Nouvelles de nulle part/Chapitre 08

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Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 80-85).


CHAPITRE VIII

UN VIEIL AMI


Nous tournions maintenant dans un charmant sentier, au-dessus duquel les branches de grands platanes se rencontraient presque, et sur les côtés étaient des maisons basses, assez rapprochées.

— Ceci est Long-Acre, expliqua Dick ; il doit y avoir eu ici un champ de blé autrefois. Comme c’est curieux que les lieux changent ainsi, et pourtant conservent leurs vieux noms ! Vous voyez comme les maisons sont serrées, et on continue à y construire, voyez-vous !

— Oui, dit le vieillard, mais je crois que les constructions ont remplacé les champs de blé dès avant le milieu du dix-neuvième siècle. J’ai entendu dire que c’était ici une des parties les plus denses de la ville. Mais il faut que je descende ici, voisins ; je suis venu voir un ami qui habite dans les jardins derrière ce Long-Acre. Adieu et bonne chance, Hôte !

Il sauta et s’éloigna d’un pas vigoureux, comme un jeune homme.

— Quel âge donneriez-vous à ce voisin ? demandai-je à Dick, lorsqu’on l’eut perdu de vue ; car je voyais qu’il était vieux, et cependant il était sec et vigoureux comme un vieux chêne ; un type de vieillard que je n’étais pas habitué à voir.

— Oh, à peu près quatre-vingt-dix, je pense.

— Comme vos gens doivent vivre vieux !

— Oui, certainement, nous avons battu les soixante-dix du vieux livre juif des Proverbes. Mais vous comprenez qu’il s’agissait de la Syrie, un pays chaud et sec, où l’on vit plus vite que sous notre climat tempéré. Cependant, je ne crois pas que cela fasse grand chose, du moment qu’un homme est en bonne santé et heureux pendant sa vie. Mais maintenant, Hôte, nous sommes si près de l’endroit où habite mon vieux parent que je pense que vous feriez mieux de garder pour lui toute question nouvelle.

Je fis signe que oui ; et là-dessus, tournant à gauche, nous descendîmes une pente douce entre plusieurs beaux jardins de roses, le long de ce que je prenais pour l’emplacement de Endell Street. Plus loin, Dick tira les rênes un instant, au moment où nous traversions une longue route en ligne droite, avec des maisons disséminées çà et là, et dit :

— Holborn par ici, Oxford Road par là. C’était autrefois une partie très importante de la populeuse cité, en dehors des murs de la ville romaine et du moyen-âge : beaucoup des nobles féodaux du moyen-âge, dit-on, avaient de grandes maisons des deux côtés de Holborn. Vous devez vous rappeler qu’il est question de la maison de l’évêque d’Ely dans la pièce de Shakespeare, Richard III ; et il y en a encore quelques restes. Pourtant, cette route n’a plus la même importance, maintenant que la vieille cité a disparu, murs et le reste.

Il continua, et je souriais légèrement en pensant combien le dix-neuvième siècle, dont on a parlé en termes si emphatiques, comptait pour peu de chose dans le souvenir de cet homme qui lisait Shakespeare et n’avait pas oublié le moyen-âge.

Traversant la route, nous entrâmes dans un court chemin étroit, pour arriver de nouveau sur une large voie, sur un côté de laquelle il y avait un grand long bâtiment en façade sur la route, et je compris aussitôt que c’était un nouveau groupe public. En face, il y avait un vaste espace de verdure, sans mur ni séparation d’aucune sorte. Je regardai entre les arbres et aperçus au-delà un portique à colonnes qui m’était bien familier… un vieil ami, rien moins que le British Museum. Cela me coupa presque la respiration, au milieu de toutes les étranges choses que j’avais vues ; mais je me tus et laissai Dick parler. Il dit :

— Là-bas, le British Museum, où mon arrière-grand-père habite la plupart du temps ; je ne vous en dirai donc pas grand chose. Le bâtiment à gauche est le marché du Musée, et je crois que le mieux est d’y aller pour une minute ou deux ; car le grison aura besoin de repos et d’avoine, et je pense que vous resterez avec mon parent la plus grande partie de la journée ; et à dire vrai, il peut y avoir là quelqu’un que je désire particulièrement voir et avec qui j’aurai peut-être une longue conversation.

