Nouvelles de nulle part/Chapitre 16

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Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 162-168).


CHAPITRE XVI

DÎNER DANS LA GRANDE SALLE DU MARCHÉ DE BLOOMSBURY


En parlant, j’entendis des pas près de la porte ; le loquet céda, et nos deux amants entrèrent, si beaux à voir que l’on n’éprouvait aucune gêne devant leur tendresse peu dissimulée ; il semblait que le monde entier dut être amoureux d’eux. Quant au vieil Hammond, il les regarda comme un artiste qui vient de peindre un tableau presque aussi bien qu’il avait pensé pouvoir le faire en s’y mettant, et il était parfaitement heureux. Il dit :

— Asseyez-vous, asseyez-vous, jeunes gens, et ne faites pas de bruit. Notre hôte a encore quelques questions à me poser.

— Oh ! je le pense bien, dit Dick ; vous n’avez été que trois heures et demie ensemble ; et il n’y a pas à espérer que l’histoire de deux siècles puisse être racontée en trois heures et demie ; sans compter que vous avez dû vous égarer, je suppose, dans le domaine de la géographie et des métiers.

— Quant au bruit, mon cher cousin, dit Clara, vous allez bientôt être dérangé par celui de la cloche du dîner, et je pense que sa musique sera très agréable à notre hôte, qui a déjeuné de bonne heure, il paraît, et qui a sans doute eu une journée fatigante hier.

— Eh bien, dis-je, puisque vous avez prononcé le mot, je commence à sentir que vous avez raison ; mais je me suis nourri d’émerveillement en attendant : vraiment, je vous assure, ajoutai-je en voyant son sourire, oh, si charmant !

Or à ce moment, de quelque tour élevée, arriva le bruit d’un carillon argentin, qui jouait un doux air clair ; il résonna à mes oreilles inhabituées comme le chant du premier merle au printemps, et évoqua dans ma mémoire un flux de souvenirs, les uns de mauvais moments, les autres de bons, mais tous adoucis maintenant en simple plaisir.

— Assez de questions pour ce matin, dit Clara ; elle me prit la main, comme ferait un enfant affectueux, et me conduisit hors de la pièce et dans l’escalier jusqu’à la cour du Musée, laissant les deux Hammond suivre comme ils voulaient.

Nous allâmes au Marché, où j’avais été déjà, et où se dirigeait en même temps que nous une file clairsemée de gens élégamment[1] vêtus. Nous entrâmes dans le cloître et arrivâmes à une entrée richement moulée et sculptée, où une très jolie jeune fille aux cheveux noirs nous donna à chacun une belle touffe de fleurs d’été, et nous pénétrâmes dans une salle beaucoup plus grande que celle de la maison des Hôtes à Hammersmith, d’une architecture plus soignée et peut-être plus belle. J’eus de la peine à quitter des yeux les peintures murales (car je pensais que c’était de mauvais goût de regarder tout le temps Clara, quoiqu’elle en valût bien la peine). Je vis d’un coup d’œil que leurs sujets étaient pris aux bizarres légendes et fantaisies de l’ancien monde, dont une demi-douzaine de gens tout au plus, dans le monde d’hier, avaient quelque idée ; et lorsque les deux Hammond s’assirent en face de nous, je dis au vieillard, en désignant la frise :

— Que c’est curieux de voir ces sujets ici !

— Pourquoi ? Je ne vois pas ce qui peut vous surprendre ; tout le monde connaît les contes ; et ce sont des sujets gracieux et agréables, pas trop tragiques pour un lieu où surtout on mange et boit et où l’on s’amuse, et pourtant pleins d’action.

Je souris, et dis :

— Eh bien, je ne m’attendais guère à trouver le souvenir des Sept Cygnes, du Roi de la Montagne d’Or, du Fidèle Henri, et de toutes ces fantaisies agréablement curieuses, que Jacob Grimm a réunies, datant de l’enfance du monde, et déjà bien attardées de son temps : j’aurais cru que vous aviez oublié de telles puérilités à cette époque-ci.

Le vieillard sourit, et ne dit rien ; mais Dick rougit fort, et éclata :

— Qu’est-ce que vous voulez dire, Hôte ? Je les trouve très belles, je ne dis pas seulement les peintures, mais les histoires ; et, lorsque nous étions enfants, nous nous figurions les voir se dérouler dans tous les coins de forêt, dans tous les plis de rivière : toute maison dans les champs était pour nous le palais du roi de la fable. Ne vous souvenez-vous pas, Clara ?

