Nouvelles lettres intimes (Renan)/43

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MONSIEUR RENAN.


Paris, 5 novembre 1848.

Oui, mon bien cher Ernest, ce que je t’ai dit de ma santé est de la plus scrupuleuse exactitude. Je suis tout à fait remise du choc que j’ai éprouvé, et de tant de souffrances, il ne me reste qu’un peu d’irritation dans les voies digestives ; fait qui est la conséquence infaillible du genre de mal que j’ai ressenti. Cette irritation, d’ailleurs, disparaît aussi graduellement, et des qu’il ne sera plus question ici de choléra, je cesserai de m’en occuper. Je continue à manger peu, mais je digère bien ce que je mange ; et la preuve, c’est que je souffre presque toujours plus quand j’ai l’estomac vide qu’après mes repas. Je t’assure, mon bon Ernest, qu’il n’y a plus a penser a cette secousse. — Quant au fléau qui me l’a attirée, j’en ai peu de nouvelles, mais je sais qu’il ne disparaît pas encore entièrement. On en était, il y a une semaine, à plus de vingt cas par journée, et cela après trois mois de ravages, dans une population qui est a peine le dixième de celle de Paris. Pendant très longtemps il y avait plus de deux cents cas par jour, l’armée non comprise. — Non, mon ami, l’Europe occidentale ne verra pas de tels désastres : d’abord parce que la contagion est encore plus faible ici qu’en Russie, et qu’elle perd toujours de son intensité en s’éloignant de son berceau ; ensuite parce que l’on a dans ces deux contrées, en général, l’habitude de nourritures horribles, des choux aigris et crus, des concombres verts, d’affreux mélanges ; et enfin parce qu’il y a dans le caractère des habitants de ce pays une indifférence si prodigieuse, qu’ils ne prennent pas la moindre précaution pour éloigner le mal ou le rendre moins violent. On attribue à la religion des Turcs leur apathie en pareille matière ; je ne crois plus qu’elle dérive entièrement des préceptes du Coran : je vis au milieu de chrétiens fort zélés, et quand je parle de quelque très simple mesure sanitaire, du danger qu’il y a en ce moment à faire telle ou telle imprudence, ou me répond tranquillement : « Il n’en sera ni plus ni moins ; à la volonté de Dieu ! et là-dessus on laisse tout aller. — C’est une étude curieuse que d’observer, dans ces peuples divers, combien est insensible la gradation qui conduit à des systèmes fort opposés. Qu’on aille directement de Paris à Constantinople, on reste sans doute ébahi ; je ne doute pas qu’on ne le fût infiniment moins si l’on prenait la route de l’Allemagne, de la Pologne et de la Russie, en séjournant dans chacune de ces contrées. Il arriverait certainement un jour en l’on s’apercevrait plus que les autres qu’on est en Turquie ; mais la différence ne serait pas énorme. — Me voilà loin de l’horrible calamité dont je te parlais, mon ami. J’espère que le froid va bientôt la faire complètement disparaître. Jusqu’à présent il s’est peu fait sentir, et une grande humidité a laissé l’atmosphère d’une douceur phénoménale sous celle latitude  ; cependant les froids rigoureux ne peuvent plus tarder : j’ai vu une fois, à la Toussaint, treize degrés Réaumur au-dessous de zéro.

Que de soucis, mon Ernest, que de tracasseries tu as eus à supporter avec ces bureaux de l’Instruction Publique ! Pauvre cher ami ! il faut donc que ton entrée en ce monde soit obstruée de milliers d’épines ! et n’était ta haute prudence, ton admirable capacité, il y en aurait encore bien d’autres ! Tes décisions et ton plan sont remplis de sagesse ; je ne sais en quoi on y pourrait trouver à redire. — J’apprends avec une grande joie, cher ami, que ta vie d’intérieur s’est améliorée ; mais prends garde d’avoir cherché de riantes couleurs pour calmer des appréhensions que tu sais, j’en suis sûre, justement pressentir. Du feu dans ta chambre, je t’en supplie, mon Ernest bien-aimé. Quels arrangements y a-t-on faits pour qu’elle soit moins froide ? La cheminée y est-elle bonne ?… Au nom de ta vieille sœur, chauffe-la au moins tous les soirs. — je vois que pour la table tu es dans la situation où j’étais la dernière année que j’ai passée à l’institution de la rue Saint-Jacques. Ces tables d’exception sont ordinairement bien servies dans de pareils établissements ; du moins celle où je m’asseyais l’était-elle à un haut point. Puisse-t-il en être ainsi pour toi, mon bon et si cher ami ! — je suis tout heureuse de ce que tu me racontes relativement à ton entrevue avec M. Cousin ; tes joies me font tant de bien, et j’ai compris que celle-ci devait être si vive  ! — Ceux des ouvrages de ce grand homme qui s’abaissent jusqu’à ma hauteur, me causent un inexprimable plaisir, même quand je les relis pour la vingtième fois. Il y a dans tout ce qu’il écrit une clarté, une raison, une verve, un entrain, qui me font passer des heures délicieuses. Qu’est-ce donc de l’entendre ? — Ah ! je me réjouis bien de voir sa maison s’ouvrir pour toi, mon ami ! La société des esprits d’élite a un charme auquel il me semble que je ne deviendrai jamais insensible, et que je crois devoir exister pour tout le monde ; pour toi surtout, mon judicieux Ernest, pour toi si supérieur en tant de choses !

