Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/Le roi Bischerone

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LE ROI BISCHERONE


À MON CHER Cti


Il ne faut pas que cette Nouvelle paraisse sans que je paie un juste tribut à l’amitié. Aussi est-ce avec un extrême plaisir que je vous offre celle-ci ; il me déplaît seulement de ne pouvoir pas m’acquitter des obligations que je vous ai.

Faites-lui bon acceuil et portez-vous bien.


LE
ROI BISCHERONE


˜˜˜˜˜˜˜˜


Parmi tous les vices que dans l’antiquité
Avaient d’ordinaire les rois des Nouvelles,
Je dis que le pire était certainement
De donner leur parole, et puis de ne pas la tenir,
De promettre et la terre et la mer,
Et puis de ne rien accorder, de tout refuser.

Il y avait alors les fées et les sorciers
Qui souvent leur mettaient la tête à l’envers ;
Cependant, habitués à faire les marionnettes,
Ils manquaient de parole à celui-ci et à celui-là,
Et après ils en étaient cruellement punis.
Je veux en raconter un exemple.

Sur le trône de Pontadera était assis,
Comme l’écrit le père Sparagione,
Un roi uni à une horrible femelle ;
Elle se nommait Lasagna, lui Bischerone ;
Ils avaient une fille charmante, qui grande démangeaison
Ressentait, là où il est interdit de se gratter.


Soir et matin, cette fille ne cessait
D’importuner tantôt sa mère, tantôt son père,

En leur disant : « Oh ! ça me démange là ! oh ! malheureuse que je suis !

« Je pleure et sans cesse j’implore votre secours ;…
» Mais pleurer et prier sont inutiles…
» Ah ! il me semble que j’ai là un volcan caché. »

Bischerone haussait les épaules ;
Lasagne répondait : — « Fais deux applications
» D’eau de mauve à l’endroit où ça te démange,
» Et cette ardente démangeaison passera. »
Mais à la honte du calmant, la démangeaison
De jour en jour devenait plus vive.

Elle revenait tourmenter sa mère
Et lui disait : — « Vous vous moquez de moi,
» Je sens mes entrailles se consumer !
» J’ai vingt et un ans et suis toujours fille ;
» Écoutez, je vous donne un délai d’un mois,
» Et puis après, je n’en ferai qu’à ma tête. »

Lasagna prit Bischerone entre quatre yeux
Et lui dit : — « Il faut y bien penser ;
» Si nous ne voulons qu’il nous arrive quelque affront,
» Donnons-lui un mari » Il leva les épaules
Et répondit : — « Madame, ce n’est pas mon affaire
» De la jeter à la tête de celui-ci où de celui-là.

» Et puis… parmi ces rois, nos proches voisins,
» Vraiment… il n’y a rien de bon !
» Ils ne valent pas, tous ensemble, sept deniers,
» Et ce sont de mauvais drôles dépravés ;
» Je ne veux pas la marier à un de mes sujets,
» L’honneur de notre trône ne me le permet pas.


» Donc… — Donc, Seigneur, il est nécessaire,
Répliqua Lasagna, « de lui donner un mari…
» — Oh ! j’ai plein le cul de vos discours, »
S’écria Bischerone, tout à coup furieux.
— « Ah ! » répondit la femme, « faites à votre guise,
« Mais prenez garde d’avoir à vous en repentir après. »

— « Ah !… » dit le roi plus calme, « la démangeaison
» Qui dévore ainsi notre fille
» Est certainement le résultat de l’animosité
» Qu’a contre moi la fée Menandugia !
» Il y a longtemps que cette fée haineuse
» Joue de mauvais tours à ma royale maison. »

— « Je ne sais si c’est la Fée ou la Nature, »
Dit Lasagna, « je sais bien qu’il faut
» Lui donner un mari et tout de suite,
» Ou, je le répète, nous aurons honte et vergogne :
» Puis… — Taisez-vous, » dit le Roi, « je ne suis pas
» Un imbécile, et,… foutre !… quand je pense…, je pense !

» Pour que la Menandugia s’apaise
» Et transforme sa haine en paix et amitié,
» Par une solennelle ambassade
» Je lui enverrai demander qui il lui plaît
» De faire prendre à notre Vespina pour mari,
» En lui donnant le droit de décider.

» Quand cette fée aura en sa présence
» Quatre ou cinq de nos gros bonnets,
» Qui, en grand manteau, avec rabats et gants,
» Lui diront de ces gros mots bien ronflants,
» Je m’entends, moi !… non, elle n’aura pas le cœur
» De me scier le dos davantage.


