Nouvelles lettres intimes (Renan)/37

La bibliothèque libre.


MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 30 juillet 1848.

J’ai reçu ta lettre il y a quelques heures, chère amie. Elle me remplit d’une si profonde tristesse, et me suggère tant de réflexions, que je veux immédiatement consacrer à y répondre ma longue après-midi du dimanche, sauf à ne la faire partir que dans quelques jours. Non, excellente sœur, nos opinions ne diffèrent pas autant que tu le penses. Nos principes sont au fond les mêmes ; nous ne nous séparons que sur quelques questions de fait, sur lesquelles il serait bien difficile d’être complètement d’accord à une aussi grande distance. Tu comprends bien, qu’en acceptant la révolution qui s’est accomplie et les tendances nouvelles qu’elle a réveillées, je suis loin de faire l’apologie des hommes et des moyens qui jusqu’ici ont été mis en œuvre. Des barricades et des forçats sont sans doute d’étranges instruments ; mais tu sais bien, chère amie, qu’il ne faut tenir aucun compte dans l’histoire des moyens par lesquels sont conquises les améliorations successives de l’humanité. Ne jouissons-nous pas depuis un demi-siècle des bienfaits désormais incontestés, je pense, d’une première dévolution, qui employa bien d’autres moyens… La proscription, l’échafaud ? En accoptant les améliorations, avons-nous accepté les horreurs qui furent nécessaires pour les conquérir ? C’est la loi des révolutions.

Malheur à qui les fait, heureux qui les hérite !

a dit un illustre poète[1], qui a déjà dû se rappeler ce vers avec amertume. Faut-il reculer et rendre le bien impossible, par crainte des maux transitoires qu’entraîneront les réformes ? ce serait imiter cet empereur byzantin, qui pleurait à l’instant d’une bataille sur les morts qu’elle coûterait. Pleurer est très bien, l’humanité le veut, et certes plus qu’aucun autre je suis porté à écouter en révolution la voix de l’humanité. Mais il ne fuut pas que ces pleurs empêchent d’agir et de marcher en avant.

La question, chère amie, est ici toute théorique, elle se réduit a ces deux termes : 1° L’état social actuel renferme-t-il des abus et des injustices ? 2° Es t-il possible de remédier à ces abus et à ces injustices, sans renverser les conditions nécessaires de la société ? Qui peut nier la première question, chère amie ? Tu sembles supposer que dans la période qui vient de s’écouler, et qui peut-être doit durer encore, il suffisait de vouloir, pour sortir de la boue, lorsqu’on y était né ; tu me cites des exceptions, des hommes doués de facultés supérieures, et qui d’ailleurs n’étaient pas dès l’origine dans cet état complet de dénùment où naît au moins un cinquième de notre population. Sérieusement, chère amie, peux-tu dire que l’enfant abandonné des campagnes, le fils du journalier, de l’ouvrier manuel, auquel le père ne pouvait donner d’éducation, eût la moindre chance de sortir de son état, et de naître par l’aisance à la vie intellectuelle et morale ? N’est-il pas évident qu’il y avait au fond des campagnes et dans les faubourgs de nos villes toute une classe d’hommes condamnée aux carrières par le vice même de sa naissance, et qui ne pouvait jamais avoir l’espoir d’on sortir ? Faut-il trouver mauvais que ces gens n’aient ni moralité, ni intelligence, ni esprit d’ordre et de travail ? L’esclave ancien, qu’on ne regardait pas comme capable de vertu ou de vice, avait-il la responsabilité de ses actes ? Non ; on le punissait, comme une bête domestique, pour le dresser, mais non comme une personne morale. Il y a un verset du Coran, qui me frappa d’admiration la première fois que je le vis. L’esclave, y est-il dit, aurait-il fait les mêmes actes coupables qu’un homme libre, ne recevra dans l’autre vie que la moitié des châtiments que recevra l’homme libre. De même ces misérables étaient fatalement condamnés à n’être hommes qu’à demi. Ne crois pas, chère amie, que j’aime le peuple tel qu’il est ; que je veuille ramener la société à un type grossier et populacier, je l’aime pour ce qu’il peut devenir, je l’aime en vue de l’état à venir, dont il sera l’élément principal.

