Nouvelles lettres intimes (Renan)/30

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MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 9 mai 1848.

Que je le remercie, chère Henriette, de ton assiduité à m’écrire, dans ce moment de cruelle perplexité. Sans me rassurer complètement (car qui peut ne rien craindre dans les jours que nous traversons), elles adoucissent au moins mes inquiétudes, et calment mes alarmes présentes. J’ai toujours pensé, chère amie, que les journaux de l’ouest de l’Europe ne comprennent pas et exagèrent les affaires du pays que tu habites. Toutefois en faisant les réserves nécessaires, que de motifs encore à de trop justes craintes. Celles que tu conçois sur l’état présent de notre pays, sont, je t’assure, moins fondées. Non pas que je sois des plus optimistes ; mais on ne peut nier qu’il n’y ait maintenant autant de chances pour que contre un rétablissement satisfaisant des affaires. Les élections ont occasionné beaucoup de troubles, même sanglants, en province ; mais rien de tout cela ne pouvait avoir de conséquence. La majorité est centre-gauche, gauche et légitimiste. Le clergé à la lettre a fait les élections en province. Il y a beaucoup plus à craindre la réaction que l’ultra. Cette assemblée paraît fort nulle ; des esprits faibles, légers, sans entente des affaires, des jeunes gens dont chacun se croit seul capable de régénérer son pays. Ils n’ont pu encore s’entendre sur les choses les plus simples. Attendons… Des explications postérieures ont un peu corrigé ce que la nouvelle organisation du Collège de France avait d’alarmant pour la science. L’adjonction de la nouvelle école a été présentée comme quelque chose d’analogue à l’organisation de l’ancienne École Normale, organisation d’après laquelle elle était annexée à la Sorbonne, et n’avait d’autres cours que ceux de la Faculté. Dans ces termes, on n’aurait rien à dire, si ce n’est que l’École Normale et la Sorbonne allaient tout naturellement ensemble, au lieu qu’on ne voit aucun rapport entre une école administrative et une école toute scientifique, — La réorganisation l’École des Langues orientales vivantes, qui, il faut l’avouer, était tombée très bas dans les dernières années, est en bonne voie. Nous ayons rédigé et présenté au ministre un nouveau projet, à la rédaction duquel j’ai eu quelque part. L’École dans ce nouveau plan offrirait quelques places de plus. Mais comme on s’y propose surtout l’usage pratique des langues actuellement parlées on Asie, et que ce point de vue m’a très peu occupé, je n’ai jamais songé bien sérieusement à cette École pour mon avenir. — Tout mon travail est à l’Institut : la commission est nommée depuis quelques jours ; je n’en connais encore que deux membres, MM, Victor Le Clerc et Hase. — Le travail de mon agrégation me préoccupe surtout en ce moment. J’ignore totalement quelle sera la couleur des juges du concours, ce qui en philosophie forme un véritable embarras. Le programme de l’agrégation est tout cousinien ; il se compose presque exclusivement de questions qui n’ont de sens qu’au point de vue de la philosophie éclectique. Ceci toutefois m’inquiète peu. Si M. Cousin est remplacé dans la présidence et la direction, ce sera par le parti qui l’a abandonné comme arriéré, et non par ceux qui l’anathématisent comme novateur. Il faut le dire, cet homme si intelligent et si élevé s’était endormi dans son fauteuil de satisfait. Il est détrôné avec les autres. Il serait aussi inopportun de vouloir prolonger son règne qu’injuste de méconnaître les services qu’il a rendus. Il a d’ailleurs assez de vie pour fournir une nouvelle carrière intellectuelle, et je crois qu’il le fera. Dans cet interrègne de la philosophie, que je regretterai peu de voir se prolonger, ma résolution est prise de ne pas me gêner pour la libre manifestation de mon esprit et de mes opinions. Dans le temps où nous sommes, les calculs et la politique sont devenus à peu près inutiles ; car le calcul fait en vue d’aujourd’hui sera un embarras pour demain. Ce qu’il y a de plus court, c’est de jouer cartes sur table. Que je suis heureux d’étre resté complètement à l’écart des faveurs officielles de l’ancien régime ! Ce sont maintenant de mauvais précédents.

J’imprime beaucoup en ce moment. La prodigieuse surexcitation de la presse quotidienne laisse les revues et les autres publications scientifiques dans une sorte de pénurie. Je n’ai qu’à leur couper des tranches dans les travaux divers que j’ai dans mes cartons. Sans m’occuper directement de questions pratiques, je ne fais pas difficulté de me mêler un peu de l’actuel, en ne sortant jamais, bien entendu, des principes. Si j’avais du loisir, je grouperais sous ce titre : De l’avenir de la science, une foule d’idées qui me travaillent sur ce sujet, depuis le grand éveil. Somme toute, chère amie, ne t’alarme trop ni pour notre patrie ni pour moi. Je ne puis te parler ici que de ce qui m’est personnel : mais je t’assure que je me demande encore si, au point de vue de mon intérêt, je dois regretter ou accueillir avec joie ce qui s’est fait. — M. Jacques n’est pas nommé, ainsi que je le prévoyais ; je n’ai donc que les suppléances éventuelles ; mais elles sont assez fréquentes. — Notre frère ne m’écrit guère ; mais, d’après les lettres de notre mère, il ne souffrirait que de la cessation absolue des affaires. Depuis quelques jours, tout reprend vie, la Bourse est bonne ; je pense qu’il en est de même au fond de notre province. Excellente amie, ne t’inquiète pas trop pour nous, et songe davantage à toi-même. Je ne suis pas encore content de ta dernière lettre ; tu ne dis pas assez catégoriquement qu’un danger seulement probable suffirait pour déterminer ton départ. Au nom du ciel, songe à moi, songe a nous tous. Adieu, excellente sœur. L’heure me presse, j’ai déjà tardé d’un jour, et je crains même d’être encore aujourd’hui en retard. J’aurais eu pourtant bien des réflexions à te communiquer sur ta dernière lettre, et des protestations sur les éventualités que tu y supposais sur ma vie à venir. Non, chère amie, si tu ino manquais, ma vie serait à jamais solitaire. Quelle autre au monde que toi, comprendrait mes goûts, mon caractère, mes pensées ? Toi seule, et pour toujours, délicieuse amie,

E. RENAN.