» Ah !… qu’en dites-vous ? Lasagna… Mon idée
» Vous plaît-elle ?… Eh, ventrebleu ! il faut de la tête ;
» Voilà ce qui s’appelle gouverner un empire »
Cela dit, il détacha quatre cabrioles,
Secoua la tête, se frotta les mains
Et puis il fit introduire les courtisans.

Et il donna mission au marquis Capron,
Au comte Scappamondo Vermocane,
Au chevalier Piolo dall’ Ardenza
Et au bailli Scarafaggio dalle Rane
D’aller ensemble, en grande pompe,
Trouver la Menandugia comme ambassadeurs.

Ils acceptèrent l’honorable charge
Et partirent la semaine suivante :
Les tapissiers de la Cour avaient tendu
Un arc de triomphe de feuilles d’or et de draperies ;
Sous cet arc, au bruit d’une marche guerrière,
Passa la très magnifique ambassade.

Le hérauts la précédaient, et les huissiers,
Soufflant dans leurs trompettes, en pourpoint vert ;
Tout à l’entour gueux et filous
Faisaient un assourdissant vacarme ;
Venaient ensuite les lansquenets, avec leurs grandes culottes
Transformés par le vin en foudres de guerre.

Puis les magistrats de la capitale
S’en venaient en grande cérémonie,
Et le gonfalonier d’antique brocard
Portait un immense manteau
Où, tout compte fait de l’or qu’on y voyait,
Il y en avait bien pour une demi-piastre de limaille.


Les cuirassiers s’avançaient ensuite
Avec de riches uniformes galonnés,
Tantôt à l’amble, ou au trot, ou au galop,
Sur de très agiles bourriquets
Qui brayaient d’un ton terrible et guerrier
Et paraissaient autant de gardiens de la Sainte Croix.

Entourés de gardes et de serviteurs
Qui portaient avec eux mille affiquets,
Marchaient, poitrine en avant, les sénateurs
Avec des robes qui ressemblaient à des chapes
Et de grandes perruques, si longues, si longues,
Qu’elles traînaient d’une palme et plus après leurs talons.

L’air tantôt grave, tantôt séduisant,
Riant à demi sous leurs moustaches,
Venaient les favoris et les conseillers,
Qui, entre eux, avec de mielleux propos,
Soutenaient que le Roi, pour de si hautes fonctions,
Faisait toujours choix des plus sots.

Dans un char couvert, entouré
De lauriers, et traîné par trois paires de bœufs,
S’avançaient ensuite, entourés de gardes,
Les Ambassadeurs, en habits de héros,
Avec le manteau, avec les cothurnes, et avec le casque
Enrichi de plumes de coq.

Près de l’arc était une tribune où se tenait assis
L’archevêque Trippa sur un tabouret plat ;
Il bénissait chacun au passage,
Tantôt de la main, tantôt avec son goupillon,
Et aux ambassadeurs qui partaient en voyage
Il fit ensuite une très docte homélie.


Vis-à-vis, sur une petite terrasse,
Entouré de pages, se tenait Bischerone ;
D’une grande cape rouge de fine peluche
Toute brodée d’Arabesques, il était revêtu :
Il portait son sceptre et sa couronne de souverain
Toute resplendissante des gemmes de Murano.

Arrivés sous l’arc de triomphe,
Les Ambassadeurs lui firent un compliment ;
Il répondit en Latin : « Amicus, vale,
» Et hic prestum revertere memento. »
On entendit alors de grands cris d’allégresse
Et les canons de la forteresse firent feu.

De leur char les Ambassadeurs descendirent
Et montèrent dans un vaste et grand carrosse ;
Quand ils s’y furent bien installés,
Et qu’ils eurent donné un pourboire au garçon d’écurie,
Ils furent emportés par huit belles bêtes
De la race du prince de Lori.

Après leur départ, les Magistrats
Retournèrent en désordre à la maison commune ;
Le peuple, qui était foulé et pressé,
S’écoula peu à peu de ci et de là,
Et, au débouché des rues et des ruelles,
Donna gros à gagner aux coupeurs de bourses.

Bischerone, tout joyeux, rentra au palais
En disant aux courtisans : « Quelle belle fête !
» Y a-t-il un autre roi qui puisse, foutre !
» En imaginer une comme celle-ci ? »
Et chacun répondait d’un air renfrogné :
— « Comme celle-ci ? c’est impossible !… oh ! bien sûr ! »


Le Roi, arrivé à la chambre où la Reine
Consolait sa fille désespérée :
— « Allons, réjouis-toi, Vespina, » dit-il,
« Allons, courage, allons, ne crains rien ;
» Avec un gentil époux tu joueras sous peu
» Le jeu mignon que je joue, moi, avec ta maman. »

Il le pensait ainsi, et ainsi le crurent
La triste jeune fille et la mère aussi :
D’autant plus qu’à l’instant même se calma
La démangeaison qui la rendait si malheureuse ;
Cela passa pour un bon signe
Et le fait fut mis dans les gazettes de tout le royaume.

