Nouvelles de nulle part/Chapitre 01

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Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 5-8).


CHAPITRE PREMIER

DISCUSSION ET SOMMEIL


Voici ce que raconta notre ami :

Il y avait eu à la Ligue, ce soir-là, une discussion très vive sur ce qui arriverait au lendemain de la Révolution, et, à la fin, plusieurs amis avaient été entraînés à exposer résolument leurs vues sur l’avenir de la société nouvelle dans son plein développement.

Pour un tel sujet, la discussion n’avait pas été trop désordonnée ; car les membres présents avaient l’habitude des réunions publiques et des échanges d’observations qui suivent les conférences. Sans doute ils n’écoutaient pas les opinions les uns des autres, — ce que l’on ne pouvait raisonnablement exiger d’eux, — du moins ne parlaient-ils pas tous à la fois, comme ont coutume de faire les gens de ce qu’on appelle la bonne société, lorsqu’ils causent sur un sujet qui les intéresse. Il y avait là six personnes, c’est-à-dire six fractions du Parti représentées, dont quatre avaient des opinions anarchistes avancées, mais différentes. L’une de ces fractions, — c’est quelqu’un que je connais tout particulièrement, — assista presque sans mot dire au début de la discussion, mais à la longue se laissa entraîner, et finit par donner terriblement de la voix et par traiter tous les autres d’idiots ; après quoi il y eut un moment de tumulte, puis une accalmie, pendant laquelle la fraction susdite, ayant souhaité le bonsoir très aimablement, s’achemina toute seule pour rentrer chez elle dans un faubourg de l’ouest, par le moyen de transport dont la civilisation nous a forcés de prendre l’habitude.

Assis dans ce bain de vapeur d’humains pressés et chagrins qu’est une voiture du chemin de fer souterrain, et souffrant, comme les autres, de cuire à l’étuvée, je songeais, mécontent de moi-même, aux nombreux arguments, excellents et définitifs, que j’avais eus sur le bout de la langue, mais que j’avais oubliés dans la récente discussion. J’étais si bien habitué à cet état d’esprit, qu’il ne dura pas longtemps, et, après un court sentiment de malaise, de dégoût de moi-même pour mon emportement (j’y étais aussi bien habitué), je poursuivis, toujours chagrin et mécontent, mes réflexions sur le sujet de la discussion. « Si je pouvais seulement voir un jour de cette vie ; si je pouvais seulement en voir un seul ! »

Le train s’arrêta à ma station, à cinq minutes de ma maison, qui était au bord de la Tamise, un peu au delà d’un pont suspendu fort laid. Je sortis de la gare, toujours chagrin, et murmurant : « Si je pouvais seulement en voir un ! Si je pouvais seulement le voir ! » mais j’avais à peine fait quelques pas vers le fleuve, que tout mécontentement, tout ennui s’effacèrent de ma pensée.

C’était une magnifique nuit du commencement de l’hiver, l’air était juste assez vif pour ranimer, après la chaleur du compartiment et la puanteur du chemin de fer. Le vent, qui, de l’ouest, avait tourné légèrement au nord, avait éclairci le ciel de tout nuage, sauf une ou deux taches légères qui descendaient rapidement vers l’horizon. Un mince croissant de lune montait dans le ciel, à mi-chemin du zénith ; lorsque je l’aperçus, engagé dans les branches d’un grand vieil orme, je pus à peine me représenter le sordide faubourg de Londres où j’étais, et j’eus l’impression que je me trouvais en quelque agréable campagne, — plus agréable, certes, que n’était le fond de la province, telle que je l’avais connue.

J’arrivai droit au bord du fleuve et m’y attardai un peu à observer, par dessus le haut parapet, l’eau qui descendait vers Chiswick Eyot en tourbillonnant contre la marée montante, et étincelait sous la lumière de la lune : quant au vilain pont d’en bas, je n’y fis pas attention ou n’y pensai pas, sauf un moment, où je fus surpris de ne plus trouver en aval la rangée de lumières. Alors je me retournai vers la porte de ma maison et j’entrai ; et, aussitôt que j’eus fermé la porte, tout souvenir disparut de la brillante logique et de la perspicacité qui avaient rendu si lumineuse la récente discussion, et de la discussion même aucune trace ne demeurait en moi, qu’un vague espoir, devenu agréable, de jours de paix, de repos, d’innocence et de bienveillance souriante.

C’est dans cette disposition que je me jetai dans mon lit, et m’endormis, selon mon habitude, au bout de deux minutes ; mais, — contrairement à mon habitude, — je me réveillai peu de temps après dans ce curieux état de complet éveil, qui parfois surprend même de bons dormeurs, état dans lequel nous sentons toutes nos facultés surnaturellement aiguisées, tandis qu’à cette vision aiguisée s’offrent obstinément les mesquines misères que nous portons toujours en nous, les hontes et les heurts de notre vie.

Je restai dans cet état presque jusqu’à en jouir : le souvenir de mes folies m’amusait, et tous les enchevêtrements de ma vie, qui m’apparaissaient si clairement, commençaient à prendre la forme d’une histoire amusante.

J’entendis sonner une heure, puis deux, puis trois ; après quoi je me rendormis. Je m’éveillai encore de ce sommeil, et traversai par la suite des aventures tellement surprenantes, que je pense devoir les raconter à nos camarades, et même au public.