Nouvelles lettres intimes (Renan)/29

La bibliothèque libre.


MONSIEUR RENAN,


1e mai 1848.

Que de soupirs, mon Ernest bien-aimé, après le moment qui m’apporte une lettre de toi ! quelle joie encore, au milieu de tant de douleurs, lorsque ta voix se fait entendre à ta vieille amie ! — Merci, mon bien bon, merci de tes soins à me donner de les nouvelles, à me dire les impressions dans cet épouvanteble moment. Tes deux dernières lettres me sont régulièrement arrivées, mais il parait que l’une des miennes à notre frère a été perdue. J’ai enfin reçu de ses nouvelles et de celles de notre mère. Tout ce qu’il me dit, surtout ce qu’il me laisse entendre, est bien triste ; cependant j’ai été comparativement heureuse en recevant de lui quelques lignes. Oh ! quel coup nous a tous frappés, mais lui surtout !… Cher et malheureux ami ! je ne dirai jamais ce que je souffre de sa peine. Dis-moi, mon Ernest, dis-moi, je t’en supplie, tout ce que tu sauras de ses affaires. Je n’ose lui demander de réponse, je n’ose en attendre, et cependant je suis sans cesse pour lui dans les plus cruelles anxiétés. Toute l’Europe est tellement bouleversée, que je ne puis même mettre à sa disposition une année de mes appointements, que j’ai presque intacte entre les mains du père de mes élèves : on ne trouve plus un banquier, un seul, qui veuille donner une lettre de change sur Paris, tant il est certain qu’elle ne sera pas payée. Voilà où en est notre France !… J’offre à Alain d’employer la voie d’Angleterre, je lui propose de lui faire une remise sur Londres, s’il croit que ce moyen présente sécurité et puisse lui être utile. Malheureusement ce que je puis est si peu de chose ! — Il faut, mon Ernest, il faut que dans ma dernière lettre j’aie bien mal exprimé ma pensée, pour que tu aies pu croire que je séparais ma destinée de la tienne, afin de l’associer a des âmes indifférentes qui m’environnent. Non, non très cher ami, non : dans la phrase dont tu me parles, il ne s’agissait nullement de l’avenir ; il ne s’agissait même du présent que pour te rassurer relativement a ce qui se dit et se passé dans ce triste moment. Quand je t’ai écrit que je ne pouvais que partager le sort de cette famille, j’entendais qu’il ne pouvait m’arriver plus de mal qu’à eux ; que le comte ne laisserait pas ses enfants dans un danger manifeste, et que je ne puis pas en être séparée ; en un mot qu’ils ne m’abandonneront jamais à un péril qu’ils ne partageraient point. Voila, mon bon Ernest, la seule idée que j’ai voulu exprimer, que j’ai pu ressentir. Ah ! mon ami, en pareilles choses ce n’est pas sur mon bon sens que je te supplie de compter ; c’est surtout sur mon cœur, sur ce cœur si plein de toi, si rempli du besoin d’améliorer ton existence ! Que de fois, mon bon frère, avant ces événements cruels et subversifs, que de fois j’ai été sur le point de t’offrir notre réunion immédiate, de te proposer de vivre ensemble, pendant tes années d’attente, avec ce que le père de més élèves me devra au moment de notre séparation !… Une seule chose (et Dieu sait qù’elle ne m’était en rien personnelle), une seule chose, dis-je, mais bien grave, m’a toujours retenue : je ne voulais pas que tu sentisses ta destinée irrévocablement fixée à la mienne ; je désirais te laisser au fond de l’âme le sentiment qüe j’avais séparément du pain si tu songeais quelque jour à te créer une autre famille. Tu vas te récrier, mon Ernest…, ce n’est pas non plus que je le croie ;… mais enfin je ne voulais pas que par ta vieille sœur quelque obligation te fût imposée. Voilà, mon cher, mon bien cher Ernest, les seuls motifs qui m’ont fait prolonger mon exil, jusqu’à l’heure foudroyante où tout a, une fois encore, changé dans ma vie. Maintenant, je dois rester, mon Ernest, par ce motif toujours, et malheureusement par beaucoup d’autres, parce que ton avenir s’est assombri, parce que celui de notre frère est presque brisé, parce que le fruit de mon travail est à peu près la seule de nos ressources qui ne soit pas anéantie. — ne crois pas tous les bruits des journaux, mon ami ; je ne suis nullement inquiétée. Relativement à nos compatriotes, je n’ai entendu parler que d’un seul ordre, et tu vas voir qu’il ne pouvait nullement m’atteindre. Tout Français arrivé dans cette contrée depuis 1830, devait justifier les motifs qui l’y retenaient ; faire valoir une industrie ou une occupation quelconque, ou encore trouver des personnes connues qui répondissent de sa moralité. J’ai une occupation honorable, le père de mes élèves eût répondu pour moi devant le ciel et la terre, dès lors cette mesure ne me regardait en rien ; je n’en ai même entendu parler que vaguement, et je ne crois pas qu’il ait été question de l’exécuter. Sois donc tranquille, je t’en supplie. Notre consul est toujours ici ; nous ne sommes en rien tracassés, moi du moins qui ne me mêle des affaires de personne. Le médecin français de la maison du comte s’est marié, il y a peu de temps, à une Polonaise, et ne songe plus par conséquent à retourner en France ; cependant il ne voudrait pas plus que moi perdre sa nationalité… mais il n’est question de rien de semblable. Je voudrais être assurée que les journaux exagèrent autant la situation de notre patrie, qu’ils amplifient celle de cette contrée. — La mesure qui a frappé le Collège de France m’a causé une inexprimable douleur, quoiqu’il me semble souvent que mon âme doit être émoussée par l’excès de la souffrance. Où marchons-nous, grand Dieu ! où précipite-t-on notre belle et infortunée patrie !… Oh ! les misérables qui l’ébranlent ! Oh ! les barbares, quel compte ils auront à rendre à Dieu, à l’univers et à la postérité !… Ce que tu me dis pour la chaire de M. Jacques m’a fait au moins quelque plaisir, m’a apporté quelque consolation. Oui, c’est chose très importante pour toi, mon ami, que d’avoir fait cet essai, d’avoir franchi ce premier pas, ce début. Dis-moi si tu as pu continuer à n’en avoir aucun désagrément, car il n’y a plus ni ordre ni discipline en rien. — je ne réponds point, mon ami, à l’idée de pension dont tu me parlais dans ton avant-dernière lettre, parce que tu t’y arrêtes peu toi-même, et que j’ai encore besoin d’espérer qu’il n’en faudra pas en venir à une extrémité si douloureuse. Ces mots te diront, mon ami, qu’il faudrait encore bien des malheurs pour me gagner à un pareil projet, malheurs généraux, destruction complète de toutes mes espérances pour toi ; cependant je ne le repousse pas complètement, car aujourd’hui on ne peut se permettre de rien repousser. — Adieu, mon bon Ernest, adieu ! À toi en tout et toujours.

H. R.