Nouvelles lettres intimes (Renan)/36

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MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 16 juillet 1848.

Que je te remercie, excellente amie, d’avoir immédiatement songé à m’écrire ! Jamais je n’avais eu un plus grand besoin d’entendre ta voix consolatrice que dans ces déplorables et cruelles circonstances. Il est des moments où la sensibilité est un grand supplice, et où les âmes égoïstes, qui rient de tout pourvu qu’elles ne soient point atteintes, sont singulièrement privilégiées. Au fond, chère amie, j’apprécie à peu près comme loi la circonstance présente. C’est un très grand malheur que l’insurrection ait été tentée, mais c’eût été un malheur plus grand encore qu’elle eût triomphé. Les principes ne sont pas mûrs, les hommes ne sont pas formés, les symboles ne sont pas arrêtés. Je ne regretterai pas la société présente quand je la verrai remplacée par une forme plus avancée ; mais en attendant que les nouvelles idées soient devenues acceptables et sociales, je veux qu’on conserve les bases actuelles, car cet état vaut encore mieux que le chaos ; et d’ailleurs il n’est pas impossible que, sans renversement radical, par la seule force des choses et en vertu de la réaction que les idées exercent sur ceux mêmes qui les combattent, la transformation s’opère légalement et sans secousse. Il y a une immense différence entre l’état actuel et celui de 89. Le progrès avait alors à combattre une caste parfaitement une et délimitée, se fondant sur la naissance et par là étonnamment vivace (elle vit encore !) Telle n’est pas la bourgeoisie. C’est un esprit, et non une caste. Il suffira de circonstances nouvelles pour détruire ce que cet esprit a de funeste au progrès de l’humanité. Tout n’y est pas d’ailleurs à détruire : la bourgeoisie est intelligente, instruite, spirituelle, active, industrieuse, animée de l’esprit d’ordre, possédant a un haut degré les vertus de la famille. Mais elle n’a pas d’originalité : elle n’a rien créé et elle ne créera rien en poésie ni en philosophie, elle n’est que critique, parce qu’elle n’est que fine et spirituelle. Elle n’a d’ailleurs aucune croyance, et ne fait qu’en simuler le dehors. Elle résistera cruellement à la religion nouvelle ; elle n’a pas d’enthousiasme, elle n’aime pas l’humanité, elle ne frémit pas en voyant l’avilissement nécessaire d’une partie de ses semblables, elle ne pense qu’à prolonger systématiquement cet état, qu’à empêcher la portion déshéritée de s’éclairer et de s’élever ; elle aime mieux avoir sous elle des bêtes que des hommes, sauf, quand la bête rompra sa chaîne, à se faire déchirer par elle. Elle comprend parfaitement la liberté, car elle la veut pour elle : ç’a été là sa mission ; c’était la milice qu’il fallait pour exalter cette idée dans le monde. Elle comprend quelques côtés de l’égalité, car elle en a besoin contre la noblesse ; mais elle ignore complètement la fraternité.

Le peuple est ignorant et grossier, paresseux (il ne travaille pas pour lui), mais est-ce sa faute ? Il ne comprend pas la liberté véritable, qui est une conséquence de l’esprit critique, il est très partiel et très dogmatique » plein de vie, d’enthousiasme, de passion, d’originalité. Il y a là mille fois plus de création que dans toute la littérature officielle. Le peuple est la force vive, vraie et naturelle, la matière du monde futur ; seul il crée encore. Il ferait la Marseillaise si elle était à faire. Que toutes les Académies, tous les littérateurs de la Revue des Deux Mondes, tous les rédacteurs du Journal des Débats se réunissent pour faire un chant comme celui-là ou comme le Chant du Départ, ou une chanson comme celles de Béranger (je veux dire celles où le peuple a été sa muse), on verra… Je le répète, je n’oppose pas une caste à une caste, puisqu’il n’y a pas de ligne de démarcation entre les deux, et que les représentants les plus éminents de l’esprit populaire appartiennent à ce qu’on, appelle la classe bourgeoise, j’oppose un esprit à un esprit, et je cherche celui auquel appartient l’avenir.