A l’époque où les Barbares renversaient la vieille société romaine, pouvait-on les aimer ? Fallait-il désirer que la société descendît à leur niveau ? Non sans doute ; et pourtant celui qui aurait vu l’avenir aurait dû dire : là est le germe de la fleur nouvelle. Certes, si les Barbares fussent restés tels qu’ils étaient, leur invasion n’eût été qu’un immense malheur ; mais ils étaient jeunes, pleins de vie et d’avenir, tandis que la vieille société serait morte de vieillesse, lors même qu’ils n’en eussent point accéléré la fin. Ce que nous voulons donc, ce n’est ni assimiler le peuple à la bourgeoisie, et pour cela le rendre raisonneur, prévoyant, économe, ni assimiler la bourgeoisie au peuple, et pour cela détruire sa culture, sa politesse, ses qualités pratiques, c’est former une société nouvelle, qui ne soit ni le peuple, ni la bourgeoisie, et qui soit composée de l’un et de l’autre, comme les civilisations modernes sont composées d’éléments romains et barbares. Nous voulons en un mot augmenter la masse de l’humanité et par là sa quantité de mouvement, en y introduisant tout ce surplus négligé jusqu’ici, et qui a droit comme tout le reste de trouver dans son sein la vie et les jouissances de l’intelligence.

Je t’avais parlé de la position des femmes, qui est à mes yeux la preuve la plus frappante de l’iniquité de la société actuelle. Il faut que je me sois mal exprimé, puisque à mon hypothèse d’une femme sans ressources extérieures et n’ayant pour vivre que le travail de ses mains, tu me réponds par ton propre exemple. Mais ton éducation, chère amie, n*’équivalait-elle pas à un fonds, puisque avec elle tu as pu dès ta première jeunesse suffire à toi et à ta famille ? D’ailleurs tes rares facultés, ta pénétration, ta force de caractère ne te placent-elles pas dans cet état exceptionnel, dont on ne peut jamais conclure à l’universalité des personnes ? Quelle femme peut être coupable de n’avoir ni ton iuntelligence, ni ton courage ? je parle uniquement, je le répète, de celle qui n’ayant pu recevoir d’éducation, n’ayant que les facultés très bornées des femmes du commun, et ne possédant aucun appui extérieur, n’a pour vivre que le travail le plus grossier. Eh bien ! sais-tu combien cette femme peut gagner par jour (sans compter les chômages forcés, maladies, etc.) ? le prix est réglé, universel à Paris. Elle reçoit trente-cinq centimes par jour. Et quand elle est vieille, qu’elle a les organes affaiblis, elle reçoit dix centimes ! Or, qui peut vivre avec cela ? Faut-il s’étonner ensuite que les statistiques témoignent qu’il en est quinze mille à Paris qui ont recours pour vivre à l’affreux moyen qui soulevait ton indignation ? Ces chiffres ne sont pas fictifs : ils se lisent dans tous les ouvrages d’économie politique ; je les tiens de M. Berthelot père, qui est employé fort activement au bureau de bienfaisance de son arrondissement.

Tu me diras, excellente sœur, que cela est triste, déplorable sans doute ; mais qu’on ne peut tenir compte de ces maux particuliers, qui après tout n’atteignent que la minorité de la nation. Je dis d’abord que si cette minorité forme un chiffre aussi élevé que dans l’état actuel, la simple prudence économique suffirait pour commander les réformes. Mais je vais plus loin, et dussé-je en ceci te paraître un peu philosophe, c’est-à-dire théoricien exagéré, je soutiens qu’un état social qui consacrerait légalement une seule injustice nécessaire, qui pourrait amener des circonstances où un seul individu se trouvât privé de ses droits d’homme (c’est-à-dire de la possibilité de vivre et de développer dans une mesure suffisante), et cela sans qu’il y eût de sa faute, et sans qu’il y pût remédier, je soutiens, dis-je, qu’un tel état social devrait être changé, coûte que coûte. Je n’y mets qu’une condition ; c’est que le remède fût possible et n’entrainât pas la ruine totale de l’humanité.

Or ceci n’est jamais à craindre. S’il y a dans la politique des problèmes insolubles pour le penseur solitaire, il n’y en a pas pour l’humanité. Toutes les fois qu’elle aborde une difficulté, soyez certain qu’elle en viendra à bout. Elle pourra adopter passagèrement des solutions fausses, et par suite beaucoup souffrir. Mais ce n’est pas acheter trop cher la solution définitive, si cette solution rétablit un droit et redresse une injustice. La meilleure preuve que la question est soluble, c’est donc que l’humanité se l’est posée.

