Nouvelles de nulle part/Chapitre 23

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Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 250-258).


CHAPITRE XXIII

DE BON MATIN, À RUNNYMEDE


Bien qu’il n’y eût aucun bruit brutal pour me réveiller, je ne pus rester au lit le lendemain matin, alors que le monde semblait si bien éveillé et, malgré le vieux grognon, si heureux ; je me levai donc et vis que déjà, de si bonne heure, quelqu’un s’était dérangé, car tout était propret et à sa place dans le petit salon, et la table mise pour le repas du matin.

Personne, pourtant, n’était sur pied dans la maison ; aussi je sortis, et après avoir fait une ou deux fois le tour du jardin débordant, j’errai à travers la prairie jusqu’au bord du fleuve, où notre bateau m’avait un air familier et amical. Je marchai un peu en remontant le courant et observai le léger brouillard qui ondoyait au-dessus de la rivière, jusqu’au moment où le soleil fut assez fort pour le chasser tout à fait ; je vis l’ablette tacheter l’eau sous les buissons de saule, d’où les petites mouches dont elle se nourrit tombaient par myriades ; j’entendis le grand chabot sauter en éclaboussant l’eau vers quelque phalène attardée, et me sentis presque revenir à mon enfance. Puis je revins vers le bateau, flânai là une minute ou deux ; puis, lentement, je remontai la prairie pour gagner la petite maison. Je remarquai alors qu’il y avait quatre autres maisons à peu près aussi grandes sur le versant de la rivière. Dans la prairie où je marchais, l’herbe n’était pas haute ; mais des haies de planches couraient à ma droite et à ma gauche, montant la pente, et, dans le champ de gauche ainsi séparé, on faisait maintenant les foins activement, à la simple manière de mon enfance. Mes pas, instinctivement, se portèrent de ce côté, car je voulais voir à quoi ressemblaient les faneurs de ces temps nouveaux et meilleurs, et aussi je m’attendais à y voir Ellen. Je m’approchai des planches et regardai dans le champ ; je me trouvai tout près d’une longue ligne de faneurs en train d’étendre les andains pour sécher la rosée de la nuit. Le plus grand nombre étaient de jeunes femmes, habillées à peu près comme Ellen la veille, non pas en soie pour la plupart, mais en mousseline de laine aux gaies broderies ; les hommes étaient tous vêtus de flanelle blanche, avec des broderies de couleurs vives, qui donnaient à la prairie l’apparence d’une gigantesque corbeille de tulipes. Toutes les mains travaillaient activement, bien et posément, bien que le caquetage joyeux fût bruyant comme un bosquet d’étourneaux en automne. Une demi-douzaine d’entre eux, hommes et femmes, vinrent à moi et me serrèrent la main, me souhaitèrent le bonjour, et me posèrent quelques questions, d’où je venais, où j’allais, et, après m’avoir souhaité bonne chance, retournèrent à l’ouvrage. Ellen, à mon vif désappointement, n’était pas avec eux, mais bientôt je vis une forme légère sortir du champ en haut de la pente et se diriger vers notre maison ; c’était Ellen, un panier à la main. Avant qu’elle arrivât à la porte du jardin, Dick et Clara sortirent qui s’arrêtèrent une minute, puis descendirent vers moi, laissant Ellen dans le jardin ; nous descendîmes ensuite tous les trois vers le bateau en causant : simple bavardage du matin. Là, nous restâmes un moment, pendant que Dick arrangeait certaines choses dans la barque, car nous n’avions emporté dans la maison que ce que la rosée aurait pu abîmer ; puis nous retournâmes à la maison, et lorsque nous fûmes près du jardin, Dick nous arrêta en posant la main sur mon bras, et dit :

— Tenez, regardez.

Je regardai, et par-dessus la haie basse je vis Ellen, protégeant ses yeux contre le soleil pour regarder du côté du champ où l’on faisait les foins ; un vent léger se jouait dans ses cheveux fauves, ses yeux étaient comme de brillantes pierreries au milieu de la figure hâlée et semblaient avoir gardé la chaleur du soleil.