Le moment de l’histoire auquel je trouve la plus parfaite analogie avec l’état actuel est le moment ou le christianisme et le paganisme étaient en présence. D’un côté, des hommes simples, grossiers, des hommes du peuple en un mot, parlant en vrais massacres, sans finesse ni respect humain, vilipendés par les gens de bon ton, sans critique, ni études, mais pleins de croyance, d’enthousiasme et d’amour. De l’autre, tous les gens d’esprit, les heureux, les riches, les honnêtes gens, les littérateurs, les poètes officiels, soutenant pour la forme une religion vermoulue à laquelle ils ne croyaient pas, sans foi ni amour. Tu as lu Tacite, te rappelles-tu comme il parle de la race anti-sociale des chrétiens ou des Juifs (car tu sais qu’on les confondait). Tous les gens d’esprit des quatre premiers siècles ne firent-ils pas de même ? Porphyre, Julien, etc. Et pourtant qui a vaincu ? Qui a survécu ? Quel est a nos yeux le plus grand philosophe, de saint Paul ou de Sénèque, le plus grand poète, de saint Jean pu de ces versificateurs insipides, qui étaient couverts d’applaudissements dans les réunions littéraires de l’époque des empereurs ? Qu’aurait dit Tacite, si on eût soutenu devant lui que ces misérables sur lesquels il jetait en passant de si amères paroles devaient un jour posséder la terre, et qu’ils travaillaient pour la civilisation ?

Il ne faut pas voir de trop près ces grands enfantements de l’humanité. L’apparition du christianisme nous paraît exclusivement pure, sainte et surnaturelle ; elle le fut en effet, mais dans son ensemble : de loin, elle nous paraît toute blanche et belle ; mais si nous pouvions la voir de près, penses-tu que nous n’y trouverions pas bien des taches ? À côté du tronc principal, d’où sortent les Évangiles, les épîtres, etc., que de sectes folles, extravagantes, immorales, monstrueuses ! et pourtant à certains moments il n’y eut pas de démarcation nette entre ces rameaux empoisonnés et les rameaux vivants et sains. Tout coexistait dans la plus confuse unité : le gnosticisme a sa racine dans le Nouveau Testament tout comme l’orthodoxie. Ce n’est que plus tard que la séparation s’est opérée, que le pur et l’impur se sont opposés. De même dans l’apparition nouvelle, il y a des gnostiques (phalanstériens, communistes, etc.) ; comme on en est encore à la lutte, les sectes ne s’excommunient pas ; cela viendra après le triomphe. Mais en attendant, les infamies des sectes perdues, égarées, retombent en calomnies sur tout l’ensemble de doctrine dont elles ne sont que l’exagération ou la corruption. La plupart des bruits affreux qu’on semait sur la moralité des premiers chrétiens, n’étaient pas des inventions ; c’était réellement des pratiques gnostiques ; et pourtant c’étaient des calomnies ; car on attribuait à la doctrine essentielle ce qu’elle-même anathématisait.

