Nouvelles de nulle part/Chapitre 14

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Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 140-148).


CHAPITRE XIV

COMMENT ON TRAITE LES QUESTIONS


— Comment sont traitées vos relations avec les nations étrangères ?

— Je n’affecterai pas de ne pas savoir ce que vous voulez dire, dit-il, mais je vous dirai tout de suite que le système entier de nations rivales et en lutte, qui jouait un si grand rôle dans le « gouvernement » du monde de la civilisation a disparu en même temps que l’inégalité entre l’homme et l’homme dans la société.

— Est-ce que cela ne rend pas le monde plus sot ?

— Pourquoi ? dit le vieillard.

— L’oblitération de la diversité nationale, dis-je.

— Non-sens, dit-il d’un ton un peu hargneux. Traversez la mer et regardez. Vous trouverez assez de diversité : le paysage, la construction, la nourriture, les amusements, tout est divers. Les hommes et les femmes, divers par l’apparence aussi bien que par les habitudes de la pensée ; le costume, bien plus divers que dans la période commerciale. Comment cela ajouterait-il à la diversité ou dissiperait-il la sottise, de contraindre certaines familles ou tribus, souvent hétérogènes et en désaccord entre elles, à former certains groupes artificiels et mécaniques, de les appeler nations et d’exciter leur patriotisme, — c’est-à-dire leurs préjugés absurdes et envieux.

— Oui,… je ne sais pas comment.

— C’est bien, dit Hammond gaiement ; vous pouvez facilement comprendre, maintenant que nous sommes délivrés de cette folie, combien il est évident pour nous que, grâce à cette diversité même, les différents caractères des races peuvent être mutuellement avantageux et agréables, sans qu’on ait le moins du monde besoin de se voler les uns les autres : nous sommes tous attachés à la même entreprise et nous y consacrons nos vies. Et je dois vous dire que les querelles ou malentendus qui surgissent se produisent très rarement entre gens de race différente ; et, par suite, puisqu’il y a moins d’absurdité dans ces querelles, elles sont d’autant plus vite apaisées.

— Bien, dis-je, pour ce qui est des questions de politique ; quant aux différences générales d’opinion dans une seule et même communauté, affirmez-vous qu’il n’y en a pas ?

— Non, pas du tout, dit-il d’un air un peu hargneux ; mais je dis que des différences d’opinion sur des choses vraiment sérieuses n’ont pas besoin, — et chez nous elles n’ont pas cet effet, — de cristalliser les gens en partis constamment hostiles, avec des théories différentes sur l’origine du monde et le progrès. N’est-ce pas là ce que signifiait politique ?

— H’m, voyons, je n’en suis pas si sûr.

— Je vous prends, voisin ; ils affectaient seulement cette grave différence d’opinion ; car, si elle avait existé, ils n’auraient pas pu traiter ensemble dans le commerce ordinaire de la vie ; ils n’auraient pas pu manger ensemble, acheter et vendre entre eux, jouer ensemble, tromper ensemble les autres, mais ils auraient dû se battre toutes les fois qu’ils se rencontraient, ce qui n’aurait pas du tout fait leur affaire. Le jeu des maîtres de la politique était, par flatterie ou par force, de faire payer au public la dépense d’une vie luxueuse et de plaisirs excitants pour quelques cliques d’individus ambitieux, et l’affectation de différences graves d’opinion, démentie par tous les actes de leur vie, suffisait parfaitement pour cela. Qu’a tout cela à faire avec nous ?

— Bon, rien, je l’espère. Mais j’ai peur… Bref, j’ai entendu dire que la lutte politique était un résultat nécessaire de la nature humaine.

— La nature humaine ! s’écria le vieux gars impétueusement ; quelle nature humaine ? La nature humaine des indigents, des esclaves, des maîtres d’esclaves, ou la nature humaine d’hommes libres, prospères ? Laquelle ? Voyons, dites !

— Eh bien, je pense qu’il y aurait une différence, selon les circonstances, dans la manière dont les gens traiteraient ces questions.