Il pâlit et soupira, pas précisément de plaisir, me sembla-t-il ; je ne dis donc rien, naturellement, et il dirigea le cheval sous une arcade qui nous conduisit dans un très large rectangle pavé, avec un grand sycomore à chaque coin, et une fontaine jaillissante au milieu. Près de la fontaine, il y avait quelques boutiques de marché, avec de gais auvents de toile rayée, autour desquels du monde, surtout des femmes et des enfants, passait tranquillement en regardant les produits exposés. Le rez-de-chaussée du bâtiment autour de ce rectangle était occupé par une large arcade ou cloître, dont je ne pouvais assez admirer la capricieuse, mais forte architecture. Là aussi quelques personnes flânaient ou étaient assises à lire sur des bancs.

Dick me dit en manière d’excuse :

— Ici comme ailleurs, c’est peu actif aujourd’hui ; un vendredi vous verriez tout bondé, égayé par le monde, et l’après-midi il y a généralement musique à la fontaine. Pourtant je pense que nous aurons une assez bonne réunion à notre repas de midi.

La voiture traversa le rectangle, et, par une arcade, entra de l’autre côté dans une grande belle écurie, où le vieux cheval fut vite installé ; nous fîmes son bonheur en lui donnant sa pitance, puis nous retraversâmes à pied le marché, Dick semblant assez soucieux, à ce qu’il me parut.

Je remarquai que les gens ne pouvaient s’empêcher de me regarder un peu de travers ; et en comparant mes habits et les leurs je ne pouvais m’en étonner ; mais, chaque fois qu’ils rencontraient mon regard, ils me faisaient un très amical signe d’accueil.

Nous allâmes droit à l’avant-cour du Musée, où, sauf les rampes disparues et les branches murmurantes des arbres, rien ne paraissait changé ; les pigeons eux-mêmes tournoyaient autour du bâtiment et s’accrochaient aux ornements du fronton comme je les avais vus faire autrefois.

Dick semblait un peu distrait, mais il ne put s’abstenir de faire quelques remarques sur l’architecture, et dit :

— C’est un vieux bâtiment assez vilain, n’est-ce pas ? Bien des gens avaient voulu le mettre à bas et le reconstruire, et peut-être, si vraiment le travail vient à manquer, nous le ferons. Mais, comme mon arrière-grand-père vous le racontera, ça ne serait pas une petite affaire. car il y a là-dedans de merveilleuses collections de toutes sortes d’antiquités, et en outre une énorme bibliothèque avec beaucoup de livres extrêmement beaux, et beaucoup de très utiles, tels que documents originaux, textes de vieux ouvrages, etc. ; et le tracas et l’inquiétude, même le risque, qu’il y aurait à déplacer tout cela a sauvé les constructions. En outre, comme nous l’avons déjà dit, il n’est pas mauvais d’avoir quelque spécimen de ce que nos ancêtres regardaient comme un beau monument. Car il y a beaucoup de travail et de matériaux là dedans.

— Je le vois, dis-je, et suis tout à fait d’accord avec vous. Mais est-ce que le mieux ne serait pas maintenant de voir votre arrière-grand-père ?

De fait, je voyais bien qu’il tirait un peu le temps en longueur. Il dit :

— Oui, nous allons entrer tout de suite dans la maison. Mon parent est trop vieux pour faire beaucoup de travail au Musée, où il a été gardien des livres il y a longtemps ; mais il vit encore beaucoup ici ; je crois même, dit-il en souriant, qu’il se regarde comme une partie des livres, ou bien les livres comme une partie de lui-même, je ne sais lequel.

Il hésita encore un peu, puis, tout d’un coup, me prit la main, disant : « Eh bien, venez ! » et me conduisit à la porte d’une des vieilles habitations officielles.