Cependant, par vaux et par monts
Voyageaient nos Ambassadeurs ;
Dans les auberges ils faisaient de beaux comptes
En mettant au pillage volailles et liqueurs ;
Et ils caressaient les jolies hôtesses
En marmottant entre eux : « C’est le peuple qui paye. »

Au bout de trois mois entiers, ils arrivaient
Dans la forêt de la Tarambugia,
Où, orné de brillants et d’émeraudes,
S’élève le palais de la Menandugia ;
Ils mirent pied à terre dans une vaste cour,
Et à la Fée demandèrent audience.

Ils l’obtinrent aussitôt, et au milieu de ses damoiselles
Ils la trouvèrent assise sur un trône ;
Quand de bordat et de flanelle
Ils lui eurent offert en présent les riches pièces,
Après avoir fait une profonde révérence,
Le chevalier Piolo dall’ Ardenza prit la parole :


« Quelque vive, quelque excessive
» Que soit la colère que contre le roi de Pontadera
» Et sa malheureuse famille, nourrisse
» Votre Hautesse, il a l’ardent désir et l’espoir
» Que vous laisserez de côté votre animosité
» Et qu’il pourra jouir de votre bienveillance.

» Il a une fille, un aimable petit ange ;
» Jamais ne fut beauté si séduisante ;
» Hélas ! la pauvrette souffre tellement,
» D’une si cuisante chaleur à sa partie poilue,
» Soit maléfice, soit douleur aiguë et vive,
» Qu’elle la livrerait gratis à un Cordelier.

» Et bien que l’auteur de ses jours ait,
» Pour faire cesser sa brûlante ardeur,
» Eu recours au docteur Machaon,
» Et résolu de la pourvoir d’un mari,
» Humblement devant vous il abaisse sa puissance,
» Pour prendre avant tout votre avis.

» Daignez donc, du haut de ce trône
» Où, si pleine de sagesse, elle est assise,
» Nommer l’heureux damoiseau
» Que vous choisissez pour votre servante.
» Pour le Roi que votre cœur ne nourrisse plus de haine !
» Paix ! fiat pax et amicitia ! J’ai dit. »

La Menandugia fit alors asseoir
Les Ambassadeurs sur de petits coussins bas ;
Les pages parurent avec des rafraîchissements,
Portant les uns des pastilles, les autres des dragées,
Telles que si l’on s’en met une couple dans la bouche,
On n’a pas le temps de déboutonner ses culottes.


De grands vases d’argent, dans des tasses d’or
Ornées de guirlandes de fleurs on versa
La paisible liqueur du Smannoro
Et le petit vin blanc de Barbaregina,
Dont les fumées ne troublent pas le cerveau
Parce qu’il est aux jambes avant d’être à la tête.

Après les rafraîchissements, la Fée demanda
Son encrier, et, ses ordres exécutés,
Elle écrivit un billet pour Bischerone ;
— « Je vous ordonne, » dit-elle au chevalier
Piolo, « de le porter en mains propres ; dans ce billet,
» Votre roi verra mon expresse volonté. »

Ils firent une très profonde révérence
Et promirent d’exécuter les ordres de la Fée ;
Puis, ayant pris congé avec de belles façons,
Les Ambassadeurs lui tournèrent le séant
Et, remontés dans leur véhicule,
En trois mois ils regagnèrent leur patrie.

Ils arrivérent au moment où leur souverain,
Voyant tant tarder leur retour,
Sacrait comme un lansquenet Luthérien
Et semblait possédé de mille démons.
Il prit la lettre, et fit aussitôt
Convoquer le Conseil pour la lire.

Les membres étant réunis, le président,
Après le cérémonial d’usage,
Arma son nez d’une double lentille,
Vulgairement, se mit une paire de lunettes,
Tira un crachat de sa poitrine,
Puis, d’une voix nasale, lut le billet :


« Tu verras arriver un joli garçon
» Dans une barque sans voiles, sans rames
» Et sans roues, que ne portera ni la terre
» Ni l’eau ; donne-lui ta fille, et pour dot
» Tout ton royaume ; si tu ne fais cela,
» Tu seras noyé dans un lac de merde. »

— « Pardieu, qu’est-ce que cela ? » se mit soudain à crier
Le Roi envahi par la colère ;
« Avez-vous bien lu ? ai-je bien entendu ?… »
Le président à frotter le billet
S’entreprit, et puis dit : — « Mon cher Seigneur,
» Regarde, il y a écrit merde, en toutes lettres. »

— « Oh diable ! à moi ! pour qui me prend-elle ? »
Ajouta Bischerone, « vieille coquine !
» À un homme comme moi pareille réponse !
» Ah ! mon sang s’échauffe dans mes veines !
» Mais oui… mais oui… Je serais capable !… Foutre ! »
Et, tout en se grattant le cul, il retourna au palais.