— Je le croirais volontiers. En tout cas, l’expérience montre qu’il en est ainsi. Parmi nous, nos différends sont relatifs à des questions de métiers et aux affaires passagères qui les concernent, et ne pourraient pas diviser les hommes de façon durable. En général, le résultat immédiat montre quelle opinion sur tel sujet est la bonne ; c’est une question de fait, non de spéculation. Par exemple, il n’est évidemment pas facile de fonder un parti politique sur la question de savoir si la moisson, dans telle ou telle région, commencera cette semaine ou la suivante, quand tous les hommes sont d’accord qu’elle doit au plus tard commencer dans deux semaines et quand chacun peut descendre lui-même dans les champs et voir si les grains sont assez mûrs pour être coupés.

— Et vous réglez ces différends, grands et petits, par la volonté de la majorité, je suppose ?

— Certainement ; comment pourrions-nous les régler autrement ? Vous voyez, dans des questions qui sont purement personnelles, qui n’intéressent pas le bien de la communauté, comment un homme s’habillera, qu’est-ce qu’il mangera ou boira, qu’est-ce qu’il écrira ou lira, et ainsi de suite, — il ne peut y avoir aucune différence d’opinion, et chacun fait ce qu’il lui plaît. Mais, lorsque la question est d’intérêt général pour la communauté tout entière, et que faire ou ne pas faire quelque chose intéresse chacun, il faut que la majorité l’emporte ; à moins que la minorité veuille en venir aux mains et montre par la force qu’elle est la majorité effective ou réelle ; ce qui, cependant, dans une société d’hommes qui sont libres et égaux, est peu vraisemblable ; car dans une pareille communauté la majorité apparente est la majorité réelle, et les autres, comme je l’ai indiqué déjà, le savent trop bien pour faire de l’obstruction par pure stupidité, d’autant moins qu’ils ont eu amplement l’occasion de présenter la question sous le jour qu’ils ont voulu.

— Comment est-ce organisé ? demandai-je.

— Eh bien, dit-il, prenons une de vos unités d’organisation, commune, district ou paroisse (car nous avons les trois noms ; aujourd’hui ils ne répondent en fait qu’à de faibles différences, mais il y a eu un temps où elles étaient assez grandes). Dans telle circonscription, comme vous diriez, quelques voisins pensent qu’il faut faire ou défaire quelque chose : construire un nouveau hall de ville, détruire des maisons incommodes, ou décider qu’un pont de pierre remplacera quelque vilain vieux pont de fer, là, il y a à faire et à défaire à la fois. Eh bien, à la prochaine réunion ordinaire des voisins, ou Assemblée, comme nous disons conformément à l’ancienne langue des temps antérieurs à la bureaucratie, un voisin propose le changement, et, bien entendu, si tout le monde est d’accord, la discussion est finie, sauf les détails. De même, si personne ne soutient celui qui fait la proposition, — ne l’appuie, comme on disait, la question tombe pour le moment ; ce qui vraisemblablement ne se produira pas parmi des gens sensés, car l’auteur de la proposition en a certainement parlé avec d’autres avant l’Assemblée. Mais, en supposant l’affaire proposée et appuyée, si quelques-uns des voisins la désapprouvent, s’ils pensent que l’affreux pont de fer pourra encore servir quelque temps et s’ils ne veulent pas s’embarrasser d’en construire un tout de suite, on ne compte pas les voix cette fois-là, mais on remet la discussion complète à l’Assemblée suivante, et, en attendant, les arguments pour et contre se répandent et plusieurs sont imprimés, en sorte que chacun est au courant ; lorsque l’Assemblée se réunit de nouveau, il y a une discussion en forme et enfin on vote à mains levées. Si l’on se tient à peu de voix, la question est de nouveau renvoyée à une discussion ultérieure ; si l’écart de voix est considérable, on demande à la minorité si elle veut céder à l’opinion la plus répandue, ce qu’elle fait souvent, même le plus généralement. Si elle refuse, la question est discutée une troisième fois ; et si la minorité n’a pas sensiblement augmenté, elle cède toujours ; je crois pourtant qu’il existe quelque règle à demi-oubliée qui lui permettrait de prolonger l’affaire ; mais, en fait, ce qui arrive toujours, c’est qu’ils sont convaincus, non peut-être que leur façon de voir est mauvaise, mais qu’ils ne pourront persuader ou obliger la communauté à l’adopter.

