Nouvelles de nulle part/Chapitre 09

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Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 86-103).


CHAPITRE IX

DE L’AMOUR


— Votre parent ne se soucie donc pas beaucoup des belles constructions, dis-je en entrant dans la maison classique, plutôt morne : elle était aussi nue que possible, sauf quelques gros pots de fleurs de juin, çà et là ; mais elle était très propre et bien badigeonnée.

— Oh, je ne sais, fit Dick assez distraitement. Il vieillit, certainement, car il a plus de cent cinq ans, et sans doute il ne se soucie guère de se déplacer. Mais, bien entendu, il pourrait vivre dans une plus jolie maison, s’il voulait : il n’est pas obligé de vivre toujours au même endroit, pas plus que n’importe qui. Par ici, Hôte.

Il me montra le chemin jusqu’au premier, et, ouvrant une porte, nous entrâmes dans une grande pièce du vieux modèle, aussi simple que le reste de la maison, avec un petit nombre de meubles nécessaires, très simples aussi, même grossiers, mais solides, et portant beaucoup de sculpture, bien dessinée, quoique d’une exécution assez grossière. Dans le coin le plus éloigné de la chambre, à un bureau près de la fenêtre, était assis un petit vieillard dans un large fauteuil de chêne bien garni de coussins. Il était vêtu d’une sorte de jaquette de Norfolk, en serge bleue, usée jusqu’à la corde, avec culotte pareille, et des bas de laine grise. Il sauta de son fauteuil, et cria, d’une voix étonnamment forte pour un homme si âgé :

— Bienvenu, Dick, mon garçon ; Clara est ici, et sera enchantée de vous voir ; ainsi consolez-vous.

— Clara ici ? si j’avais su, je n’aurais pas amené… Au moins, je veux dire, j’aurais…

Dick bégayait et était confus, évidemment parce qu’il avait peur de dire quelque chose qui me fît sentir que j’étais de trop. Mais le vieillard, qui ne m’avait pas vu d’abord, vint à son secours en s’avançant et me disant d’un ton aimable :

— Pardonnez-moi, je vous prie, car je n’avais pas remarqué que Dick, qui est assez grand pour cacher n’importe qui, avait amené un ami. Soyez très cordialement le bienvenu ! D’autant plus que j’espère presque que vous allez distraire un vieillard en lui donnant des nouvelles de par delà les mers, car je vois que vous avez traversé l’Océan et venez de pays très lointains.

Il me regarda d’un air pensif, presque inquiet, en disant sur un autre ton :

— Pourrais-je vous demander d’où vous venez, puisque vous êtes si évidemment un étranger ?

Je répondis distraitement :

— Je vivais en Angleterre, et maintenant je suis revenu ; j’ai couché la nuit dernière dans la maison des Hôtes de Hammersmith.

Il s’inclina gravement, mais parut, me sembla-t-il, un peu déçu de ma réponse. Quant à moi, je m’étais mis à le regarder plus attentivement que les bonnes manières ne le permettaient peut-être ; car en vérité sa figure, toute ridée qu’elle fût comme une pomme séchée, me parut étrangement familière ; comme si je l’avais vue avant… dans un miroir peut-être, me disais-je.

— Eh bien, dit le vieillard, d’où que vous veniez, vous êtes venu chez des amis. Et je vois que mon arrière-petit-fils, Richard Hammond, m’a tout l’air de vous avoir amené ici pour que je fasse quelque chose pour vous. Est-ce vrai, Dick ?

Dick, qui devenait de plus en plus distrait et ne cessait de regarder la porte avec inquiétude, parvint à dire :

— Oui, c’est cela, grand-père : notre Hôte trouve les choses très changées, et ne peut le comprendre ; moi non plus ; j’ai donc pensé à vous l’amener, puisque vous savez mieux que qui que ce soit tout ce qui s’est passé depuis deux cents ans… Qu’est-ce qu’il y a ?

Et il se retourna vers la porte. On entendit un bruit de pas dehors ; la porte s’ouvrit, et une très belle jeune femme entra, qui s’arrêta court à la vue de Dick, rougit soudain comme une rose, mais le regarda tout de même en face. Dick la regarda fixement et tendit à demi la main vers elle, et toute sa figure frémit d’émotion.