La Reine, dès qu’elle connut l’évènement,
Dit : — « Je n’ai pas voulu vous contredire,
» Mais que votre ambassade ne servait à rien,
» Un bœuf même, Bischerone, le pouvait comprendre…
» Qui lave la tête à l’âne, Bischerone,
» Perd sa peine, son temps et son savon. »

— « Oh ! » répondit le Roi, « quand on a fait
» Ce qu’on a pu et que ça ne va pas bien, patience !
» Si vraiment la Fée me croit fou,
» Je puis lui dire, sur ma parole, qu’elle se trompe ;
» En somme, tous les pourparlers sont maintenant finis
» Et qu’on ne me parle plus jamais de mari.


» Et quand même il arriverait
» Que d’une barque si ridicule le conducteur
» Se présentât à nous, il n’aura jamais
» Vespina… » À ces mots la démangeaison
De la jeune fille, qui par un heureux hasard
Était calmée, reprit de plus belle.

Elle devint si vive et si agaçante
Que Vespina, pour se soulager, aurait volontiers pris un raifort,
Un trognon de chou, un concombre, un verrou,
Un peigne à lin, peut-être même un pieu.
Elle trépigne le jour, jamais ne ferme les yeux
La nuit, et elle crie : « Oh ! maman ! ça me démange là ! »

Ainsi, lorsque le paresseux Janus
Remplit les nez et les pieds d’engelures,
La chatte qu’Amour a férue, par de longs et bizarres
Miaulements, sur les toits les plus hauts
Appelle en vain son sourd amant
Et rompt la tête à tout le voisinage.

Autant il se trouva de médecins dans le royaume
Et jusqu’en Abyssinie et au Pérou,
Autant on en appela ; ils prirent l’engagement
De la guérir, et aucun n’en fut capable ;
Bischerone penchait vers le Protestantisme,
Voilà pourquoi il ne se servit pas d’un Franciscain.

À la fin, importuné par sa femme,
Il se décida à faire ce que voulait la Fée ;
Aux colonnes des palais royaux
Et à tous les coins de rue fut affichée
Une grande pancarte, dans laquelle on promettait
La fille et le royaume à qui ferait la barque.


À peine cette affiche fut-elle placardée
Que la démangeaison de la demoiselle se calma ;
Cependant, la renommée, en l’enjolivant un peu,
Répandit la nouvelle par ci et par là :
Tout le monde eut la cervelle pleine et encombrée
De projets pour faire une si drôle de barque.

Les faiseurs de projets s’y cassèrent la tête
Et plus d’un en devint fou ;
En vain suèrent et physiciens et algébristes ;
En cherchant à en venir à bout,
Les mécaniciens ne firent que des sottises,
Et les mathématiciens ne firent rien.

Sirius brûlait la terre altérée,
Il faisait languir les plantes, décolorait les fleurs.
Les oiseaux se taisaient ; seule, bien haut
L’ennuyeuse cigale faisait retentir ses cris ;
Zéphyr avait abandonné la campagne,
Et cherchait asile à l’ombre bienfaisante d’un bois.

Là, à l’ombre d’un chêne séculaire
Dormait Mirtillo, l’aimable berger ;
Il avait le front baigné de sueur,
Tant il avait supporté de fatigues et de chaleur ;
Son troupeau, pendant ce temps, paissait autour
Du pré hérissé, du hêtre immense, du frêne sauvage.

À ses pieds, bien las, prenait du repos
Malampo, toujours prêt à poursuivre le loup,
Et tout en fixant sur son maître un regard affectueux
Et en donnant au troupeau un coup d’œil vigilant,
Pour faire taire de son gosier l’ardeur extrême,
Il ouvrait largement la gueule et respirait fréquemment.


Au berger qui dormait apparut la Fée
Qui de Bischerone était la persécutrice ;
Elle lui dit : « Le temps enfin me paraît venu
» De rendre Pontadera heureuse et fortunée ;
» Je veux lui donner un roi d’excellentes mœurs,
» Présent le plus utile que puissent faire les Dieux.