Nous voila bien loin, chère amie, des tristes journées de juin et des spectacles affligeants que nous avons encore sous les yeux. Attache peu d’importance, je te prie, à l’amertume et aux accès d’humeur que j’ai pu laisser échapper dans mes lettres contre l’un des partis, contre celui-là même avec lequel je faisais au fond cause commune (et c’est précisément parce que je faisais cause commune avec lui, que j’étais plus révolté de ses actes blâmables). Tu les comprendras facilement, j’étais sous l’impression immédiate d’atrocités, d’horreurs. Je suis toujours pour ceux qu’on massacre, lors même qu’ils sont coupables. Ivres de sang, les gardes mobiles ont commis dans ce quartier des indignités, qu’on hésite à raconter. Postés sur la terrasse de l'École des Mines, après la bataille finie, ils s’amusaient à tirer à loisir et par forme de délassement sur les personnes qui se présentaient dans toute la longueur des rues adjacentes, où la circulation n’était pas encore interdite. Encore était-ce là un reste des fureurs du combat. Mais ce qu’il y a d’affreux, d’épouvantable, ce sont les hécatombes de prisonniers qui ont été immolés deux et trois jours après. Durant des après-midi entiers, j’ai entendu d’incessantes fusillades dans le jardin du Luxembourg, et pourtant on n’y combattait pas... Cela m’exaspérait à tel point que je voulus m’en éclaircir ; j’allai voir une de mes connaissances dont les fenêtres donnent sur le jardin. Hélas ! c’était trop vrai, et si je ne le vis pas de mes yeux, j’y vis quelque chose de plus affreux encore, quelque chose qui ne s’effacera jamais de ma mémoire, et qui, si je ne m’élevais A un point de vue plus général, laisserait dans mon âme une haine éternelle. Des malheureux entassés dans les combles, sous les plombs, étouffant, manquant d’air, mettaient la tête à une étroite lucarne pour respirer. Eh bien ! chaque tête qui paraissait servait de point de mire aux gardes nationaux placés en bas, et était accueillie par une balle. Je dis après cela que la bourgeoisie est capable des massacres de septembre, et encore… Les septembriseurs tuaient ceux qu’ils croyaient les ennemis de la France ; les épiciers tueront ceux qu’ils croient les ennemis de leur boutique. Je te conte ces horreurs, chère amie, pour m’excuser de l’aigreur que j’ai pu laisser percer, et qui, je l’avoue, était plutôt une affaire d’humeur que de raison. Ah ! je t’assure que j’ai enduré de cruelles agaceries intérieures, surtout quand j’entendais les personnes sages, les conservateurs, demander plus encore, parler de ces horreurs avec un certain contentement et des termes de raillerie pour les victimes, dire avec un air de mystère qu’on entendait de fortes fusillades dans les environs de Paris, et qu’il fallait se hâter ; car dans quelques jours cela ne serait plus possible… etc. Tout ceci te paraîtra incroyable, chère amie, et tu ne le verras sans doute pas dans les journaux par une raison fort simple. Nous n’avons pas la liberté de la presse, et tout journal qui consacrait quelques lignes à défendre les insurgés des crimes dont on aggravait celui dont ils sont coupables par leur rébellion, ou qui citait quelque fuit peu honorable aux défenseurs de l’état actuel était immédiatement arrêté et suspendu. De là ces monstrueuses calomnies, sur lesquelles l’opinion publique est du reste universellement revenue.

Mon Dieu ! j’en reviens toujours à ces tristes souvenirs. C’est qu’ils ont profondément ébranlé mon âme, et détruit les douces illusions que je m’étais faites sur la douceur de nos mœurs, et la civilisation de notre temps. Le travail de mon agrégation occupe heureusement ma pensée, et la soutient en l’empêchant de se dévorer elle-même, il est probable que M. Garnier sera président du bureau, et que M. Jacques en fera aussi partie. Je ne pouvais désirer mieux. Le concours s’ouvre d’ordinaire le 21 août. Il y a deux élèves de l’École Normale qui se présentent. Voilà tout ce que je sais.

Il est inutile de le répéter, chère amie, la prière que je t’ai déjà tant de fois adressée, de revenir parmi nous, sitôt que le moindre danger pourrait rendre notre jonction difficile. Les tristes pressentiments de ta dernière lettre m’affligent profondément. Mon Henriette bien-aimée, espère toujours ; cet hiver passera ; les beaux jours viendront. Que ne puis-je te dire quelque chose de plus réel ? Bientôt peut-être. Ne désespère pas surtout de notre patrie ; nous explorons le terrain ; comme toujours, nous nous chargeons à nos dépens des premières expériences. Il est très facile aux étrangers de rire ou de hausser les épaules de nos chutes dans ces chemins nouveaux, tout en se réservant d’y marcher après nous quand le chemin sera battu. [Ne firen]t-ils pas de même lors de la première Révolution, et maintenant ne profitent-ils pas eux-mêmes des résultats acquis par notre sang ? Après tout, il vaut mieux marcher, bien qu’avec quelque risque, que de rester éternellement stationnaire dans le mal ou le médiocre. Celui qui reste dans sa chaise ne fait jamais de faux pas. Adieu, chère et excellente amie ; continue de m’aimer, et toute peine, toute attente me semblera légère.

E. RENAN.


C’est moi qui effaçai quelques lignes de ma dernière lettre, craignant la censure française. On a exercé sur ce quartier une telle inquisition, que je n’ai osé compter durant quelques jours sur le secret de la correspondance.