Le vieillard ne les laissa pas longtemps dans ce malaise timide, mais dit en souriant avec une gaieté de vieillard :

— Dick, mon garçon, et vous, ma chère Clara, je croirais que, nous deux vieux, nous vous gênons ; car je pense que vous avez beaucoup à vous dire l’un à l’autre. Vous devriez aller dans la salle de Nelson au-dessus ; je sais qu’il est sorti ; et il vient de couvrir les murs tout autour de livres du moyen-âge, en sorte qu’elle sera assez jolie, même pour vous deux et votre joie renouvelée.

La jeune femme tendit la main à Dick, et, prenant la sienne, le conduisit hors de la pièce, en regardant droit devant elle ; mais il était facile de voir qu’elle rougissait de bonheur et non de colère ; car en vérité l’amour est bien plus conscient de lui-même que la fureur.

Lorsque la porte fut fermée sur eux, le vieillard se tourna vers moi, encore souriant, et dit :

— Franchement, mon cher Hôte, vous me rendrez un grand service, si vous êtes venu pour mettre en mouvement ma vieille langue. Mon amour de la parole réside encore en moi, ou plutôt s’accroît ; et bien qu’il soit assez agréable de voir ces jeunes gens s’agiter et jouer ensemble si sérieusement, comme si le monde entier dépendait de leurs baisers (et il en dépend bien un peu), je ne crois pas pourtant que mes récits du passé les intéressent beaucoup. La dernière moisson, le dernier bébé, le dernier morceau de sculpture sur la place du marché, voilà assez d’histoire pour eux. C’était autre chose, je crois, quand j’étais enfant, alors que nous n’étions pas aussi sûrs que nous le sommes maintenant de la paix et de l’abondance continue… Allons, allons ! Sans vous mettre à la question, laissez-moi vous demander ceci. Dois-je vous considérer comme un chercheur qui sait quelque chose de notre manière moderne de vivre, ou comme quelqu’un qui arrive d’un endroit où les bases mêmes de la vie sont différentes des nôtres…, savez-vous quelque chose, ou rien, sur nous ?

Tout en parlant, il me regardait avec attention, et ses yeux exprimaient une surprise croissante ; je répondis d’une voix basse :

— Je ne connais de votre vie moderne que ce que j’ai pu saisir en me servant de mes yeux sur le chemin depuis Hammersmith jusqu’ici, et en posant à Richard Hammond quelques questions qu’il n’a guère comprises pour la plupart.

Ceci fit sourire le vieillard.

— Alors, dit-il, je dois vous parler comme…

— Comme si j’étais un être d’une autre planète.

Le vieillard, qui, à propos, s’appelait Hammond, comme son arrière-petit-fils, sourit et branla la tête, et, tournant son siège vers moi, me pria de n’asseoir dans un lourd fauteuil de chêne, et dit, en me voyant fixer les yeux sur ses curieuses sculptures :

— Oui, je suis très attaché au passé, à mon passé, vous comprenez. Les meubles même que vous voyez ici sont d’une époque antérieure à mon enfance ; c’est mon père qui les a fait faire ; s’ils avaient été faits dans les cinquante dernières années, ils auraient été exécutés bien plus habilement ; mais je ne crois pas que je les aurais mieux aimés. C’était presque un recommencement dans ce temps-là : c’étaient des temps vivants, où on avait la tête chaude. Mais vous voyez comme je suis bavard : posez-moi des questions, posez-moi des questions sur n’importe quoi, cher Hôte ; puisqu’il faut que je parle, faites que ma parole vous profite.

Je me tus un instant, puis je dis, un peu nerveusement :

— Excusez-moi si je suis grossier ; mais je m’intéresse tellement à Richard, qui a été si aimable pour moi, étranger, que j’aimerais vous poser une question sur lui.

— Bon, dit le vieux Hammond, s’il n’était pas « aimable », comme vous dites, envers quelqu’un de totalement étranger, on dirait qu’il est un étrange individu et les gens seraient capables de le fuir. Mais questionnez, questionnez ! N’ayez pas peur de questionner !

Je dis :

— Cette belle fille, est-ce qu’il va se marier avec elle ?

— Oui, c’est cela. Il a déjà été marié avec elle, et maintenant il me paraît assez évident qu’il va se marier de nouveau avec elle.

— Vraiment, dis-je, me demandant ce que cela voulait dire.