» Lève-toi, tu seras le Roi : une fois assis sur le trône,
» Réprime le vice affreux, protège la vertu ;
» Que le flatteur impie soit repoussé loin de toi,
» Que la vérité ait auprès de toi accès facile,
» Que loin de ta demeure soient chassés et s’enfuient
» Les brigands qui portent des masques de saints.

» Comme tu as aimé ton troupeau, aime également
» Le nouveau troupeau dont je te fais don ;
» Les sujets qu’un roi aime et chérit
» Sont les soutiens du roi et l’appui de son trône ;
» Je te protège, va ; le trône, la reine,
» Tu auras tout, la barque du destin est ici près à tes ordres. »

Elle disparut alors ; le jeune homme, réveillé,
Voit avec un profond étonnement
Auprès de lui la fragile et surprenante barque,
Qu’imita plus tard Montgolfier ;
Barque que jusqu’ici, poussés par un fol orgueil,
Après Mirtillo, bien des gens ont montée sans succès.

Après avoir rendu grâces à la Fée, courageusement
Il monta dans la nacelle ; alors au-dessus de la terre
Le navire s’élève, et vers l’Olympe lumineux
D’un vol tranquille il s’élève toujours davantage ;
Déjà l’épaisse forêt ne l’entoure plus,
Déjà la terre et l’eau n’ont qu’un même aspect.


Ainsi de la terre Crétoise dans l’air impalpable
S’élança pour fuir un cruel exil
Dédale, complaisant de l’impudique Pasiphaé,
Entraînant avec lui son fils imprudent ;
Tel encore sur Pégase ailé
Pour sauver Andromède accourut Persée.

En traversant les régions aériennes,
Il remplit de stupéfaction tous ceux qui le virent ;
Le rosaire à la main, les paysans
Le suivaient en disant des patenôtres ;
L’un croit que c’est un ange du royaume des cieux,
L’autre le fuit comme un diable de l’enfer.

Les religieuses vieillies dans les couvents
Se compissèrent de surprise et de peur,
Les jeunes s’écriaient gaiement et en riant :
« Notre révérence, dame clôture ! »
Les avares tremblèrent, et dans leurs antres noirs
Les douaniers s’arrachèrent la barbe.

Les libertins, trépignant de plaisir,
Tournèrent vers la barque leurs regards joyeux,
Espérant que si, à force d’argent,
Ils arrivaient à surprendre un si beau secret,
Ils feraient tomber dans leurs filets Sainte Ursule
Et ses onze mille compagnes.

Mais les bigots crièrent : « Contemple le merveilleux
» Prodige, et tremble, immonde pécheur ;
» Désormais le repentir est vain ; le moment est venu
» Où, sorti de ses gonds, va s’écrouler le monde. »
Cependant Mirtillo découvre vers le soir
Les murs élevés de Pontadera.


Les habitants, voyant le monstre extraordinaire,
Coururent en porter au Roi la grande nouvelle.
Il n’y crut pas, mais quand on le lui montra,
Il créa sur-le-champ un blasphème nouveau et tel
Que Belzébuth, qui se tenait près de lui,
En prit note aussitôt sur ses tablettes.

Cependant, descendu de la barque,
Vers le palais Mirtillo se dirigea ;
La foule étonnée, émerveillée,
De tous côtés fit retentir ses applaudissements,
Et cria : « Qu’il soit le bienvenu, le successeur de notre roi ! »
Et chacun à l’envi s’efforça de lui faire honneur.

Beaucoup jetèrent leurs chapeaux en l’air,
Tirèrent des pétards, des coups de pistolet ;
Les philosophes s’assemblèrent dans les rues,
Bavardant entre eux ; d’autres, stupéfaits,
Examinèrent la barque sous toutes les faces
Et ne comprirent rien à ce mécanisme.

Pendant ce temps-là, le roi Bischerone dans son palais
Se rongeait de rage les deux poings ;
Il roulait les yeux comme un fou,
Menaçait de massacrer bêtes et gens ;
Chaque cri, chaque applaudissement qu’il entendait
Était un poignard qui lui perçait le cœur.

Mais le jeune homme, arrivé en sa présence,
D’un ton libre et respectueux
Lui dit : « Je te demande, puissant souverain,
» Ta fille et ton trône ; j’ai rempli les conditions imposées. »
Bischerone jeta sur lui un regard de travers,
Grinça des dents, et puis : — « Nous verrons, » répondit-il.


Ainsi parfois le lion de Lybie
Voit près de lui l’innocent agneau,
Et, remuant la queue, il sent gronder
Sa colère, ses yeux s’allument, son poil se hérisse ;
Il ouvre une gueule altérée, sa griffe cruelle
Vibre et menace la pauvre bête du dernier péril.

