Nouvelles lettres intimes (Renan)/38

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MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 21 aout 1848.

Excellente amie, Nous venons d’avoir notre première réunion pour l’agrégation. Elle a été purement préparatoire, et s’est bornée à l’exhibition des juges du concours, à la lecture du règlement et à l’appel nominal. Nous sommes beaucoup plus nombreux que je ne pensais. Il n’y a pas moins de vingt concurrents. Le nombre des places officiellement mises au concours est de dix ; mais jamais le nombre n’est atteint ; il n’est pas probable qu’il y ait plus de six admis. Le nombre des concurrents n’a rien du reste qui doive effrayer. A l’exception des deux élèves de l’École Normale et de moi, tous sont professeurs, et quelques-uns très vieux professeurs. Mais l’expérience a prouvé que les vétérans du professorat, ceux qui y ont usé des dix et quinze années de leur vie, apportent aux épreuves peu d’avantage. On voit qu’un grand nombre de ceux qui se présentent cette année l’ont fait par suite des réflexions que les derniers événements ont fait faire à chacun sur sa position. Ce sont des professeurs de province qui ont voulu se mettre en règle. J’en vois six ou sept qui peuvent être de sérieux candidats : les deux élèves de l’École qu’on dit fort distingués, un ancien élève de cette même École, qui en était sorti et que j’ai connu à la conférence de M. Jacques, deux ou trois autres, qui ont échoué aux dernières agrégations, mais on sont sortis avec d’honorables recommandations ; car, à la suite de la liste des admis, la commission ajoute toujours quelques noms qu’elle recommande la bienveillance du ministre, en attendant un meilleur succès.

Les juges du concours sont MM. Ozaneaux, président, Danton, Mallet, Jacques, Daunas. M. Ozaneaux est un homme d’une désolante nullité, et avec cela d’une très ridicule prétention. Il a écrit un livre de philosophie, qui est un prodige de ridicule. A tout risque, j’aurais préféré M. Cousin, malgré ses boutades et ses caprices. C’est au moins une haute intelligence et peut-être après tout serais-je tombé dans ses bonnes grâces. Car avec lui c’était une affaire de loterie et d’humeur. Quant à M. Ozaneaux, il ne voit que le professorat, et ne veut pas qu’on regarde au delà. — M. Danton (neveu du trop célèbre rival de Robespierre) est un inspecteur de l’Académie de Paris, homme estimable et éclairé. Je l’ai vu plusieurs fois chez M. Garnier. — Je t’ai parlé de M. Jacques, excellent homme, qui me porte beaucoup d’intérêt. — M. Mallet est un ancien professeur de Paris, maintenant inspecteur, auteur de bons travaux sur l’histoire de la philosophie ancienne. — M. Daunas est un jeune professeur de province, qui a eu le bonheur d’être persécuté par M. de Salvandy pour témérités de doctrines, et qui maintenant est en grande faveur. Je l’ai vu passer avant-hier sa thèse de docteur.

Les épreuves de l’argumentation sont de deux sortes : compositions écrites rendant admissible ; épreuves orales, formant la deuxième série et réglant l’admission définitive. Les compositions écrites sont au nombre de deux, une dissertation sur un sujet de philosophie théorique, une autre sur l'histoire de la philosophie ; nous les ferons demain et après-demain. — Les épreuves orales sont aussi au nombre de deux : 1° une argumentation sur un sujet indiqué, et durant de deux à trois heures. Tour a tour on attaque et on est attaqué sur le sujet proposé par un concurrent désigné au sort ; 2° une leçon d’une heure sur un sujet de philosophie. L’épreuve de l’argumentation est celle à laquelle je suis témoins préparé ; mais elle se passe toujours très mal.

Voila, chère amie, l’état des choses. Toutes ces épreuves sont longues et difficiles. Nous n’en saurons guère le résultat avant un mois. Je puis dire sans vanité que nul des candidats n’apporte des titres antérieurs comparables aux miens ; nul, je crois, n’a rien publié. Mais nul aussi peut-être n’apporte une préparation immédiate moins complète. Je me suis laissé préoccuper jusqu’à ces dernières semaines par des travaux accessoires, des articles de Revue etc., qui n’avaient qu’un rapport assez indirect aux matières du concours. Je ne sais si, somme toute, j’y aurai donné un mois ou six semaines. Enfin pour comble de malheur, ma santé, toujours si bonne, m’a fait défaut la semaine dernière, et c’est à peine si le travail de cette semaine pour laquelle j’avais réservé une foule de travaux spéciaux, peut équivaloir à celui d’une bonne journée. Il faut dire néanmoins que cette préparation de la veille ne sert guère pour ces épreuves, et que l’essentiel est la maturité d’esprit, l’habitude d’écrire et de professer, qui ne peuvent pas s’improviser.

L’Académie a enfin rendu son jugement définitif. Il est tel que je devais l’attendre. Le rapport de la commission est très favorable ; on me l’a dit du moins, car je ne l’ai pas entendu. Le jour de la séance publique n’est pas encore indiqué. J’en suis bien fâché ; car je suis ainsi presque dans l’impossibilité de faire valoir ce titre pour l’agrégation. J’envoie à chacun des juges du concours un petit dossier de ce que j’ai imprimé de meilleur, avec le rapport du prix Volney, et j’y joins un mot où je parle du prix de l’Académie des Inscriptions. Mais une pièce officielle eût fait meilleur effet.

Adieu, excellente et bien-aimée sœur, écris-moi bientôt ; ma prochaine lettre t’informera du résultat du concours. Compte toujours sur ma sincère et tendre amitié. C’est ta pensée, bonne Henriette, qui m’anime au milieu de tous ces travaux. Puissé-je contribuer à ramener la joie dans ta pauvre âme attristée !

Adieu, sœur bien-aimée,
E. RENAN.