— Voici toute l’histoire, dit le vieux Hammond, elle est bien simple, et à présent, l’espère, heureuse : ils ont vécu ensemble deux années la première fois ; ils étaient tous deux très jeunes ; et alors elle se mit dans la tête qu’elle était amoureuse de quelqu’un d’autre. Elle quitta donc le pauvre Dick ; je dis le pauvre Dick, parce qu’il n’avait trouvé personne autre. Mais ça n’a pas duré longtemps, un an seulement, à peu près. Puis elle est venue me trouver, car elle avait l’habitude de confier ses chagrins au vieux, et elle m’a demandé comment allait Dick, et s’il était heureux, et tout le reste. Je vis donc ce qui se passait, et dis qu’il était très malheureux, et pas bien du tout ; ce qui était un mensonge, au moins le dernier point. Alors, vous pouvez deviner la suite. Clara est venue pour avoir une longue conversation avec moi aujourd’hui, mais Dick fera bien mieux son affaire. Même, si le hasard ne l’avait pas amené chez moi aujourd’hui, j’aurais eu à l’envoyer chercher demain.

— Bah ! Est-ce qu’ils ont des enfants ?

— Oui, deux ; ils sont en ce moment chez une de mes filles, avec qui Clara, elle aussi, a longtemps demeuré. Je ne voulais pas la perdre de vue, car j’étais sûr qu’ils se remettraient ensemble, et Dick, qui est le meilleur des bons garçons, prenait vraiment la chose à cœur. Vous voyez, il n’avait pas d’autre amour où se réfugier, comme elle. J’ai donc tout conduit, comme je l’avais déjà fait pour des affaires du même genre.

— Ah, dis-je, vous vouliez évidemment leur faire éviter la Cour des divorces ; mais je pense qu’elle a souvent à régler de pareilles affaires.

— Alors vous supposez une absurdité. Je sais qu’il a existé des choses aussi folles que des cours de divorce : mais réfléchissez : tous les cas qui s’y présentaient étaient des affaires de discussion de propriété ; et je pense, cher Hôte, dit-il en souriant, que, bien que venu d’une autre planète, vous pouvez voir, d’un simple regard superficiel sur notre monde, que des discussions de propriété privée ne peuvent trouver place parmi nous de nos jours.

En effet, ma course de Hammersmith à Bloomsbury, et toute la tranquille vie heureuse dont j’avais vu tant de preuves, même sans compter mon emplette, auraient suffi à me montrer que les « droits sacrés de la propriété », tels que nous nous les représentions, n’existaient plus. Je restai donc silencieusement assis, et le vieillard reprit son discours :

— Or donc, les discussions de propriété n’étant plus possibles, que reste-t-il en ces matières, dont une cour de justice pourrait s’occuper ? Imaginer une cour pour renforcer un contrat de passion ou de sentiment ! S’il fallait aller jusqu’à réduire à l’absurde la nécessité d’un contrat, une telle folie suffirait.

Il se tut de nouveau un instant, puis il dit :

— Il faut que vous compreniez une fois pour toutes, que nous avons changé ces choses ; ou plutôt que notre manière de les envisager a changé, à mesure que nous avons changé dans les deux cents dernières années. Nous ne nous abusons pas, et nous ne croyons pas pouvoir nous débarrasser de tous les soucis qui sont inhérents aux relations entre les sexes. Nous savons qu’il nous faut affronter le malheur provenant de la confusion, par l’homme et par la femme, entre la passion naturelle, le sentiment et l’amitié, qui, lorsque tout va bien, adoucit le réveil des illusions passagères ; mais nous ne sommes pas assez fous pour ajouter l’avilissement à ce malheur, en nous engageant dans de sordides querelles sur les moyens d’existence et la position, et sur le droit de tyranniser les enfants qui ont été les résultats de l’amour ou du plaisir.

Il s’arrêta encore et reprit :

— L’amour en coup de foudre, que l’on prend pour un héroïsme qui durera toute la vie, et bientôt s’évanouit en déception ; l’inexplicable désir qui saisit un homme d’âge plus mûr, d’être tout pour quelque femme, dont il a idéalisé le vulgaire charme humain et la beauté humaine jusqu’à une perfection surhumaine, et dont il a fait l’unique objet de son désir ; ou enfin le vœu raisonnable d’un homme fort et réfléchi de devenir l’ami le plus intime d’une femme belle et sage, le vrai type de la beauté et de la gloire du monde que nous aimons tant,… tous ces sentiments enfin, de même que nous goûtons tout le plaisir et l’exaltation d’esprit qui les accompagnent, nous nous résignons à supporter la tristesse qui parfois les accompagne aussi, nous souvenant de ces vers du poète ancien (je cite grossièrement de mémoire une des nombreuses traductions du dix-neuvième siècle) :

Les Dieux ont façonné la douleur de l’homme et ses tourments,
Pour qu’il reste ensuite à l’homme à les raconter et les chanter.