Sous prétexte de lui faire honneur, le Roi fit placer
Le jeune homme dans un lieu sûr,
Une tour forte et inaccessible,
Sous la garde de ses gueux de serviteurs :
Déjà il avait résolu de le faire pendre,
Mais il voulut avant convoquer le Sénat.

Les huissiers haletants de tous côtés
À tire d’aile appellent les sénateurs en séance ;
Dames, bouteilles, dés et cartes,
Ceux-ci abandonnent tout, et prenant leur manteau,
Nous voulons dire leur robe, en toute hâte
Accourent, comme qui va à la chaise percée.

Le Roi siégeait sur son trône, faisant grise mine ;
Il s’écria : « En suis-je donc réduit
» À donner ma fille pour femme à un rustre ?
» À céder à un paysan le sceptre et le trône ?
» Un homme de rien, une vile canaille
» Sera-t-il notre gendre et votre seigneur ?

» Du roi de Lari, de Vico et Santa Croce
» Je n’ai pas voulu pour parent !

» Et maintenant !… Et maintenant… ! Ah ! Quelle douleur j’éprouve !

» J’aurai pour gendre ce vilain, ce misérable !
» Ah non ! Que le ciel à jamais écarte
» Un roi si plébéien, un si vil époux !


» De grâce, vous les piliers de mon noble royaume,
» Employez pour moi votre zèle, prouvez-moi votre loyauté,
» Car me tirer tout seul de cet engagement,
» Autant vaudrait vouloir frapper du poing le ciel !
» Pour moi, bien que ma science soit sans limites,
» Je suis comme un petit poulet dans l’étoupe. »

Alors se leva le père Taddeo, inquisiteur,
Lequel dit : — « Il est trop évident, puissant seigneur,
» Que le constructeur de cette barque est coupable
» D’une faute grave, d’un crime horrible ;
» Il a fait par magie, par maléfice,
» Cette barque, et cela regarde le Saint Office.

» Ordonnez que ce prétendant
» Soit mis dans nos prisons,
» Puis laissez-nous faire, et bien vite
» Vous sentirez une agréable odeur de rôti :
» Alors il vous sera facile de tirer le bifteck
» Du gril avec la patte du chat. »

— « Seigneur, ne vous compromettez pas avec les moines,
» Qui, s’ils donnent quatre, veulent cent au moins, »
Dit le duc Palanca, « rappelez
» Le prétendant, serrez-le sur votre cœur
» Et, comme votre fils et votre successeur,
» Faites qu’il soit au palais comblé d’honneurs.

» Un mot à l’oreille de votre cuisinier
» Suffit après cela, pour qu’avec habileté
» Il mette, en le tirant du feu,
» Du sublimé dans le bouillon.
» C’est un expédient que les plus fins politiques
» Ont employé avec succès dans d’autres Cours. »


Cette proposition plut au roi Bischerone
Et il commença à faire mine de rire ;
Alors se leva, cachant mal son mépris,
Le comte Lasca, qui se mit à crier :
— « Bischerone, je sais bien que tu m’as dans le cul,
» Parce que comme tous ces gens-là je ne te flatte pas.

» Mais, quand même sur le cou j’aurais la hache,
» Toujours tu m’entendrais dire la vérité ;
» Ici a été publié un édit, et pas pour rire,
» Par lequel tu as promis ton royaume et ta fille
» À qui viendrait te la demander
» Dans la forme que l’édit a ordonnée.

» Mirtillo a rempli les conditions… il croit,
» Et il en a le droit positif et incontestable,
» Tout obtenir… Mais il est berger ! Dieu
» Voit le prince et le berger du même œil ;
» Même il met le prince après le berger,
» Si le prince fonde son pouvoir sur le mensonge.

» Un prince qui a donné sa parole
» Doit à tout prix la tenir ;
» Ainsi je suis d’avis que ta fille
» Et ton royaume soient donnés à l’étranger ;
» Mais mon avis est inutile, là où l’on n’écoute
» Que les conseils de l’infâme et stupide fourberie.

» Il est inutile ici, où de sots et d’esclaves
» Un timide conseil s’assemble,
» Où du Prince on flatte les vices dégoûtants,
» Où l’on ne pense qu’à faire fortune.
» Rendre justice, ces gueux le savent bien,
» C’est pour Bischerone jeter de la poudre aux yeux. »


Bischerone, à une si grande insolence,
Lui lance un regard furieux et sombre ;
Et, comme c’était un homme sans patience,
Il lui jette au museau son sceptre royal ;
Puis, cédant à la colère qui le talonne,
Il lui flanque sa couronne à la tête.