— Très bien, dis-je, mais qu’arrive-t-il si l’écart se maintient faible ?

— En principe, et selon la règle en ce cas, la question doit être alors abandonnée, et la majorité, lorsqu’elle est si faible, est obligée de se soumettre et d’accepter le statu quo. Mais je dois vous dire qu’en fait il est très rare que la minorité fasse prévaloir cette règle ; en général, elle cède amicalement.

— Mais savez-vous qu’il y a dans tout cela quelque chose qui ressemble beaucoup à la démocratie ; et je croyais que la démocratie était considérée comme mortellement atteinte depuis déjà bien des années.

Le vieillard cligna des yeux.

— Je reconnais que nos méthodes ont ce défaut. Mais que faire ? Personne d’entre nous ne peut se plaindre de ne pas toujours agir à sa guise à la barbe de la communauté, car il est évident que tous ne peuvent pas avoir cette satisfaction. Que faire ?

— Mais, je ne sais pas.

— Outre notre méthode, les seules solutions que je puisse concevoir sont celles-ci. D’abord choisir ou élever une classe de personnes supérieures capables de juger toutes les questions, sans consulter les voisins ; nous aurions alors ce qu’on a appelé une aristocratie d’intelligence ; ou bien, deuxième solution, afin de sauvegarder la liberté des volontés individuelles, nous reviendrions à un système de propriété privée, et nous aurions de nouveau des esclaves, et des maîtres d’esclaves. Que pensez-vous de ces deux moyens ?

— Mais, dis-je, il y a une troisième ressource, savoir : que chacun soit absolument indépendant de tous, et qu’ainsi la tyrannie sociale soit abolie.

Il me fixa pendant une seconde ou deux, puis éclata de rire de tout son cœur ; et j’avoue que je l’imitai. Lorsqu’il revint à lui, avec un signe d’approbation, il dit :

— Oui, oui, je suis tout à fait d’accord avec vous — et c’est ce que nous faisons tous.

— Oui, et d’ailleurs cela ne gêne pas beaucoup la minorité : car, prenons la question du pont, personne n’est obligé d’y travailler, s’il n’en approuve pas la construction. Du moins, je suppose que non.

Il sourit, et dit :

— Finement vu ; et pourtant, du point de vue d’un indigène d’une autre planète. Si l’homme de la minorité sent son amour-propre blessé, certes il peut le soulager en refusant d’aider à la construction du pont. Mais, cher voisin, ce n’est pas là un baume très efficace pour la blessure causée par la « tyrannie d’une majorité » dans notre société ; car tout travail exécuté est, soit avantageux, soit préjudiciable pour tous les membres de la société. La construction du pont est un avantage pour chaque homme, si cela se trouve être une bonne chose, et un préjudice, si cela se trouve en être une mauvaise, qu’il y ait mis la main ou non ; et, en attendant, son travail est avantageux pour les constructeurs du pont, quoi qu’il arrive. En fait, pour celui à qui la construction du pont déplaît, je ne vois pas d’autre ressource que le plaisir de dire : « Je vous l’avais bien dit ! » s’il se trouve qu’elle était une faute ; s’il en profite, il lui faut souffrir en silence. Une terrible tyrannie que notre communisme, n’est-ce pas ? Souvent on prévenait les gens contre cette calamité, aux époques passées, lorsque, pour une personne bien nourrie, satisfaite, on voyait mille misérables meurt-de-faim. Quant à nous, la tyrannie nous engraisse et nous donne bonne mine ; une tyrannie, à dire vrai, que ne pourrait rendre visible aucun microscope, que je sache. N’ayez crainte, mon ami ; nous n’allons pas nous créer des soucis en donnant à notre paix, notre abondance, notre bonheur, de vilains noms, dont le sens même est oublié !

Il rêva un moment, puis tressaillit, et dit :

— Y a-t-il d’autres questions, cher hôte ? La matinée s’écoule rapidement avec mon bavardage.