Quant au mode de solution, il est certain qu’on ne l’aperçoit point encore. Je ne suis point économiste pour discuter les solutions proposées ; j’en sais seulement assez pour juger que pas une n’est praticable dans sa forme actuelle. Là-dessus, je n’ai point d’opinion. Mon erreur, si je me trompe, est purement théorique et spéculative. Je crois que les socialistes préparent de loin la solution, à peu près comme Robespierre préparait les constitutions modernes, mais je suis convaincu qu’ils ne la donnent pas. Quant au communisme, je le regarde non seulement comme une impossibilité, mais comme une folie, ou pour mieux dire comme une création fantastique. Le fait est qu’il n’y a pas en France un seul homme non insensé qui soit communiste, dans le sens vrai du mot. C’est un grand diable de paille que les partis ont élevé pour faire peur aux badauds. Quoi qu’il en soit, je regarde la propriété comme chose tellement essentielle à l’humanité, que je ne conçois même pas sa transformation ; et cette transformation pourtant, je la conçois pour tout le reste, religion, philosophie, morale même, dans une certaine mesure. Au nom du ciel, chère amie, ne fais pas sur ce point injure à mon bon sens ; rien ne me serait plus sensible. Les mots de socialisme et de communisme vont être maintenant exploités, comme l’ont toujours été certains mots-épouvantails, comme l’était autrefois, par exemple, le mot de panthéisme contre la philosophie de l’Université. Quiconque parlera de progrès le plus timidement du monde, sera immédiatement communiste, et les bonnes gens en passant à côté de lui remercieront Dieu de leur avoir donné du bon sens préférablement à ce misérable.

Tu sembles supposer, chère amie, que la facilité avec laquelle j’accepte les innovations tient à ce que je n’y ai rien à perdre, et que je peux espérer y gagner. Je reconnais tout le premier, chère amie, que celui qui est enchaîné dans la vie par des liens tenant à la réalité, ne peut pas avoir en révolution l’humeur aussi aventureuse ni aussi chevaleresque, que celui qui n’a pour tout bien que son casque et son bouclier. Celui-ci dit : Omnia mecum porto (tu connais sans doute ce latin-là), avec un stoïcisme admirable. La fortune et la famille rendent toujours un peu plus conservateur. Mais est-ce d’avoir quelque chose qui rend tel ; ou de n’avoir rien du tout qui rend novateur ? La question est délicate et subtile. Elle se réduit a savoir si tout homme naît conservateur ou réformiste, ce qu’il importe assez peu de résoudre. Du reste, ma chère amie, il faut entendre en quel sens je peux avoir à gagner en tout ceci. Ce n’est certes pas au point de vue pécuniaire. L’âge d’or du cumul, des sinécures, etc., est passé. Les traitements baisseront sans doute, et il ne sera guère plus possible de se faire ces fortunes universitaires ou bureaucratiques, dont nous avons vu des exemples. Je le regrette peu : pourvu que nous ayons l’honnête suffisant, avec de quoi donner un peu à la fantaisie, que nous importe ? Tout le somptuaire va évidemment baisser proportionnellement en toute chose en France.

Et la science, qui, avec l’affection des personnes qui me sont chères, fait tout le fond de ma vie, que va-t-elle devenir ? Ah ! certes, si je croyais que ces révolutions dussent lui faire tort, je ne le leur pardonnerais pas. Mais je suis loin de le penser. Sans doute les mauvais jours que nous traversons lui seront préjudiciables comme a tout le reste, mais elle ne pourra que gagner ultérieurement a un posé plus vrai de la condition humaine. La bourgeoisie la cultivait avec goût comme un passe-temps ou une curiosité, mais non comme un moyen philosophique, comme un besoin sérieux de notre nature. M. Cousin, par exemple, cet homme si éminent, que j’admire presque autant que ses disciples, est-il autre chose qu’un curieux de philosophie ? M. Villemain est-il autre chose qu’un curieux de littérature ? Je n’entends point faire une critique ; ces hommes ont une finesse d’aperçus à laquelle notre génération atteindra à peine. Mais la grande et profonde inspiration, la conviction élevée leur manque. Ce sont des surfaces qui se superposent, en se reflétant la lumière par mille jeux divers et agréables. Percez au delà, vous trouverez le vide du scepticisme.

