Aller au contenu

Nouvelles de nulle part/Chapitre 26

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 280-287).


CHAPITRE XXVI

LES REFUSEURS OBSTINÉS


Avant de quitter ces jeunes filles, nous aperçûmes deux hardis jeunes hommes et une femme qui poussaient au large de la rive du Berkshire, et alors Dick s’avisa de quelque plaisanterie des jeunes filles, et leur demanda comment il se faisait qu’il n’y eût personne du sexe masculin à traverser le fleuve avec elles, et où leurs bateaux étaient partis. Une de leur groupe, la plus jeune, dit :

— Oh ! ils ont pris le grand bateau plat pour amener des pierres de plus haut sur le fleuve.

— Qu’entendez-vous par « ils », chère enfant ? demanda Dick.

Une fille plus âgée dit en riant :

— Vous devriez aller les voir. Regardez, — et elle indiquait le nord-est, — ne voyez-vous pas qu’on est en train de construire, là ?

— Oui, et je suis assez étonné, à cette époque de l’année ; pourquoi ne sont-ils pas à faire les foins avec vous ?

Les jeunes filles se mirent à rire, et elles riaient encore lorsque le bateau du Berkshire fut avancé jusque sur l’herbe : les jeunes filles y montèrent légèrement, riant encore sous cape, pendant que les nouveaux venus nous souhaitaient le bonjour. Mais, avant qu’ils se remissent en route, la grande fille dit :

— Pardonnez notre rire, chers voisins ; nous avons eu avec les constructeurs, là-bas, une amicale fâcherie, et, comme nous n’avons pas le temps de vous raconter l’histoire, vous feriez mieux d’aller la leur demander : ils seront contents de vous voir… si vous ne gênez pas leur travail.

Leur rire reprit à ces mots, et elles nous firent d’aimables signes d’adieu, pendant que les hommes du bateau plat les emmenaient vers l’autre rive, nous laissant à terre, près de notre barque.

— Allons les voir, dit Clara ; du moins, si vous n’êtes pas pressé d’arriver à Streatley, Walter ?

— Oh non, dit Walter, je suis heureux de ce prétexte pour jouir un peu plus longtemps de votre compagnie.

Nous laissâmes donc le bateau amarré là, et montâmes la pente lente de la colline ; chemin faisant, je demandai à Dick (car je n’y comprenais pas grand chose) :

— Pourquoi tous ces rires ? Quelle était la plaisanterie ?

— Je peux le deviner assez bien ; quelques-uns d’entre eux, là-haut, s’intéressent à un travail et ne veulent pas aller aux foins, ce qui n’a aucune importance, parce qu’il y a une foule de monde pour faire un pareil travail de force facile ; seulement, comme la fenaison est une vraie fête, les voisins trouvent amusant de se moquer d’eux gentiment.

— Je comprends, dis-je, à peu près comme si, au temps de Dickens, des enfants avaient été tellement plongés dans leur travail, qu’ils n’auraient pas voulu faire la Noël.

— C’est cela, sauf que ces gens ne sont pas nécessairement jeunes.

— Mais qu’entendiez-vous par travail de force facile ? demandai-je.

Dick fit :

— Ai-je dit cela ? Je veux dire un travail qui exerce les muscles et les fortifie, et après lequel on se couche agréablement fatigué, mais qui ne demande pas d’autre effort : bref, qui ne donne aucune peine. Pareil travail est toujours agréable, si on ne l’exagère pas. Il n’y a que pour bien faucher qu’il faut un peu d’habileté. Je suis un assez bon faucheur.

Cette conversation nous amena jusqu’à la maison en construction ; elle n’était pas grande et était bien située au fond d’un beau verger entouré d’un vieux mur de pierre.

— Ah oui, je vois, dit Dick ; je me rappelle, c’est un endroit magnifique pour une maison : il y avait là une misère de maison du dix-neuvième siècle : cela me fait plaisir qu’ils la reconstruisent ; et elle est toute en pierre : ce n’est pas ce qu’il aurait fallu dans cette région-ci ; tout de même, ma foi, ils font là de joli ouvrage ; mais je ne l’aurais pas faite toute en moellons.

Walter et Clara causaient déjà avec un homme de haute taille, en blouse de maçon, qui paraissait environ quarante ans, mais était sans doute plus âgé, et qui tenait à la main son maillet et son ciseau ; dans l’appentis et sur l’échafaudage, à peu près une demi-douzaine d’hommes et deux femmes, vêtues de blouses comme les garçons, étaient à l’ouvrage, tandis qu’une très jolie femme qui ne travaillait pas avec eux, portant un élégant costume de toile bleue, s’avança vers nous nonchalamment, son tricot à la main. Elle nous souhaita la bienvenue, et dit en souriant :

— Vous êtes donc venus de la rivière pour voir les Refuseurs obstinés ; où allez-vous faire les foins, voisins ?

— Oh, un peu au-dessus d’Oxford, dit Dick c’est un pays assez tardif. Mais quel est votre rôle parmi les Refuseurs, jolie voisine ?

Elle répondit en riant :

— Oh, je suis celle qui a la chance de ne pas travailler ; quelquefois, cependant, car je sers de modèle à dame Philippa, quand elle en a besoin : c’est notre maître sculpteur ; venez la voir.