Il lui aurait envoyé son trône aussi,
S’il eût été un peu plus léger ;
Puis il s’écria : — « Brigand, sors d’ici, va-t’en
» Hors de ma présence ! ou, par le Dieu saint !
» Si tu ne t’éloignes d’ici, sur l’heure,
» J’en viens à te pendre de mes propres mains. »

Le Comte, dépourvu de prudence,
Répondait mot pour mot, propos pour propos ;
Bischerone ne supporte pas ce langage,
Il saute à bas de son trône,
S’élance, empoigne le comte par les cheveux,
Et lui crible le museau de coups de poing.

Le comte se tint tranquille un moment,
Par respect pour la dignité royale ;
Mais la patience à la fin lui échappa,
Et bouillant, lui aussi, d’une colère bestiale.
Il rendit au Roi ses coups de poing
Avec soixante-dix pour cent d’intérêt.

Alors les Sénateurs s’interposèrent
Et séparèrent de force les combattants ;
Les gardes arrivèrent et mirent le comte à la porte.
— « Pendez-le tout de suite, sur-le-champ ! »
S’écrie Bischerone devenu féroce.
— « Oui, seigneur, » lui dit-on, mais on n’en fit rien.


Le visage meurtri et sanglant,
Sombre, mugissant comme un taureau,
Bischerone retourna sur son trône, et après être resté
Quelque temps en silence, il dit
À l’assemblée : — « Parlez, allons, messeigneurs,
» Débarrassons-nous de cette affaire ;

» Que le bailli Faionco dise son avis. »
Celui-ci fit une révérence disgracieuse,
Se gratta la tête, se rassit
Avec beaucoup de lenteur, prit du tabac,
Pinça les lèvres, haussa les épaules et de la façon
Que voici satisfit à cette demande.

— « Moi ?… que puis-je vous dire ?… quand je vois…
» Vraiment… seigneur… je ne voudrais pas…
» Mais !… ces avis affichés… s’il faut prévoir…
» En somme, je veux m’occuper de mes affaires
» Et je vous dirai comme l’Ughi :
» Que celui qui a pissé au lit le sèche. »

— « Ah ! espèce de brigand ! misérable ! »
S’écria le Roi, saisi d’un nouvel accès de fureur,
» Si je vais encore là-bas !… Sacré bougre !
» Je te ferai voir qui a pissé au lit.
» Mais laisse faire, nous verrons cela plus tard !
» Chevalier Capogatto, parlez, vous. »

— « Mais, Majesté, » dit celui-ci, « par vous… vous-même,
» Vous êtes un con… con… conseiller par… parfait,
» Et vous don… donnez si sou… souvent votre avis,
» Que mes pa… paroles ne va… valent pas pour vous un ra…dis
» Il me sem… semble que c’est une plai… plaisanterie
» De vou… vouloir que je vous don… donne un con… conseil. »


— « Je saurai bien cependant que faire, »
Répondit le prince, « bredouilleur insipide. »
Alors se leva et se mit à parler
Le marquis Rambaldo Palombaro ;
Il dit : — « Majesté, je suis étonné
» De voir le conseil traîner tant en longueur.

» Pourquoi rester si longtemps à vous ennuyer,
» À nous dessécher pour rien oreilles et poumons ?
» À votre mal le remède est facile,
» Donnez à ce gueux une bonne somme,
» Et qu’il vous fasse remise définitive
» De tous ses droits et de toutes ses prétentions. »

— « Ceci, » dit le Roi, « est une bonne idée :
» Fixons la somme, et que le Trésorier la donne. »
À ces mots, le Trésorier se leva
Avec un air de mauvaise humeur,
Et dit : — « Sire, impossible de faire cela,
» Nous avons un déficit, les caisses sont vides. »

— « Les caisses vides ! » s’écria le Prince, « oh Dieu !
» Oh ! voyez le dernier des brigands !
» Les caisses vides !… S’il en est ainsi, tu es
» Un vrai trésorier de mes couillons !
» Les caisses vides !… Ah ! il n’est plus temps à présent !…
» Parlez, vous, connétable Polinesso. »

— « Sacrée couronne, » répondit-il, » je dis
» Qu’il faut avoir l’air de tenir votre promesse ;
» En apparence, qu’un chaste hymen
» Unisse la fille du Roi à l’étranger ;
» Qu’il se figure avoir le royaume en présent,
» Qu’il monte sur le trône, qu’on lui fasse la cour.