— Voyez, Hôte, dit Dick ; est-ce que tout cela ne ressemble pas à un de ces contes de Grimm dont nous avons parlé à Bloomsbury ? Nous voici deux amoureux qui parcourons le monde, et nous sommes arrivés à un jardin enchanté, et voici la fée elle-même : je me demande ce qu’elle va nous faire ?

Clara, gravement, mais sans raideur, demanda :

— Est-ce une bonne fée, Dick ?

— Oh oui, dit-il, et, selon les cartes, elle ferait encore mieux, n’était le gnome ou l’esprit des bois, notre ami grondeur d’hier soir.

Cela nous fit rire et je dis :

— J’espère que vous vous apercevez que vous m’avez laissé hors du conte.

— Oui, dit-il, c’est vrai. Vous devez considérer que vous avez le bonnet qui rend invisible et que vous voyez toute chose sans être vu.

Ceci m’atteignit à mon point faible, de ne pas me sentir sûr de ma position dans ce magnifique pays nouveau ; aussi, pour ne pas aggraver la chose, je me tus et nous entrâmes dans le jardin et dans la maison. Je remarquai en passant que Clara devait avoir vraiment senti le contraste entre elle, dame de la ville, et cet exemplaire de la campagne d’été, que nous admirions tant, car elle s’était habillée, ce matin-là, de façon légère et modeste, assez dans le goût d’Ellen, et marchait aussi pieds nus, sauf de légères sandales.

Le vieillard nous salua aimablement dans le salon et dit :

— Eh bien, Hôtes, vous êtes allés explorer la nudité du pays ; je pense que vos illusions d’hier soir se sont un peu dissipées à la lumière du matin ? Cela vous plaît-il encore, hein ?

— Beaucoup, dis-je avec force, c’est un des plus jolis endroits sur la Tamise inférieure.

— Oh ! oh ! dit-il, vous connaissez donc la Tamise, alors ?

Je rougis, car je vis Dick et Clara qui me regardaient, et je ne sus que dire. Cependant, puisque j’avais dit dans mes premières conversations avec mes amis de Hammersmith que j’avais connu la forêt d’Epping, je pensai qu’une généralisation impromptue vaudrait mieux, pour éviter des complications, qu’un pur mensonge, je dis donc :

— Je suis déjà venu dans ce pays et j’ai été sur la Tamise autrefois.

— Oh ! dit le vieillard vivement, vous êtes déjà venu dans ce pays. Eh bien, ne trouvez-vous pas (en dehors de toute théorie, bien entendu) qu’il a beaucoup changé en mal ?

— Non, pas du tout, je le trouve beaucoup changé en bien.

— Ah ! fit-il, je crains que vous n’ayez été influencé par une théorie ou une autre. Mais, naturellement, l’époque où vous êtes déjà venu ici a dû être si proche de l’époque actuelle que la transformation n’a pu être bien grande : nos usages d’alors, naturellement, étaient les mêmes qu’aujourd’hui. Je pensais à une époque antérieure à celle-là.

— En un mot, dit Clara, vous avez des théories sur le changement qui s’est produit.

— J’ai des faits aussi. Regardez ! de cette colline on peut voir quatre petites maisons, exactement, y compris celle-ci. Eh bien, je sais de source certaine qu’aux vieux temps, même en été, quand le feuillage était le plus touffu, on pouvait voir six grandes belles maisons ; et plus haut, sur le fleuve, ce n’étaient que jardins jusqu’à Windsor, et il y avait de grandes maisons dans tous les jardins. Ah ! l’Angleterre était un pays important dans ce temps-là.

Je m’irritais peu à peu et je dis :

— C’est-à-dire que vous avez débourgeoisé le pays et envoyé promener les maudits pieds-plats ; tout le monde peut vivre confortablement et heureusement, et non plus seulement un petit nombre de maudits voleurs, qui étaient des ferments de vulgarité et de corruption, partout où ils demeuraient ; quant à cette charmante rivière, ils en avaient détruit la beauté moralement, et l’avaient presque détruite matériellement lorsqu’ils en ont été chassés.