Quant aux inquiétudes que tu as pu concevoir pour ma conduite au milieu de ces orages, sois parfaitement rassurée. Voici au clair et au net les principes dont je ne m’écarterai jamais. 1° Ne prendre le fusil pour aucun parti, lors même que je croirais voir dans l’un d’eux les droits les plus sacrés, les intérêts les plus précieux de l’humanité. Ce ne sont pas lu, chère amie, les armes qui me conviennent ; j’on ai de meilleures. Celui qui est habile dans l’escrime, ne va pas rechercher une lutte à coups de bâtons, quand il peut se battre à l’épée. Un gamin avec un fusil vaudrait sur ce terrain-là vingt fois plus que moi. Indépendamment de ma maladresse et de ma timidité, suites naturelles de ma première éducation, c’est là d’ailleurs chez moi un résultat philosophique. Dans ces luttes, on ne diffère d’ordinaire que par les moyens pour atteindre un même but ; en sorte qu’on risque de tuer celui qui pensa comme vous, et qui réaliserait mieux que vous votre pensée. — 2° En fait de manifestation quelconque d’opinion, m’en tenir aux principes théoriques ; ne toucher jamais aux questions de fait ou de personnes, pas même aux moyens d’application pratique. — 3° Dans le moment actuel ne manifester aucune opinion. Tu es (à l’exception de Berthelot) la seule personne au monde à qui je communique ma pensée sur ces sujets. Avec les autres, je suis exactement de leur opinion et de leur nuance. Cela ne m’est pas difficile ; car j’en ai une longue habitude. Longtemps encore je suivrai ce système. Il n’y a rien de plus mauvais goût que de s’engager jeune dans ces luttes, sans s’être fait une autorité à un autre titre. La première chose, c’est de se faire écouter ; autrement en perd son temps et sa peine. Cela convient surtout au genre d’influence que je veux exercer, si tant est que je me décide jamais à en essayer une dans cet ordre de choses. Toutefois dans ce que j’écris, je prends garde de ne rien mettre qui ne soit l’expression vraie de ma pensée. Mais en évitant ou en tournant les questions épineuses, cela n’a rien de compromettant. Voila certes un programme d’une extrême prudence ; n’est-ce pas, chère amie ? C’est qu’en effet, si je suis passablement hardi en pensée, je suis en pratique timide et cauteleux jusqu’à l’excès. Calme donc sur ce point toutes tes inquiétudes. Ce ne sera que dans une période bien ultérieure de ma vie que je changerai de conduite à cet égard.

Quant à l’agrégation, chère amie, maintenant comme autrefois, mais pas plus qu’autrefois, il m’en coûtera de m’assujettir à un programme officiel ; maintenant comme autrefois, je voudrais une liberté de l’enseignement bien entendue. Mais je le répète, là-dessus j’ai pris mon parti, et il me sera aussi facile d’annuler ma personnalité dans un enseignement de collège, dont je m’acquitterai toujours par manière d’acquit et comme d’une corvée, que cela m’est facile dans toute ma conduite actuelle. J’ai toujours voulu des réformes dans l’Université, mais non une révolution ; parce que là les réformes sont possibles sans révolution. J’avais vu avec dégoût dans les premiers jours qui suivirent la révolution de février, les criailleries des subalternes et des imbéciles s’élever contre elle ; je l’ai vue avec plaisir se raffermir. Pour le moment, la tendance est plutôt vers la stagnation que vers les réformes intempestives et exagérées. Je t’enverrai dans quelques jours deux ou trois articles que j’ai insérés au Journal de l’Instruction Publique et où j’ai touché incidemment cette question. Je ne sais s’ils te parviendront.