Oui, oui, il y a peu de chances évidemment que l’on manque de tout poème et que toute tristesse soit guérie.

Il se tut quelque temps, et je ne voulais pas l’interrompre. Enfin il reprit :

— Mais vous devez savoir que nous autres, dans ces générations, sommes robustes et avons la vie facile ; nous passons nos vies en lutte raisonnable avec la nature, nous n’exerçons pas seulement une partie de nous-mêmes, mais toutes les parties, nous prenons le plus vif plaisir à toute la vie du monde. Et puis c’est un point d’honneur parmi nous de ne pas nous considérer comme le centre de tout, de ne pas croire que le monde va s’arrêter parce qu’un homme est triste ; aussi nous trouverions stupide. ou, si vous voulez, criminel, d’exagérer ces questions de sentiment et de sensibilité : nous ne sommes pas plus portés à augmenter nos tristesses sentimentales qu’à faire les douillets pour nos souffrances corporelles ; et nous reconnaissons qu’il y a d’autres plaisirs que de faire l’amour. Vous devez vous souvenir aussi que nous avons la vie longue, et que par suite la beauté, chez l’homme et chez la femme, n’est pas aussi éphémère qu’elle était à l’époque où nous étions tellement surchargés de maladies par nous-mêmes infligées. Ainsi nous secouons ces chagrins d’une façon que peut-être les sentimentalismes d’autres temps auraient trouvée méprisable et peu héroïque, mais que nous trouvons nécessaire et humaine. Si donc, d’une part, nous avons cessé d’être commerciaux dans nos affaires d’amour, nous avons cessé en même temps d’être artificiellement fous. La folie qui vient de la nature, l’imprudence de l’homme peu mûri, ou l’homme plus âgé pris dans un piège, nous devons nous arranger de tout cela, et nous n’en sommes pas autrement honteux ; mais quant à être conventionnellement sensibles ou sentimentaux,… mon ami, je suis vieux, et peut-être me trompé-je, mais enfin je crois que nous avons rejeté quelques-unes des folies de l’ancien monde.

Il s’arrêta, comme attendant quelques mots de moi ; mais je me tins coi ; alors il continua :

— Du moins, si nous soufrons de la tyrannie et de l’inconstance de la nature et de notre propre manque d’expérience, cela ne nous fait pas grimacer, ni mentir. S’il doit y avoir séparation entre ceux qui avaient pensé ne jamais se séparer, qu’ils se séparent : mais il ne doit y avoir aucun prétexte d’union, quand la réalité en a disparu ; pas plus que nous ne forçons ceux qui savent bien en être incapables à professer un sentiment éternel qu’ils ne peuvent pas véritablement éprouver : c’est ainsi que, si la monstruosité du plaisir vénal n’est plus possible, elle n’est pas non plus nécessaire. Ne me comprenez pas mal. Vous n’avez pas paru choqué lorsque je vous ai dit qu’il n’y avait pas de cours de justice pour renforcer des contrats de sentiment ou de passion : mais les hommes sont si bizarrement faits, que vous serez peut-être choqué si je vous dis qu’il n’y a pas, pour remplacer ces cours, de code d’opinion publique, qui pourrait être aussi tyrannique et irraisonnable que ces cours elles-même. Je ne dis pas que les gens ne jugent pas la conduite de leurs voisins, quelquefois, sans doute, injustement. Mais je dis qu’il n’y a pas d’invariable ensemble conventionnel de règles d’après lequel les gens sont jugés ; aucun lit de Procuste pour y étendre et tourmenter leurs esprits et leurs vies, aucune excommunication hypocrite que les gens sont forcés de prononcer, soit par habitude irréfléchie, soit sous la menace inexprimée du petit interdit, s’ils sont mous dans leur hypocrisie. Êtes-vous choqué maintenant ?

— N-non… non, dis-je avec quelque hésitation. Tout est si différent.