Il y eut un silence après cette sortie, que je n’aurais pu retenir pour rien au monde, me souvenant combien j’avais souffert de l’esprit bourgeois et de ses effets sur ces mêmes rives, autrefois. Enfin le vieillard dit, très tranquillement :

— Mon cher Hôte, je ne sais vraiment pas ce que vous voulez dire avec vos bourgeois, pieds-plats, voleurs et damnés ; ni comment un petit nombre de gens seulement pourraient vivre heureusement et confortablement dans un pays riche. Tout ce que je puis voir, c’est que vous êtes en colère, et, j’en ai peur, contre moi : si vous voulez, nous parlerons d’autre chose.

Je trouvai que cela était aimable et hospitalier de sa part, vu son entêtement pour sa théorie ; et je me hâtai de dire que je n’avais pas été en colère, mais seulement emphatique. Il s’inclina gravement, et je croyais que l’orage était passé, lorsque tout à coup Ellen intervint :

— Grand-père, notre hôte s’arrête par politesse ; ce qu’il a dans l’esprit devrait être dit ; et comme je sais très bien ce que c’est, je vais le dire pour lui ; comme vous savez, j’ai appris ces choses auprès de gens, qui…

— Oui, dit le vieillard, le sage de Bloomsbury, et d’autres.

— Oh, fit Dick, vous connaissez mon vieux parent Hammond ?

— Oui, dit-elle, et d’autres encore, comme le dit mon grand-père, et ils m’ont appris des choses dont voici la conclusion. Nous vivons aujourd’hui dans une petite maison, non parce que nous n’avons rien de plus grandiose à faire que de travailler dans les champs, mais parce que cela nous plaît ; car, si nous voulions, nous pourrions aller vivre dans une grande maison parmi d’agréables camarades.

Le vieillard grommela :

— C’est cela ! Comme si je voudrais vivre parmi ces gens vaniteux : ils me regarderaient tous de haut en bas !

Elle lui sourit gentiment, mais continua comme s’il n’avait pas parlé.

— Au temps passé, lorsque ces grandes maisons dont parle grand-père étaient si nombreuses, nous aurions été obligés de vivre dans une chaumière, que cela nous plût ou non ; et la dite chaumière, au lieu de renfermer tout ce qu’il nous faut, aurait été nue et vide. Nous n’aurions pas eu assez à manger, nos habits auraient été laids à voir, sales et dégoûtants. Vous, grand-père, il y a des années que vous n’avez fait aucun gros travail, vous vous promenez et lisez des livres, et rien ne vous tracasse ; et moi je travaille dur quand cela me plaît, parce que cela me plaît, et que je crois que cela me fait du bien, cela me dérouille les muscles, me rend plus jolie à regarder, plus alerte et plus heureuse. Mais, dans ces temps passés, grand-père, il vous aurait fallu travailler dur malgré votre grand âge ; et vous auriez toujours eu à craindre d’être enfermé dans une sorte de prison en compagnie d’autres vieillards, affamé et sans distraction. Et moi j’ai vingt ans. Dans ce temps là, ç’aurait été le commencement de mon âge mûr, en peu d’années j’aurais été exténuée, amaigrie, hagarde, assiégée de tourments et de misères, et personne n’aurait pu deviner que j’avais été une belle fille.

Est ce là ce que vous aviez dans l’esprit, Hôte ? dit-elle, les larmes aux yeux à la pensée des misères passées de femmes comme elle.

— Oui, dis-je, très ému, cela, et plus. Souvent, dans mon pays, j’ai vu cette lamentable transformation d’une belle, fraîche fille de campagne en pauvre femme de campagne toute meurtrie.

Le vieillard se tut un moment, puis il se reprit, et se retrancha dans sa phrase habituelle :

— Eh bien, cela vous plaît, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Ellen, je préfère la vie à la mort.

— Oh, c’est cela, n’est-ce pas ? dit-il. Eh bien, pour ma part, j’aime lire un bon vieux livre bien amusant, comme La foire aux vanités, de Thackeray. Pourquoi n’écrit-on pas de livres comme celui-là, aujourd’hui ? Demandez-le à votre sage de Bloomsbury.

Voyant que les joues de Dick rougissaient un peu à cette saillie, et remarquant le silence qui suivit, il me parut que j’avais quelque chose à faire. Je dis donc :

— Amis, je ne suis que l’Hôte : mais je sais que vous voulez me montrer votre fleuve dans sa beauté ; ne croyez-vous pas que nous ferions mieux de partir tout de suite, car il va faire certainement très chaud.