branches hérissées,
Satan et le prêtre se mirent à jouer.

Satan avait cinquante-quatre, et, joyeux,
De pique une autre carte il attendait ;
Mais le prêtre, découvrant ses cartes petit à petit,
Tout à coup lui montra la petite prime ;
Le Diable se frotta les cornes
Et dit : — « Pardieu ! je te joue les deux. »

— « Va, » répondit le prêtre, pouffant de rire ;
Et il donna des cartes au souverain du Styx,
Qui de gagner eut l’assurance,
Parce qu’il avait cinquante-cinq en main ;
Mais la patience lui échappa presque,
En voyant abattre trois figures et un sept.

Toutes les quatre et puis toutes les huit,
Puis seize et après trente-deux,
Soixante-quatre et enfin cent vingt-huit :
Le Diable perdit toutes ses âmes ;
Il en voulut risquer jusqu’à mille,
Puis il dit : — « Par Dieu, je ne veux plus jouer !

» Va-t’en vite d’ici, sacré prêtre,
» Oh ! si je mets la main sur ma fourche…
» Prends ce que tu m’as volé,
» Et fiche-moi le camp, fripon, coquin…
» Monsieur l’abbé, partez tout de suite,
» Ou bien je n’ai plus d’égards pour votre tonsure, »


Le prêtre, entendant cela, se mit à rire
Et, relevant le bord de sa chape,
Il y fourra les âmes qu’il avait gagnées.
Il laisse là le Diable, et monte au paradis,
Frappe à la porte ; à un carreau de vitre
Saint Pierre se présente et crie : « Qui va là ? »

— « Je suis le prêtre Ulivo. — Ah ! j’en suis enchanté, passe,
» Tu es le bienvenu… et qu’est-ce que ce paquet ?
» — Des âmes. — Oh ! prêtre ! n’avance pas,
» Pour les laisser entrer je ne suis pas assez sot. »
Pendant ce temps, il tenait la porte entrebâillée ;
L’autre ne répondait pas, et la poussait.

Il dit à la fin : « Vous avez donc oublié,
» Saint Pierre, que vous êtes venus en si grand nombre
» À ma maison, et comme je vous ai traités
» (Je ne le dis pas pour me vanter) avec largesse.
» Laissez-moi passer, par charité,
» Et ne vous montrez pas si cruel. »

— « Permettez au moins que je présente votre requête, »
Dit Saint Pierre, « je reviens dans un moment. »
En parlant ainsi, il avait fermé la porte ;
Il revint bientôt : — « Le maître veut bien, »
Dit-il, « et il vous accorde le passage,
» Pourvu que vous disiez combien d’âmes il y a. »

— « Faites-moi un plaisir, » répondit le prêtre,
« Dites-lui que lorsque je vous ai reçus dans ma maison,
» Encore que vous fussiez en bon nombre,
» J’eus la générosité de ne pas vous compter. »
Saint Pierre haussa les épaules,
Fit la grimace et ouvrit la petite porte.


Le prêtre Ulivo fut fêté, et avec honneur
Dans le ciel accueilli par les anges et les saints.
— Mais voilà qu’il est deux heures après minuit,
Je meurs de sommeil et ne peux aller plus loin.
Le champ est vaste, mais la route est étroite ;
Dites votre histoire, maintenant que j’ai dit la mienne.