— En tout cas, il y a une chose dont je crois pouvoir répondre : tout sentiment, quel qu’il soit, est vrai… et général ; il n’est pas réservé à des gens très particulièrement raffinés. Je suis également assez sûr, comme je vous l’ai indiqué tout à l’heure, qu’il n’y pas de beaucoup autant de souffrances liées à ces causes, soit pour les hommes, soit pour les femmes, qu’il y en avait autrefois. Mais excusez-moi d’être si prolixe sur ce sujet ! Vous savez que vous m’avez demandé de vous traiter comme un être d’une autre planète.

— Et je vous remercie beaucoup, dis-je. Puis-je maintenant vous interroger sur la position des femmes dans votre société ?

Il rit de bon cœur pour un homme de son âge.

— Ce n’est pas sans raison que j’ai acquis la réputation d’être un étudiant d’histoire consciencieux. Je crois que vraiment je comprends « le mouvement d’émancipation des femmes » du dix-neuvième siècle. Je doute qu’un autre vivant le comprenne aujourd’hui.

— Eh bien ? dis-je, un peu piqué par sa gaieté.

— Eh bien, vous verrez naturellement que tout cela est à présent une controverse éteinte. Les hommes n’ont plus aucune occasion de tyrannie sur les femmes, ni les femmes sur les hommes ; choses qui toutes deux se produisaient dans ces temps anciens. Les femmes font ce qu’elles aiment le mieux, et les hommes n’en sont ni jaloux ni blessés. C’est là un tel lieu commun, que j’ai presque honte de le dire.

Je dis :

— Oh ! et la législation ? Est-ce qu’elles y prennent part ?

Hammond sourit :

— Je crois que vous devez attendre une réponse à cette question jusqu’à ce que nous arrivions au sujet de la législation. Il peut y avoir des nouveautés pour vous dans ce sujet aussi.

— Très bien, mais à propos de cette question des femmes ? J’ai vu à la maison des Hôtes que les femmes servent les hommes : cela ressemble un peu à de la réaction, ne trouvez-vous pas ?

— Croyez-vous ? dit le vieillard : peut-être vous pensez que tenir une maison est une occupation secondaire, qui ne mérite pas le respect. Je crois que telle était l’opinion des femmes « avancées » du dix-neuvième siècle, et des hommes qui les soutenaient. Si c’est la vôtre, je recommande à votre attention un vieux conte populaire norvégien, intitulé Comment l’homme prit soin de la maison, ou quelque chose comme cela, soin dont le résultat fut que, après diverses tribulations, l’homme et la vache de la famille se balançaient mutuellement au bout d’une corde, l’homme suspendu à mi-hauteur de la cheminée, la vache suspendue au toit qui, selon la mode du pays, était fait de gazon, et inclinait sa pente bas vers le sol. Dur pour la vache, il me semble. Bien entendu, pareille mésaventure ne pourrait arriver à une personne aussi supérieure que vous, ajouta-t-il, riant tout bas.

Je me sentais un peu mal à l’aise devant cette sèche raillerie. Vraiment, sa manière de traiter la dernière partie de la question me paraissait un peu irrespectueuse.

— Voyons, mon ami, dit-il, ne savez-vous pas que c’est un grand plaisir pour une femme adroite d’organiser habilement une maison, et de faire en sorte que tous les habitants de la maison aient l’air satisfait, et lui soient reconnaissants ? Et puis, vous savez, tout le monde aime être soigné par une jolie femme : c’est même une des formes les plus agréables de la coquetterie. Vous n’êtes pas si vieux que vous ne puissiez vous le rappeler. Je me le rappelle bien, moi.

Et le vieux rit encore tout bas, et enfin éclata bel et bien de rire.

— Excusez-moi, dit-il au bout d’un moment ; je ne ris de rien à quoi vous puissiez être en train de penser, mais de cette sotte mode du dix-neuvième siècle, courante parmi les gens riches dits cultivés, d’ignorer les étapes parcourues par leur dîner quotidien, comme sujets trop bas pour leur intelligence sublime. Inutiles idiots ! Eh bien, voyons, je suis un « homme de lettres », comme on nous appelait, nous autres bizarres animaux, et pourtant je suis aussi un assez bon cuisinier.

— Moi de même, dis-je.

— Eh bien, alors, je pense vraiment que vous pouvez me comprendre mieux que vous ne semblez le faire, à en juger par vos paroles et votre silence.