Je ne taris pas, ma bonne et aimable sœur, et pourtant la métaphysique est la qui m’appelle. Dans un mois, je serai en plein concours. Je ne puis croire toutefois que toutes les dissertations du monde eussent fait plus de bien à mon âme que cette longue causerie que je viens d’avoir avec toi. La désolante tristesse de tes lettres m’afflige, chère Henriette. Je t’assure que les choses ne sont pas si désespérées que tu penses. Alain, qui certes n’est pas dupe d’une imagination trop vive ou d’un optimisme passionné, m’exprimait la même pensée. « Notre amie, me disait-il, s’exagère peut-être le mal de notre situation, et l’infidélité des rapports qu’elle voit en est sans doute la cause. » C’est pour cela que je te voudrais parmi nous. Ce que tu dis du choléra me désole. Tu reviendras, amie chérie, s’il sévit dans le pays que tu habites ? J’espère que la guerre te le fera devancer. Enfin, si j’ai une pince honnête l’an prochain, qu’auras-tu à dire ? Au nom du ciel, ma fille, aime-moi toujours, et ne me traite pas de communiste. Entends-tu ? Ça me fait bondir. Je suis progressif, comme l’ont été tous nos hommes d’autrefois ; voila tout. Cousin n’a-t-il pas été carbonaro enragé ? Puis quand on est pair de France, c’est une autre histoire.

31 juillet. — Enfin une bonne nouvelle, chère amie. Je viens de rencontrer M. Le Clerc à la Bibliothèque de l’Institut. Il m’a parlé de mon mémoire de la manière la plus satisfaisante. Les quatre membres de la commission (MM. Le Clerc, Boissonnade, Letronne, Hase) lui ont été très favorables. Toutefois, aucune décision officielle n’est encore prise ; les trois membres du bureau annuel de l’Académie (parmi lesquels M. Burnouf, président) doivent se joindre à eux, aux termes du règlement, pour porter un jugement définitif. Mais tout cela n’est plus que formalité ; les paroles de M. Le Clerc étaient si formelles, qu’elles équivalent à une décision officielle. Souvenons-nous toutefois que ce n’en est pas une, et soyons discrets jusqu’au bout. Nous avons ensuite causé longuement de mon plan d’études, de la prochaine agrégation, etc. Il m’a dit expressément que mon travail y serait une excellente recommandation, surtout si M. Cousin présidait. Ce dernier en a eu quelque connaissance sur ouï-dire, et a été ravi du sujet ; depuis quelque temps, il ne rêve que philosophie du Moyen-Age. Supposé que j’en tirasse peu d’avantage pour le concours, ce serait au moins un puissant appui pour obtenir ensuite quelque chose a Paris. Tout cela va remettre mon esprit dans l’ornière officielle, d’où les barricades l’avaient un peu fait dérailler. Ce n’est pas un mal aux approches du concours. — J’oubliais de te dire qu’il était arrive après le mien un second mémoire, mais tout à fait inférieur. Il n’aura servi qu’à rendre possibles les conditions du concours.

1er août— Je te disais avant-hier qu’il n’y avait pas en France un seul communiste. La séance d’hier m’a, ce semble, donné un démenti. Mais non, cet homme est extravagant, et en vérité je trouve de mauvais goût la tactique de ceux qui ont agacé ce pauvre fou, pour lui faire dire des sottises à pleine tête. Cela est peu spirituel, et même peu philosophique. Nous sommes en face d’une immense difficulté : tout le monde la voit. Les habiles, n’y voyant pas d’issue, se croisent les bras. Les têtes plus faibles, capables de se laisser éblouir à la première bluette qui leur traverse le cerveau, proposent bravement leur petit expédient comme le remède à tous les maux. Puis les cauteleux s’amusent à rire de leur mésaventure, et à les embourber encore davantage. Je voudrais bien que ces messieurs proposassent à leur tour quelque chose. A ce propos, je me rappelle une découverte que fit il y a deux ou trois ans l’Académie des Sciences morales et politiques. Il s’agissait du remède au paupérisme. L’Académie ne trouva rien de mieux que de recommander par l’organe de M. H. Passy aux pauvres qui avaient beaucoup d’enfants de mettre le plus possible à la caisse d’épargne. Excellent conseil à donner à des gens qui peuvent à peine se suffire au jour le jour ! Cela rappelle ce préfet de police, qui, au temps du choléra, fit afficher au faubourg Saint-Marceau une affiche philanthropique, pour apprendre aux habitants que la Faculté ayant reconnu que l’insalubrité des logements était la principale cause de la maladie, il leur conseillait de se pourvoir de logements plus confortables.