— Oui, dit-elle ; et il me sembla qu’un léger nuage passait sur sa gracieuse figure. J’allais lui adresser la parole, lorsque les jolies servantes vinrent à nous en souriant, avec un doux gazouillement de fauvettes au bord de l’eau, et nous servirent à dîner. Le dîner, comme notre déjeuner, fut préparé et présenté avec une délicatesse qui me montrait que ceux qui l’avaient apprêté avaient goût à ce travail ; mais il n’y avait excès ni de quantité, ni de friandise ; chaque chose était simple, bien qu’excellent en son genre ; et il était évident que ceci n’était pas une fête, mais un simple repas ordinaire. Les verres, la vaisselle, les assiettes, étaient très beaux, à mes yeux habitués à l’étude de l’art du moyen-âge ; mais un pilier de club du dix-neuvième siècle les aurait sans doute trouvés grossiers et pas assez finis ; les faïences étaient en poterie vernissée, mais avec une très belle ornementation ; les seules porcelaines étaient, çà et là, quelque vieux travail oriental. Les verres, de même, bien qu’élégants et gracieux, et très variés de forme, étaient quelque peu chiffonnés et de facture plus raboteuse que les articles commerciaux du dix-neuvième siècle. L’ameublement et l’arrangement général de la salle étaient à l’avenant du couvert de la table, beaux de forme et ornés à profusion, mais sans le « fini » commercial des menuisiers et ébénistes de notre temps. De plus, absence complète de ce que le dix-neuvième siècle appelle « confort », — c’est-à-dire absolue incommodité ; — en sorte que, même sans compter la délicieuse excitation de cette journée, je n’avais jamais encore goûté mon dîner avec tant de plaisir.

Lorsque nous eûmes fini de manger et que nous fûmes restés assis un moment, avec une bouteille de très bon vin de Bordeaux devant nous, Clara revint à la question du sujet des peintures, comme si cela l’avait préoccupée.

Elle les regarda et dit :

— Comment se fait-il, alors que notre vie surtout nous intéresse, que cependant les gens qui s’adonnent à écrire des poèmes ou à peindre des tableaux s’occupent rarement de notre vie moderne, ou, s’ils le font, ont grand soin que leurs poèmes ou leurs peintures n’y ressemblent pas ? Ne sommes-nous pas assez bien pour nous peindre nous-mêmes ? Comment se fait-il que nous trouvions les affreux temps passés si intéressants — en peinture et en poésie ?

Le vieil Hammond sourit :

— Il en a toujours été ainsi et je pense qu’il en sera toujours ainsi quelque raison qu’on en puisse donner. Il est vrai qu’au dix-neuvième siècle lorsqu’il y avait si peu d’art et qu’on en parlait tant, il y avait une théorie d’après laquelle l’art et la littérature d’imagination devaient s’occuper de la vie contemporaine ; mais cela n’arriva jamais ; car, si l’on y avait quelque prétention, l’auteur prenait toujours soin, comme Clara vient de l’indiquer, de dissimuler, d’exagérer, ou d’idéaliser et de défigurer d’une manière ou d’une autre ; en sorte que, malgré toute son apparence de vérité, il aurait pu aussi bien s’occuper de l’époque des Pharaons.

— Mais, dit Dick, il est certainement tout naturel d’aimer ces choses défigurées ; de même que, lorsque nous étions enfants, comme je le disais tout à l’heure, nous aimions nous représenter nous mêmes dans tel ou tel rôle, dans telle ou telle condition. C’est ce que font ces peintures. Et pourquoi ne le feraient-elles pas ?

— Tu as touché juste, dit le vieil Hammond ; c’est ce qui est enfant en nous qui produit des œuvres d’imagination. Lorsque nous sommes enfants, le temps passe pour nous si lentement qu’il nous semble avoir du temps pour tout.

Il soupira, puis sourit :

— Au moins, réjouissons-nous de ce que notre jeunesse est revenue. Je bois aux jours présents !

— Seconde enfance, dis-je à voix basse, puis je rougis de ma double grossièreté et j’espérai qu’il n’eût pas entendu. Mais il avait entendu ; il se tourna vers moi en souriant :

— Oui, pourquoi pas ? Et, pour ma part, je souhaite que cela dure longtemps et que la prochaine période où le monde verra une humanité sage et malheureuse, si cela doit arriver, nous conduise rapidement à une troisième enfance, si le temps présent n’est pas déjà notre troisième. En attendant, mon ami, il faut que vous sachiez que nous sommes trop heureux, tant individuellement que collectivement, pour nous préoccuper de ce qui viendra plus tard.

— Eh bien, pour moi, dit Clara, je voudrais que nous soyons assez intéressants pour qu’on nous écrive et nous peigne.

Dick lui répondit quelques paroles d’amant, impossibles à transcrire, puis nous restâmes assis un moment sans rien dire.



  1. « Élégant » comme est élégant un dessin persan ; non comme une dame riche « élégante » qui sort pour faire une visite. Je dirais plutôt distingué. (Note de l’auteur.)