» De cette façon, votre pacte sera exécuté,
» La Fée n’aura plus rien à redire ;
» Ensuite, nous simulerons tout à coup
» Un soulèvement qui éclatera dans le royaume,
» Nous enlèverons la charmante Vespina
» Et au prétendu roi nous couperons la tête. »

— « Voilà, voilà, pardieu ! ce qui s’appelle parler, »
S’écria Bischerone avec une joie extrême ;
» Connétable, tu m’as plongé dans l’étonnement !
» Bravo ! bravo ! C’est cela ! voilà ce que nous ferons ! »
Et les sénateurs en s’inclinant
Crièrent : — « Oui, c’est bien, voilà ce qu’il faut faire ! »

Sa résolution prise, Bischerone
Auprès de lui fit appeler le jeune homme ;
Il le baisa au front, il l’étouffa presque
En ayant l’air de le presser sur son cœur ;
Il lui promit de tout accorder, et fort à son aise
Le fit loger dans le palais royal.

Là, Mirtillo prit part à un somptueux souper
Et, après, s’endormit dans un lit doré ;
L’aube allait paraître dans le ciel serein
Quand il fut prévenu par la Fée, qui lui dit
De quelles embûches et de quels périls il était entouré,
Et qui lui donna un bon conseil pour s’en tirer.

Déjà le jour nouveau éclairait le ciel ;
Le Roi, avec une nombreuse compagnie,
Avec sa fille et le jeune homme bien paré
En grande pompe arrive à l’église des Franciscains,
Où fait semblant d’accomplir la grande cérémonie
Le cuisinier, nommé Fra Popone.


Puis dans le palais, assis sur le trône,
Mirtillo reçut l’hommage du Sénat,
Et dit : « Je veux sur la place
» Dans la barque faire un tout petit voyage
» Pour contenter mon épouse chérie,
» Qui est désireuse de voir chose si étrange. »

Bischerone n’aurait pas dû le souffrir, mais quand
Le destin pousse un homme dans les bras de la mort,
Il n’entend plus la voix de la raison
Et il semble emporté par une aveugle folie.
Alors dans la barque Mirtillo fait prendre place
À sa belle épouse, et avec elle s’élance dans les airs.

Sur lui Bischerone tenait ses regards
Fixés, supposant qu’il allait descendre ;
Mais, lorsqu’il eut entièrement disparu,
Le Roi se mit dans une colère atroce, horrible,
Il se mordit un doigt et s’écria : — « Pardieu !
» Quel imbécile, quelle marmotte je suis ! »

Vers son pays natal se dirigea
Mirtillo avec la vierge gracieuse ;
Les époux y furent gaiement accueillis
Par la Fée dans un palais seigneurial.
Elle avait ainsi métamorphosé la cabane
Qu’habitait d’ordinaire le jeune berger.

Bischerone, irrité, essaya tous les moyens
Pour attirer le jeune homme en son pouvoir ;
Il remplit le pays d’espions qu’il payait,
Et, parvenu à savoir par leur entremise
Dans quelle agréable demeure vivaient les époux,
Il s’écria en frémissant : « Je ne suis pas vaincu encore ! »


Et, enragé comme un boule-dogue,
Il fit rassembler en hâte sbires et soldats ;
À leur tête il se mit en marche
Et déjà il avait franchi les montagnes voisines,
Quand tout à coup le ciel se fit
Plus trouble et plus noir que de la poix.

Moi qui ai, toute ma vie, été si délicat
Et qui ai tant respecté les oreilles délicates,
Comment serai-je assez hardi pour raconter
Ce qui arriva dans ces lieux sauvages ?
Mais la vérité, qu’il faut respecter dans l’histoire,
Sera mon excuse auprès de mes lecteurs.

Je vais conter des prodiges. L’affreuse tempête
Ne fut soulevée ni par le vent du Midi, ni par celui du Nord ;
On entendit retentir de côté et d’autre
Quantité de gros pets, si sonores et si puants,
Qu’à Bischerone et à son armée réunie en cercle,
Ils enlevèrent, pardieu ! la respiration.

Les nuages de leurs sombres profondeurs ne versèrent pas
De l’eau condensée en glace par Borée ;
Mais des étrons longs de trente coudées au moins
Tombèrent, rapides, du haut du ciel ;
Tel qu’un torrent se précipite dans le sein de la mer,
Ainsi tombait droit cette pluie de merde.

Bischerone ne résista pas à pareille tempête,
Et avec ceux qui le suivaient il mourut étouffé ;
S’il avait été entêté comme Pharaon,
Il fut dans la mort plus malheureux que lui,
Car l’un perdit la vie dans une eau pure,
Et l’autre finit ses jours dans une mare infecte.


Le beau berger, ayant su cette aventure,
Prit le parti de retourner à Pontadera ;
Il célébra des noces nouvelles, à un nouveau souper
Il s’assit content avec la belle jeune fille,
À laquelle, quand on se mit au lit,
Il gratta l’endroit qui lui démangeait.