2 août. — je viens de lire les excellentes pages sur le siècle des Antonins que tu as écrites et qui viennent de paraitre au Journal des Jeunes Personnes. Que tes réflexions sur les fortunes colossales et la mauvaise organisation sociale de cette époque sont justes et bien senties ! Eh ! que disons-nous autre chose ? Oui, je le répète, chère amie, si nous vivions dans le même pays, nous nous entendrions. Sans doute, il serait souverainement injuste de comparer notre ploutocratie à celle-là. Mais la tendance était de ce côté, et Dieu sait où l’on se fût arrête. De bonne foi, le gouvernement passé faisait-il autre chose dans ses mesures générales que favoriser ceux qui possédaient déjà et les mettre en position de gagner davantage ! Des penchants mercantiles n’ont-ils pas été ceux qu’il a développés de préférence à la morale, à l’intelligence et à la poésie ? L’argent n’était-il pas devenu le mobile de tout ? la grande originalité exclue du monde officiel ne se morfondait-elle pas dans la misère ? Tu n’as pas souffert de tout cela, chère amie ; tu n’as pas eu comme nous l’âme froissée par l’orgueil de ces banquiers sceptiques, qui croyaient avoir raison de l’humanité avec de l’or et des baïonnettes, tu n’as pas vu cette famille devenue orgueilleuse s’installer dans la France comme dans une terre féodale, une cour se dessiner d’une manière toujours plus insultante, et étendre déjà son influence sur toute chose, l’Académie par exemple, amenée comme malgré elle à donner la majorité de ses suffrages (et cela quand elle pouvait choisir Lamennais, Béranger, etc.) à un ignoble farceur[2], qui n’avait d’autre talent que d’amuser de ses bons mots et de ses chansons graveleuses les commensaux du château. Où était dans ce monde de glace la place du saint idéal, de ce qu’il y a de pur, de céleste, d’élevé dans notre nature ? Tu n’as pas souffert avec nous, ou pour mieux dire, tu as pu par comparaison avec le monde qui t’entourait nous trouver heureux. Il est tout naturel que tu ne t’expliques point encore une révolution, qui ne te parait point amenée par des causes suffisantes. Mon Dieu ! que je voudrais pouvoir causer à loisir avec toi ! Ce n’est que par l’habitude qu’on parvient à s’entendre. Je parie par exemple que mon aversion pour la bourgeoisie est pour toi une énigme. N’est-ce pas en effet dans cette classe que se trouvent les hommes que j’aime le plus, que j’admire le plus, auxquels je voudrais le plus ressembler ? Sans doute, et pourtant je ne puis appeler d’un autre nom l’esprit dominant du dernier règne, cet esprit tout préoccupé d’intérêts positifs, ne voyant rien au delà du réel, n’estimant que la richesse, ne comptant pour rien les idées. Voilà ce qui m’irrite ; voilà ce que je voudrais voir disparaître à tout jamais.

3 août. — Mademoiselle Ulliac a voulu te répondre immédiatement. Je me décide aussi à faire partir mon journal, sans attendre la nouvelle officielle de l’Institut. Je ne sais quand aura lieu la séance. C’est ordinairement dans les premiers jours d’août. Je t’écrirai quelques mots à l’ouverture du concours, où je l’informerai de tout. On vient de m’apprendre le président de la commission. C’est M. Ozaneaux[3], le même que l’an dernier, un homme nul, sans la moindre idée, mais bienveillant, dit-on, et assez tolérant. Du reste son titre de président ne lui donne que peu d’influence dans le bureau. Au contraire, quand c’était M. Cousin, il jugeait seul. Adieu, chère et excellente amie, songe souvent à ton frère bien-aimé, et ne désespère jamais de la France. Quoi les que soient du reste les épreuves auxquelles nous pouvons être réservés, que notre protection mutuelle, notre entente dans les choses supérieures, notre confiance sans réserve nous rendent l’épreuve plus douce à supporter.

Adieu, fille bien-aimée,
E. RENAN.
  1. Lamartine, dans Jocelyn.
  2. Il s’agit de Vatout (1792-1848), élu à l’Académie française peu avant la Révolution de 1848, auteur de chansons légères.
  3. Georges Ozaneaux (1795-1852), professeur et auteur d'ouvrages divers.