Tu me parles de mon retour. Que de questions, cher ami, sont renfermées dans ce seul mot, et qu’il serait imprudent de les résoudre en présence de l’obscurité qui couvre l’avenir ! — L’avenir, ai-je dit ? qui ose désormais y jeter les yeux, et en particulier suis-je capable de m’en préoccuper fortement, après l’avoir vu si restreint et sous mes pas et sous ceux de tout ce qui m’environnait ? — Je crois comme toi qu’une guerre européenne surgira de toutes ces tempêtes. Si cette triste prévision se réalisait, si les territoires qui nous séparent devaient être le théâtre des événements, ou si le passage pouvait m’être fermé, alors je n’hésiterais point, mon Ernest : je t’ai promis et j’ai pris la résolution de ne pas mettre entre nous de barrière infranchissable. Mais en dehors de cette limite, je dois rester, finir mes dix années, mon bon frère. Avant ce terme, quelque explosion aura mis fin, d’une manière quelconque, à l’effroyable incertitude qui pèse sur les trois quarts de l’Europe. Alors, si je suis encore de ce monde, (pardonne cette supposition qui se retrouve souvent sous ma plume ; je viens de voir tant mourir !) alors je saurai entrevoir ce que je pourrai ou devrai faire ; aujourd’hui je l’ignore absolument. Si, avec l’incertitude qu’on fait peser en France sur toute possession, grande ou minime, acquise ou reçue, si, dis-je, j’étais en ce moment à commencer mon séjour à l’étranger, je n’y viendrais point : on peut s’imposer de pareilles douleurs pour être utile aux siens, pour se préparer des ressources dans la vieillesse ; on ne le pourrait jamais pour vivre, rien que pour vivre… Mais il ne s’agit pas de commencer, il s’agit de poursuivre, et je dois rester. — Je ne saurais trop te redire qu’il y aura dans mon âme un inguérissable regret d’avoir supporté dix années d’exil, s’il ne doit m’en rester aucun fruit. Toute souffrance passée s’oublie ordinairement fort vite ; eh bien ! celle-ci a été telle que je frissonne chaque fois que je pense aux huit ans qui vont bientôt finir… C’est pour ne pas perdre entièrement le résultat de tant d’angoisses, que je veux rester jusqu’au bout. Si je rentrais maintenant, le père de mes élèves me remettrait nécessairement de suite ce dont il me sera redevable au moment de notre séparation ; et je jetterais mon pauvre petit pécule dans un gouffre sans fond, en le portant maintenant en France. Puisque tu n’en avais pas besoin, j’ai bien regretté de ne pouvoir arrêter le paiement des trois mille francs qui t’ont été comptés et que tu as fait passer à Saint-Malo ; mais c’était une affaire depuis longtemps entamée, et le comte était bien aise de retirer au moins cette somme des fonds énormes qu’il a à Paris, et qu’il regarde comme à peu près perdus. — Je ne puis, mon Ernest, partager ta sécurité en présence de ce qui se dit et se passe dans notre malheureuse France. Pardonne !… en vieillissant on se méfie outre mesure, parce qu’on a souvent et beaucoup souffert… Les banquets de l’an dernier nous ont jeté dans l’abîme où nous nous débattons ; ceux de cette année nous jetteront dans quelque chose que nul esprit sensé ne peut comprendre, mais qui amènera certainement une misère qu’il est permis de redouter. — Où irais-je maintenant dans notre patrie, cher Ernest ? — Paris ne peut de longtemps m’inspirer qu’une répulsion profonde ; d’ailleurs de quoi y vivrais-je quand tout s’y meurt ? — Je ne connais pas Saint-Malo. Notre ville natale ne m’offre aucune ressource. Je dois donc rester. — Quant à ce que tu me dis de la possibilité de trouver pour moi une place dans une organisation quelconque de l’enseignement des femmes, c’est plus que vague, mon pauvre ami. Cette organisation viendra-t-elle ?… Quel en sera l’esprit ?… Je crois peu que cette pensée se réalise bientôt ; on a bien autre chose à faire : il s’agit de vivre avant tout. Ensuite s’il s’y trouvait du Carnot ou plutôt du Jean Reynaud, soit de nom, soit en principe, je n’y voudrais pas prendre la plus petite, la plus infime part. — Si cette organisation ôtait faite, si l’esprit en était élevé, j’y entrerais très volontiers ; mais s’il est question de canaillocratie, comme dit Joseph de Maistre, — « qu’on me ramène aux carrières » ; — j’aime encore mieux l’exil. — même à ce point de vue, je dois donc encore rester, mon ami, puisque la chose n’existe pas, et que par conséquent je n’en puis juger. — Si elle se créait quelque jour et que je dusse y entrer, ce serait comme tout le monde, par la voie d’examens ou de concours ; par conséquent ma présence maintenant en France n’y ferait absolument rien. C’est un argument que t’a inspiré ton bon cœur pour me décider, et comme témoignage d’affection, je t’en tiens grand compte ; mais tu n’y peux croire toi-même, mon excellent Ernest, tant il est dénué de fondement. Je n’ai rien de propre à attirer sur moi les regards, et posséderais-je des dons brillants, je serais encore incapable de les mettre au jour uniquement pour me donner quelque relief. Il y a là, très cher ami, un sentiment que tu ne peux apprécier avec exactitude, un sentiment que je serais très malheureuse de voir en toi, parce que dans un homme ce serait un grand mal, ce serait une source certaine d’infériorité ; mais aussi un sentiment que toute femme doit conserver avec soin, sous peine de perdre, à mes yeux du moins, ce que rien ne remplace pour elle, sa véritable dignité.

Cette lettre est inachevée.