Elle nous conduisit à la porte de la maison inachevée, où une femme assez petite travaillait avec le maillet et le ciseau le mur à côté. Elle paraissait très attentive à ce qu’elle faisait et ne se retourna pas à notre venue ; mais une femme plus grande, qui avait tout à fait l’air d’une jeune fille, et travaillait près d’elle, avait déjà fini, et se tenait debout, regardant Clara, puis Dick avec des yeux ravis. Aucun des autres ne faisait grande attention à nous.

La femme en bleu posa la main sur l’épaule du sculpteur et dit :

— Voyons, Philippa, si vous abattez de l’ouvrage comme cela, vous n’aurez bientôt plus rien à faire ; et alors, qu’est-ce que vous deviendrez ?

Le sculpteur se retourna vivement, et nous montra le visage d’une femme de quarante ans (du moins elle les paraissait), et dit avec quelque humeur, mais d’une voix douce :

— Ne dites pas de sottises, Kate, et ne m’interrompez pas, si vous pouvez !

Elle s’arrêta court à notre vue, puis reprit avec l’aimable sourire de bienvenue que nous rencontrions toujours :

— Merci de votre visite, voisins ; mais je suis sûre que vous ne me trouverez pas désobligeante si je continue mon travail ; car je vous dirai que j’ai été malade et incapable de rien faire en avril et mai ; et ce plein air, le soleil et le travail tout ensemble, et aussi de me sentir bien de nouveau, tout cela fait pour moi de chaque heure un vrai délice ; excusez-moi, il faut que je continue.

Elle se remit donc à sculpter en bas-relief des fleurs et des figures, mais elle causait entre les coups de maillets :

— Voyez-vous, nous pensons tous que ceci est le plus joli emplacement pour une maison dans cette partie de la rivière ; et l’endroit a été si longtemps encombré d’une bâtisse indigne, que nous autres maçons avons décidé de lui faire un sort tout de suite, et de construire ici la plus jolie maison dont nous soyons capables ; … alors,… alors…

Ici elle s’absorba dans sa sculpture ; mais le grand chef d’atelier arriva et dit :

— Oui, voisins, voilà : ce sera tout en moellons parce que nous voulons sculpter une sorte de guirlande de fleurs et de personnages tout autour ; et nous avons été très empêchés par une chose ou l’autre — la maladie de Philippa entre autres. — Nous aurions bien pu nous tirer de notre guirlande sans elle…

— Vous auriez pu tout de même ? grogna celle qui venait d’être nommée contre son mur.

— Dans tous les cas, elle est notre meilleur sculpteur, et il n’aurait pas été aimable de se mettre à sculpter sans elle. Vous voyez bien, dit-il en nous regardant, Dick et moi, que nous ne pouvions vraiment pas aller aux foins, n’est-ce pas, voisins ? Mais, vous voyez, nous avançons si vite maintenant, par ce temps magnifique, que nous pourrons, je pense, disposer d’une semaine ou d’une dizaine de jours vers la moisson ; et alors nous irons y travailler ! Descendez alors dans les champs qui s’étendent par là derrière, au nord et à l’ouest, et vous verrez de bons moissonneurs, voisins.

— Bravo, la belle vanterie ! cria une voix sur l’échafaudage au-dessus de nous ; notre chef d’atelier croit que c’est une besogne plus facile que de poser une pierre sur une autre !

Il y eut un rire général à cette plaisanterie, et le chef d’atelier rit aussi ; et là-dessus nous vîmes un garçon sortir de l’ombre de l’appentis de pierre une petite table, qu’il posa, puis retourna, et revenir avec l’inévitable grosse bouteille d’osier et de grands verres, et alors le chef d’atelier nous fit asseoir, connue il convenait, sur des blocs de pierre, et dit :

— Eh bien, voisins, buvez à la réalisation de ma vanterie, ou je penserai que vous ne me croyez pas ! Hé là-haut ! cria-t-il vers l’échafaudage, voulez-vous descendre pour prendre un verre ?

Trois des ouvriers descendirent prestement l’échelle en hommes entraînés à cet exercice ; les autres ne répondirent pas, sauf le plaisant, — si l’on peut ainsi le désigner, — qui cria sans se retourner :

— Excusez-moi si je ne descends pas, voisins ; il faut que je continue : mon travail ne consiste pas à diriger, comme celui du compère ; mais envoyez un verre, camarades, pour boire à la santé des faneurs.

Naturellement, Philippa ne voulut pas quitter son travail chéri ; mais l’autre femme-sculpteur vint ; c’était la fille de Philippa, une grande, vigoureuse fille, aux yeux noirs, à la figure de bohémienne, d’attitude curieusement solennelle. Les autres se réunirent autour de nous et l’on choqua les verres ; les hommes de l’échafaudage se tournèrent vers nous et burent à notre santé ; seule, la petite femme affairée près de la porte ne voulut rien savoir, et haussa seulement les épaules, lorsque sa fille vint près d’elle et la toucha de la main.

Puis on se serra les mains, et nous quittâmes les Refuseurs obstinés ; nous descendîmes le coteau vers notre bateau, et nous n’avions pas fait beaucoup de pas, que nous entendîmes le bruit du tintement des truelles se mêler au bourdonnement des abeilles et au chant des alouettes au-dessus de la petite plaine de Basildon.