— Peut-être ; mais que des gens mettent communément en pratique ce sens de l’intérêt dans les occupations ordinaires de la vie, cela m’épouvante plutôt : Je vous poserai tout à l’heure une ou deux questions à ce sujet. Mais je veux revenir à la position des femmes parmi vous. Vous avez étudié le mouvement de « l’émancipation des femmes » au dix-neuvième siècle : ne vous rappelez-vous pas que plusieurs des femmes « supérieures » voulaient émanciper la partie la plus intelligente de leur sexe de la charge de faire des enfants ?

Le vieillard redevint tout à fait sérieux. Il dit :

— Je me souviens de cet étrange trait de vaine folie, résultat, comme toutes les autres folies de cette époque, de la hideuse tyrannie de classe qui dominait alors. Qu’en pensons-nous maintenant ? demandez-vous. Mon ami, il est facile de répondre à cette question. Comment serait-il possible que la maternité ne fût pas hautement honorée parmi nous ? Certes il va de soi que les souffrances naturelles et nécessaires que la mère doit subir forment un lien entre l’homme et la femme, un stimulant de plus pour l’amour et l’affection entre eux, et ceci est universellement reconnu. Au surplus, rappelez-vous que toutes les charges artificielles de la maternité sont maintenant supprimées. Une mère n’a plus aucune basse inquiétude pour l’avenir de ses enfants. Il est vrai qu’ils peuvent tourner plus ou moins bien ; ils peuvent décevoir ses plus hautes espérances ; de telles inquiétudes sont une partie du mélange de plaisir et de peine qui constitue la vie de l’humanité. Mais du moins la crainte lui est épargnée (c’était le plus souvent la certitude) que des incapacités artificielles fassent de ces enfants quelque chose de moins que des hommes et des femmes : elle sait qu’ils vivront et agiront selon la mesure de leurs propres facultés. Dans les temps passés, il est évident que la « société » de l’époque venait en aide à son dieu judaïque et a « l’homme de science » du temps en reprochant aux enfants les fautes des parents. Comment renverser ce procès, comment arracher à l’hérédité son aiguillon, tel a été longtemps un des plus constants soucis des hommes réfléchis parmi nous. En sorte que, vous voyez, la femme d’une santé ordinaire (et presque toutes nos femmes sont à la fois bien portantes et au moins avenantes), respectée comme mère et éducatrice d’enfants, désirée comme femme, aimée comme compagne, sans souci de l’avenir de ses enfants, a bien plus l’instinct de la maternité, que n’a jamais pu l’avoir la pauvre esclave, mère d’esclaves, des temps passés, ou sa sœur des classes supérieures, élevée dans l’ignorance affectée des faits naturels, chauffée dans une atmosphère de pruderie et de prurit mêlés.

— Vous parlez avec chaleur, dis-je, mais je puis voir que vous avez raison.

— Oui ; et je vais vous donner une preuve des avantages que nous avons gagnés par notre liberté. Quel air trouviez-vous aux gens que vous avez croisés aujourd’hui ?

— J’aurais eu peine à croire qu’il pouvait y avoir tant de gens de belle mine en aucun pays civilisé.

Il chanta un peu victoire, comme un vieux coq qu’il était.

— Quoi ! Sommes-nous encore civilisés ? dit-il. Eh bien, quant à notre mine, le sang anglais et danois, qui est en somme prédominant ici, ne produisait pas beaucoup de beauté. Mais je crois que nous avons fait des progrès. Je connais un homme qui a une grande collection de portraits gravés sur des photographies du dix-neuvième siècle, et si l’on passe de celles-là, pour les comparer, aux figures communes d’aujourd’hui, le progrès de notre belle mine est au-dessus de toute contestation. Eh bien, il y a des gens qui ne trouvent pas trop fantastique de voir un lien direct entre cet accroissement de beauté et notre liberté et notre bon sens dans les questions dont nous avons parlé : ils croient qu’un enfant né de l’amour naturel et sain, même éphémère, entre un homme et une femme, a des chances pour tourner mieux de toutes manières, et particulièrement comme beauté corporelle, que le produit du respectable lit du mariage commercial ou du morne désespoir de l’esclave dans le système commercial. On dit : « La joie engendre la joie. » Qu’en pensez-vous ?

— Je suis assez de cet avis.